La sanction disciplinaire déguisée

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La sanction disciplinaire déguisée

L'employeur dispose de trois pouvoirs : un pouvoir réglementaire, un pouvoir disciplinaire et un pouvoir de direction. Malgré une grande proximité, leur domaine ainsi que leur régime juridique ne sont pas strictement identiques, avec pour conséquence des difficultés d'articulation, que ce soit entre pouvoir réglementaire et disciplinaire (la faute disciplinaire se réduit elle à la violation du règlement intérieur ? L'employeur peut il prononcer des sanctions autres que celles prévues dans ledit règlement ?), entre pouvoir réglementaire et pouvoir de direction (les obligations instituées par un code de bonne conduite le sont-elles en vertu du pouvoir réglementaire ou du pouvoir de direction ?)(1) ou entre pouvoir disciplinaire et pouvoir de direction. C'est l'articulation entre ces deux dernières prérogatives qui intéresse l'arrêt rendu par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 6 janvier 2012(2). La question n'est pas nouvelle, et correspond à ce que les juridictions administratives dénomment, en matière de fonction publique, la « sanction disciplinaire déguisée »(3). L'employeur, comme l'administration dans cet autre contexte, cherche à éviter les règles contraignantes du droit disciplinaire, en se plaçant sur le terrain du pouvoir d'organisation de l'entreprise, également dénommé pouvoir de direction. Les stratégies de contournement sont bien connues en droit du travail, qu'il s'agisse d'échapper au délai de prescription attaché à la sanction (ou à la faute)(4), à l'impossibilité de sanctionner deux fois une même faute (non bis in idem)(5) ou encore à la convocation d'un conseil de discipline prévue par la convention collective.

Le succès de ces stratégies dépend de la distinction, particulièrement délicate dans le contexte des changements d'affectation, entre l'exercice du pouvoir de direction et la sanction disciplinaire. Le premier ne fait l'objet d'aucune définition, et peut être considéré comme une catégorie par défaut, lorsque la décision ne relève ni du pouvoir réglementaire, ni du pouvoir disciplinaire. Tout dépend, dès lors, de la délimitation du pouvoir disciplinaire, qui fait l'objet d'une disposition dont le maniement est pour le moins délicat. En vertu de l'article L. 1331-1 du Code du travail, « constitue une sanction toute mesure [...] prise par l'employeur à la suite d'un agissement du salarié considéré par l'employeur comme fautif [...] »(6). Le caractère éminemment subjectif de cette disposition explique grandement les solutions divergentes adoptées par la Chambre sociale et l'Assemblée plénière dans l'affaire qui nous intéresse ici. Un salarié s'était vu retirer son habilitation à la conduite des tramways après avoir emprunté une voie à contre sens et brûlé un feu rouge, et s'était vu affecté à la conduite d'un autobus. Il demandait sa réintégration dans son poste initial au motif que la procédure disciplinaire, qui devait comporter en vertu de la convention collective applicable (CCN des réseaux de transports urbains de voyageurs) et du règlement intérieur de l'entreprise le passage devant un conseil de discipline, n'a pas été respectée. L'employeur opposait le fait que la mesure avait été décidée, non dans l'exercice du pouvoir disciplinaire, mais dans celui du pouvoir de direction, et qu'en conséquence, la procédure conventionnelle n'avait pas à jouer. Dans son arrêt du 31 mars 2009, la Chambre sociale donne raison au salarié en énonçant que « le retrait d'habilitation de la conduite des tramways et l'affectation consécutive du salarié sur une ligne de bus décidés en raison d'un comportement considéré par l'employeur comme fautif constituaient une sanction disciplinaire », mais est désavouée par l'Assemblée plénière statuant après renvoi, qui pose en principe que « ne constitue pas une sanction disciplinaire le changement d'affectation d'un salarié consécutif au retrait de son habilitation à la conduite de certains véhicules dès lors qu'il a pour seul objet, conformément au règlement de sécurité de l'exploitation d'un système de transport public guidé, d'assurer la sécurité des usagers, du personnel d'exploitation et des tiers ».

L'intérêt de l'arrêt d'Assemblée plénière, au-delà de la contrariété de solution avec celui de la Chambre sociale, tient à son effort d'objectiver la distinction entre pouvoir de direction et pouvoir disciplinaire qui, traditionnellement, se résume à rechercher le mobile (autrement dit l'intention) de l'employeur. À lire l'arrêt, tout dépend de l'objet de la mesure : s'il s'agit de sanctionner le salarié, la mesure présente un caractère disciplinaire ; s'il s'agit d'assurer la sécurité des personnes, elle constitue le simple exercice du pouvoir de direction, ce qui revient, lorsque la mesure porte sur un changement d'affectation et que ce changement n'affecte pas la qualification ou la rémunération(7) du salarié, à l'analyser comme un changement des conditions de travail. Ce raisonnement appelle deux remarques.

Premièrement, l'arrêt du 6 janvier 2012 consacre explicitement ce qui apparait en filigrane dans la jurisprudence de la Chambre sociale, et dans un certain nombre de pourvois portés devant elle(8), à savoir la transposition en droit du travail de la distinction centrale dans le droit de la fonction publique entre la mesure disciplinaire et celle décidée dans l'intérêt du service(9). Car si dans le cas d'espèce la mesure disciplinaire avait, selon l'Assemblée plénière, pour objet d'assurer la sécurité des personnes, on voit difficilement comment d'autres objets pourraient ne pas suivre, à commencer par le bon fonctionnement de l'entreprise ou, comme le suggérait le conseiller rapporteur, l'insuffisance professionnelle du salarié(10). Dit autrement, l'arrêt commenté ne risque-t-il pas, en énonçant une règle de principe, d'encourager des stratégies de contournement qui, jusqu'à présent, étaient à la limite de la légalité ? L'employeur pourrait être tenté d'échapper au droit disciplinaire en arguant de ce qu'il a muté son salarié, auteur d'une agression auprès de l'un de ses collègues, afin de préserver la sécurité des autres salariés ou de maintenir un bon climat dans son entreprise ! Même si l'Assemblée plénière a pris le soin, comme l'ont fait les juridictions administratives avant elle(11), de préciser que seules les décisions qui ont un objet exclusivement extra-disciplinaire (pour « seul objet ») sortent du champ disciplinaire, ce qui maintient dans ce champ les nombreuses décisions - la plupart des changements d'affectation consécutifs à une faute - dont l'objet est à la fois de sanctionner le salarié et de réorganiser l'entreprise pour que l'agissement du salarié ne soit pas préjudiciable à celle-ci. Les difficultés devraient se concentrer, aujourd'hui comme hier (tel était d'ailleurs le principal argument de l'employeur dans l'affaire ici envisagée), sur la délicate distinction entre ce qui relève de l'insuffisance professionnelle (et donc du pouvoir de direction) et ce qui est fautif.

Deuxièmement, si l'arrêt du 6 janvier 2012 parait, à première lecture, favoriser une appréciation objective de la qualification de sanction disciplinaire, centrée sur l'objet de la mesure, par contraste avec l'approche subjective fondée sur le mobile de l'employeur, une telle lecture ne résiste pas à l'examen. Difficile, voire impossible, d'apprécier l'objet de la mesure (il s'agit d'ailleurs plus vraisemblablement de la « cause » du changement que de son objet) indépendamment d'une recherche - subjective - de la volonté de l'employeur, à moins que la mesure litigieuse ait pour seul objet l'application d'une norme, qu'elle soit conventionnelle(12), statutaire(13), ou contractuelle(14), auquel cas elle ne présente pas un caractère disciplinaire. Par exemple, « ne constitue pas, par elle-même, une sanction la décision de l'employeur d'user de la faculté que lui confère la convention collective de prolonger de six mois l'ancienneté minimale que doit avoir un salarié pour bénéficier d'un avancement »(15).

Si l'on cherche à objectiver la frontière entre pouvoir disciplinaire et pouvoir de direction, ne vaut-il pas mieux s'en tenir à une interprétation littérale de l'article L. 1331-1 du Code du travail ? De cette disposition, il ressort que la qualification de sanction disciplinaire suppose la réunion de deux conditions. Il faut d'abord caractériser l'existence d'une faute (un agissement « considéré par l'employeur comme fautif »). Ensuite il faut et il suffit que la mesure ait été prise « à la suite » de cet agissement pour être qualifiée de disciplinaire. L'enchaînement est ici strictement objectif, presque mécanique, et il n'est pas besoin de rechercher si la sanction a été décidée « en raison » d'un comportement considéré par l'employeur comme fautif(16) (V. aussi les formules voisines : mesure prise « en vue de »(17) ou « motivée par »(18)). Il suffit que la mesure ait été concomitante à la faute, ou décidée « à l'occasion » de celle-ci(19) (Rappr. le licenciement décidé « à l'occasion » d'un transfert d'entreprise(20)).

Dans cette perspective, la volonté sanctionnatrice de l'employeur n'est pas une condition de la qualification de sanction disciplinaire, qui dépend tout entière de l'existence ou non d'une faute(21). C'est donc à ce stade que doivent se concentrer l'essentiel des efforts en faveur d'une plus grande objectivation du droit disciplinaire. Or, au vu du droit positif, la portée de la référence dans le Code du travail à l'agissement que « l'employeur a considéré comme fautif », ne doit pas être surestimée. La faute fait aujourd'hui l'objet d'une appréciation essentiellement objective (toute l'évolution du droit disciplinaire est en ce sens, avec un contrôle de la qualification - objective - de faute, son encadrement par le règlement intérieur et l'exclusion d'un certain nombre d'agissements - notamment les faits relevant de la vie personnelle - de la qualification de faute, quelle que soit l'intention de l'employeur) et in abstracto (prise en compte de l'agissement que l'employeur « normal » considèrerait comme fautif ; un vol, une violence physique, des insultes constituent nécessairement une faute ...) . Ce qui n'empêche que l'agissement qui n'est pas fautif au regard d'une appréciation objective de la faute, le devient si, de la réaction de l'employeur (des reproches, une mise à pied, une proposition de mutation avec rétrogradation(22)), il se déduit qu'il a pu le considérer comme tel(23). Bien entendu, une telle déduction ne préjuge en aucun cas du bien fondé de la sanction. Une mesure peut être qualifiée de disciplinaire (parce que décidée à la suite d'une faute) et pourtant encourir la nullité, parce que la faute n'est pas, pour reprendre les termes de l'article L. 1333-1 du Code du travail « de nature à justifier une sanction »(24).

Au final, tout dépend du point focal du raisonnement juridique : la faute ou la sanction. Si l'on prend, au regard des faits de l'espèce, comme point focal la sanction, on est conduit à se demander si l'employeur a ou non entendu sanctionner le salarié, ce qui, en cas de réponse négative, va dans le sens de la solution de l'Assemblée plénière. Si l'on prend comme point focal la faute, et que l'on considère que le fait de rouler à contre sens et de franchir un feu au rouge constitue, pour un conducteur de tramway, une faute, la mesure patronale prise à la suite de cette faute ne peut qu'être disciplinaire, ce qui conduit à la solution de la Chambre sociale. La recherche d'un plus grand objectivisme dans l'exercice du pouvoir patronal, dans la ligne de l'évolution du droit du travail contemporain, suggère, nous semble-t-il, de privilégier la seconde branche de l'analyse, qui laisse moins de place à la très incertaine recherche des mobiles de l'employeur. Avouons toutefois que telle n'est pas la position dominante de la doctrine et le sens de la jurisprudence(25) et que, dès lors, le plus satisfaisant dans l'immédiat serait sans doute de s'en tenir à la jurisprudence antérieure à l'arrêt d'Assemblée plénière et ainsi, de ne pas poser une règle de principe qui risque de poser davantage de problèmes qu'elle n'en résout !

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