Marchés publics : quand les droits d’exclusivité font échapper à la mise en concurrence

Publié le 17/02/2017 Vu 13 097 fois 0
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En octobre 2013, le Conseil d’Etat a clarifié les conditions dans lesquelles un pouvoir adjudicateur peut, par exception aux principes de la commande publique évoqués à l’article 1er du CMP [1], passer des marchés selon une procédure négociée, sans publicité ni mise en concurrence, pour des motifs tenant à la protection de droits d’exclusivité.

En octobre 2013, le Conseil d’Etat a clarifié les conditions dans lesquelles un pouvoir adjudicateur peut,

Marchés publics : quand les droits d’exclusivité font échapper à la mise en concurrence

Encore une fois, c’est d’un marché concernant les « espaces numérique de travail » (ENT[2]) dont a été saisi le Tribunal administratif d’Amiens, puis le Conseil d’Etat.

Petit rappel des faits…

Pour la fourniture, la mise en œuvre et le déploiement d’un ENT dans les collèges publics de son ressort, le département de l’Oise a, à l’issue d’une consultation lancée en 2008, retenu l’offre présentée par France Télécom-OBS. Cette offre incluait la solution logicielle NetCollège, élaborée par la société Itop.

À l’expiration de ce marché (d’un an renouvelable 3 fois), le département, constatant que la société Itop disposait de droits exclusifs sur la solution Netcollège, lui a alors attribué, de gré à gré, l’exploitation et la maintenance de cet ENT (d’une durée de 4 ans et d’un montant maximum de 1.3M€ HT). Pour ce faire, il a alors utilisé la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence prévue à l’article 35 II 8° du Code des marchés publics (CMP[3]).

Par ordonnance du 7 mai 2013[4], le juge du référé précontractuel, saisi par une société concurrente, a annulé cette procédure, au motif que le département ne démontrait pas que les droits dont se prévalait la société Itop, ou des questions d’ordre technique, faisaient obstacle à ce que le département attribue le marché à un autre prestataire. Le juge de première instance a notamment relevé que, dans le cadre du marché initial, ce logiciel avait déjà été mis, par la société Itop, à disposition de la société France Télécom-OBS. Il en a ainsi déduit que la société Itop avait pu le mettre à la disposition d’un autre prestataire, susceptible de répondre à la consultation litigieuse.

Dans leur décision du 2 octobre 2013, les juges du Conseil d’Etat ont toutefois annulé l’ordonnance susvisée et reconnu la régularité du choix opéré par le département.

I. La preuve de l’existence de droits d’exclusivité au sens du CMP

L’arrêt commenté est l’occasion pour le Conseil d’Etat d’apporter des précisions sur les modalités de preuve de ces droits exclusifs.

Pour déterminer si la société Itop disposait de droits exclusifs sur le logiciel considéré, le Conseil d’Etat s’est en effet référé, d’une part, à un certificat délivré par l’Agence pour la protection des programmes (APP) et, d’autre part, à une attestation émanant de la société Itop elle-même.
•Le Conseil d’Etat a ainsi considéré que le certificat de l’APP constituait un commencement de preuve recevable devant un juge.

Contrairement à ce que la rédaction de l’arrêt pourrait laisser penser, il convient toutefois de préciser que l’APP ne délivre pas, à proprement parler, de certificat d’exclusivité au sens de l’article 35 II 8° du CMP.

Elle n’émet qu’un certificat de dépôt sur lequel apparaissent notamment le nom de la création déposée et l’identité du déposant qui se déclare titulaire de droits d’auteur. De plus, pour obtenir ce certificat, le titulaire doit adhérer à l’APP et s’acquitter du droit d’entrée, ainsi que de la cotisation annuelle.

On peut donc s’étonner que le Conseil d’Etat évoque un certificat délivré par l’APP attestant que la société Itop détient des droits d’exclusivité sur NetCollège, alors que l’APP, si elle peut attester de l’existence d’un produit, n’est pas en mesure de déterminer si l’exclusivité dont se prévaut le titulaire des droits est réelle ou non.

D’ailleurs, l’information circule dans le milieu juridique que l’APP n’a jamais délivré de certificat à la société Itop pour le logiciel en cause… Si cette information était confirmée, à quel document le juge administratif fait-il donc référence ?

•Quant à l’auto-attestation produite par la société Itop selon laquelle elle « détient l’ensemble de la propriété intellectuelle sur la solution NetCollège, et depuis le 1er janvier 2013, l’exclusivité de l’hébergement, l’exploitation et la maintenance de cette solution pour tout marché conclu après cette date », elle a également été retenue par le Conseil d’Etat pour établir l’existence des droits d’exclusivité.

Cependant, la force probante accordée à ce document tient sans doute au fait qu’il n’a, en l’espèce, pas été contesté dans ses termes par la société concurrente à l’origine de la procédure contentieuse, circonstance rare qui mérite d’être relevée.

Très souvent, de telles attestations sont en effet incomplètes ou, pire, attestent de droits qui n’existent pas. Et si certains acheteurs publics proposent pour ce faire des formulaires type à remplir, leur rédaction n’est pas toujours adaptée au projet concerné[5].

Malgré tout, le Conseil d’Etat a estimé que le juge du référé précontractuel du Tribunal administratif d’Amiens, en se bornant à relever qu’aucun motif ne permettait au département de l’Oise de soutenir que le marché en cause ne pouvait être confié qu’à un prestataire déterminé, a dénaturé les faits qui lui étaient soumis. Son ordonnance devait donc être annulée.

Le Conseil d’Etat a en cela suivi les conclusions du rapporteur public, B. Dacosta, qui soulignait que, certes la société Itop aurait pu – comme elle l’avait fait provisoirement pour France Telecom-OBS – concéder des droits sur son logiciel, « mais tel n’a pas été le cas » en l’occurrence, compte tenu des pièces évoquées précédemment.

En effet, selon lui :

« la seule circonstance que le titulaire d’un droit exclusif soit théoriquement susceptible de le concéder à un tiers ne saurait contraindre un pouvoir adjudicateur à lancer une procédure d’appel d’offres, au moins en l’absence de tout élément laissant supposer que cette hypothèse a une chance de prendre consistance ».

II. Une faculté de passer un marché de gré à gré corrélée à la définition de ses besoins par le pouvoir adjudicateur

Si la présentation d’un tel certificat d’exclusivité – sous réserve qu’il soit probant – permet de remplir une des conditions de l’article 35.II.8 du CMP, elle n’est pour autant pas suffisante.

Il faut encore que la prestation couverte par le certificat d’exclusivité soit la seule à même de satisfaire les besoins de l’acheteur public. Autrement dit, si ces derniers peuvent être réalisés par un « substitut adéquat », le recours à cet article 35.II.8 sera contestable[6].

Dans l’affaire commentée, après avoir constaté que les prestations d’exploitation et de maintenance de l’ENT étaient effectivement protégées par des droits d’exclusivité, le Conseil d’Etat a donc évoqué l’affaire au fond.

Il s’est alors penché sur le caractère indispensable, ou non, du recours à un prestataire déterminé (en l’occurrence, la société Itop) :

« pour recevoir légalement application, les dispositions citées ci-dessus du 8° du II de l’article 35 du code des marchés publics exigent non seulement des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité, mais, en outre, que celles-ci rendent indispensable l’attribution du marché à un prestataire déterminé ».

1)        Le Conseil d’Etat a alors raisonné en trois temps.

•Il a d’abord considéré qu’en choisissant de conserver l’ENT mis en place en 2009 avec le logiciel NetCollège, plutôt que d’acquérir un nouveau dispositif, le département n’avait pas entaché la définition de son besoin d’une erreur manifeste ;
•Puis, le Conseil d’Etat a relevé que, eu égard aux besoins du département, le moyen tiré de ce que l’attribution du marché litigieux serait irrégulière devait être écarté ;
•Enfin, il a estimé que le moyen tiré de ce que le département aurait dû, pour respecter le principe d’égalité de traitement entre les candidats et de liberté d’accès à la commande publique et les articles L. 122-6 et L. 122-6-1 du Code de la propriété intellectuelle, ne pas conclure en 2009 un marché susceptible de conduire à ce que la société Itop soit seule en mesure d’assurer l’exploitation et la maintenance de l’ENT en cause devait être écarté.

2)            Ce raisonnement appelle plusieurs commentaires.

En l’espèce, la société à l’origine de la procédure contentieuse considérait que la collectivité aurait dû définir son besoin comme la mise en œuvre et l’exploitation d’un ENT, et ne pouvait le restreindre à la poursuite de l’exploitation de l’ENT déjà en place.

Cette affaire est alors l’occasion pour le Conseil d’Etat de rappeler que, si la détermination de ses besoins par l’administration ne peut échapper à tout contrôle juridictionnel, le juge n’opère cependant qu’un contrôle restreint sur ce point, en ne sanctionnant que l’erreur manifeste d’appréciation.

Il en irait ainsi – comme l’a souligné le rapporteur public dans cette affaire – si le logiciel en cause était inapproprié ou si la solution consistant à repartir de zéro était plus efficace et moins coûteuse.

Tel n’était toutefois pas le cas en l’espèce pour le Conseil d’Etat :
•à l’issue du déploiement réalisé lors du premier marché, le département de l’Oise a acquis un droit unique d’utilisation sans limite de durée de la solution NetCollège ;
•au terme du marché, le département en était satisfait ;
•la fourniture d’une autre solution impliquait nécessairement l’acquisition de nouveaux droits d’utilisation, un nouveau déploiement, une réappropriation par l’ensemble des utilisateurs (élèves, parents, communauté éducative) et de fait un investissement technique et humain substantiel.

Le Conseil d’Etat a ainsi considéré que le département était tout à fait fondé à lancer une procédure ne portant que sur la seule maintenance de l’ENT et a écarté le moyen tendant à remettre en cause le choix opéré en 2008.

Le rejet du moyen soulevé par la société à l’origine du contentieux peut également  s’expliquer, en l’espèce, eu égard à l’office du juge du référé précontractuel. Ce juge n’est, par définition, compétent qu’antérieurement à la conclusion du contrat[7]. Or, en l’espèce, le moyen en question revenait à soulever le caractère anticoncurrentiel de la mise en œuvre d’un marché d’ores et déjà conclu et exécuté.

Nonobstant ce qui précède, cette décision reste néanmoins surprenante.

La solution consistant à confier systématiquement la maintenance d’un logiciel à son éditeur n’est en effet pas toujours la plus rationnelle financièrement, notamment à moyen terme, comme l’a d’ailleurs sous-entendu le rapporteur public dans ses conclusions.

Il s’agit certes d’une solution de facilité pour les pouvoirs adjudicateurs, mais qui les expose à une possible dépendance vis-à-vis de leur prestataire. Il est donc parfois plus judicieux de procéder à une remise en concurrence globale des prestations, en étalant davantage la durée du marché pour en diminuer le montant.

De ce point de vue, une politique d’achat différente aurait peut-être, en l’espèce, conduit le département à conclure initialement un contrat global, pour une durée plus longue, incluant dès l’origine les prestations de maintenance de l’ENT.

Au surplus, il convient de rappeler que les logiciels informatiques font l’objet d’une protection spécifique par le Code de la propriété intellectuelle. Un auteur (comme la société Itop) peut ainsi se réserver le droit de corriger les erreurs sur le logiciel qu’il édite[8].

Toutefois, sans doute pour respecter les principes de la commande publique et l’exigence de remise en concurrence périodique prévue à l’article 16 du CMP[9], le CCAG-TIC précise aux acheteurs publics – dans un commentaire[10]  –  que « Le titulaire du marché ne peut se réserver le droit exclusif de procéder aux corrections rendues nécessaires pour l’utilisation du ou des logiciels standards conforme à leur destination ».

Mais il ne s’agit que d’un commentaire du CCAG et nous ne savons pas, dans l’affaire étudiée, quel CCAG s’appliquait.

Au regard des principes généraux du droit de la commande publique, il ne saurait donc être en l’état attribué une portée trop générale à la décision commentée.

Auteur : Malvina Mairesse, avocat au barreau de Paris

Références : Conseil d’Etat, 2 octobre 2013, Département de l’Oise, n°368846

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[1] « Les marchés publics et les accords-cadres soumis au présent code respectent les principes de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures ».

[2] Voir CE, 30 septembre 2011, Région Picardie, req. n°350431 et  « Marchés publics et logiciels libres : de l’arrêt du Conseil d’État à la récente circulaire », ACCP, n°128, p.59, janvier 2013.

[3] Article 35-II-8° du CMP 2006 : « Peuvent être négociés sans publicité préalable et sans mise en concurrence (…) les marchés et les accords-cadres qui ne peuvent être confiés qu’à un opérateur économique déterminé pour des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité ».

La rédaction est similaire, dans le CMP 2006, pour les marchés des entités adjudicatrices, mais la rédaction est plus précise pour les marchés de la Défense. Quant aux pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices ne relevant pas du CMP, mais de l’ordonnance n°2005-649 du 6 juin 2005, ils sont soumis aux mêmes contraintes, la rédaction des décrets d’application de cette ordonnance étant identique sur ce point.

La réforme des marchés publics, initiée par l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015, n’apportera a priori aucune modification en la matière. La rédaction de l’article 30.I.3°.c du projet de décret d’application est en effet similaire à celle de l’article 35-II-8 du CMP 2006.

[4]  TA Amiens, Ord., 7 mai 2013, Société Itslearning, req. n°1301058

[5] Ces attestations doivent être rédigées avec prudence de façon à limiter tout risque contentieux.

[6]  Ceci explique que certains pouvoirs adjudicateurs prennent parfois la précaution d’organiser une consultation préalable de plusieurs opérateurs afin de constater de manière objective qu’un seul prestataire est en mesure de répondre à leurs besoins. Une fois cela confirmé, ils passent alors un marché de gré à gré.

[7] Article L. 551-1 du Code de justice administrative.

[8] Article L. 122-6-1-I alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle.

[9] Le Conseil d’État rattache l’exigence de remise en concurrence périodique prévue à l’article 16 du CMP à ce principe d’égalité de traitement (CE, 10 octobre 2012, Commune de Baie-Mahaut, req. n°340647).

[10] Il s’agit bien d’un commentaire à l’article 37.1 et non du texte même du CCAG-TIC, contrairement à ce qu’affirment certains auteurs (voir par exemple Droit des marchés publics, Le Moniteur, point IV.255.3.1, mars 2015).

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