Le Tribunal de grande instance de Nancy (TGI Nancy, Pôle civ., sect.7, 6 décembre 2019, n°15/00699, « A. Mila c/ Commune d'Hayange ») a eu à trancher cette question par une décision rendue en fin d’année dernière. C’est ainsi que la commune d'Hayange, en Meurthe-et-Moselle qui avait repeint en « bleu marine » une création d'Alain Mila sans le consentement de celui-ci, s’est vu condamnée à ce titre par le Tribunal qui a retenu la violation du droit moral de l'auteur au respect de la qualité et de l'intégrité de son œuvre.
Cette affaire offre l’occasion de rappeler les prérogatives de l’auteur au titre de son droit moral, en particulier s’agissant des conditions d’exploitation de l’oeuvre (I). Mais surtout, elle invite à s’interroger sur l’exercice de ce droit par l’auteur et sur les limites pouvant éventuellement lui être opposées (II).
I. Les prérogatives morales de l’auteur
Aux termes de l’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle « l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre ».
Outre le bénéfice d’un droit de divulgation, de repentir et de retrait de son oeuvre, le créateur jouit donc du droit au respect de son nom (droit à la paternité) et, comme il était question dans le jugement précité, de sa qualité et de l’intégrité de son œuvre.
a. Droit à la paternité
Ce droit permet à l’auteur d’exiger l'apposition de son nom et de sa qualité sur ou à proximité de l’oeuvre ceci de manière accessible au public (Cass. 1re Civ., 17 janvier 1995) même si certaines limites peuvent être opposées à cette prérogative (voir II).
Négativement, ce droit implique qu’un auteur puisse choisir un pseudonyme ou l'anonymat.
b. Droit au respect de l’oeuvre
Ce droit permet à l’auteur de s’opposer aux atteintes matérielles à l’oeuvre ou aux atteintes à l’esprit de celle-ci.
Dans l’hypothèse qui nous occupe, les deux modalités d’atteinte étaient en cause puisque la modification matérielle de la fontaine de Monsieur Mila par un changement de couleur s’accompagnait d’une atteinte à son esprit en raison du message politique sous-jacent au choix du bleu marine comme couleur nouvelle. Il s’agissait en effet pour l’équipe dirigeante de la commune de l’Hayange de détourner l’oeuvre à des fins politiques. Or, ce détournement à des fins de communication partisane pouvait ne pas être souhaité par l’auteur.
Outre des modifications de l’oeuvre comme en l’espèce, le défaut d'entretien d'une œuvre (CE, 3 avril 1936, Sudre ; CA Aix-en-Provence, 17 mai 2018, nº15/14561) la projection d'un film dans une version abrégée (Cour d’appel de Paris, 1erjuillet 1991, Sté Métropole Télévision M6, inédit), ou encore la dispersion des éléments de l’oeuvre sans le consentement de l'auteur (CA Paris, 10 avril 1995, nº93/25661) peuvent porter atteinte au droit moral de ce dernier.
Cela étant, et c’est la question à laquelle invite la décision du Tribunal de grande instance de Nancy du 6 décembre 2019, la mise en œuvre de son droit moral par l’auteur est-elle discrétionnaire ou peut-elle être limitée ?
II. Un exercice absolutiste du droit moral par l’auteur ?
L’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle poursuit en indiquant que le droit moral de l’auteur, attaché à sa personne, est « perpétuel, inaliénable et imprescriptible ».
A première lecture, ledit droit apparaît comme quasi-discrétionnaire. En effet, l’étude de la jurisprudence, et le récent arrêt du TGI de Nancy, montre que le droit moral est opposable à tous, permettant de mettre en cause le cessionnaire des droits, l'utilisateur de l'œuvre et même le propriétaire d’une œuvre de l’esprit.
Ce droit peut même s'étendre jusqu'à l'interdiction de déplacer une œuvre, notamment lorsqu'elle a été conçue en considération de son lieu d’attache (TGI Paris, 14 mai 1974 ; TGI Paris, 3 juillet 2015, nº14/05616). A fortiori, le droit moral de l'auteur, interdit y compris au propriétaire d'une oeuvre d'art, de détériorer celle-ci.
Pourtant, des tempéraments à l’exercice absolutiste du droit moral de l’auteur ont été reconnu. C’est le cas d’une part lorsque son exercice est constitutif d’un abus (a) et, d’autre part, en raison des droits des tiers (b)
a. la théorie de l’abus de droit.
Le principe est que lorsqu’une personne exerce son droit, elle ne saurait encourir une quelconque responsabilité : neminem laedit qui suo iure utitur (ne lèse personne celui qui use de son droit).
Mais la jurisprudence a finalement consacré par son arrêt Clément Bayard du 3 août 1995, la possibilité de la commission d’une faute par l’exercice d’un droit (Arrêt « Clément Bayard », Chambre des requêtes, 3 août 1915 : abus dans l’exercice du droit de propriété).
De jurisprudence constante, l'exercice des droits de propriété littéraire et artistique est également susceptible de dégénérer en abus, y compris celui des droits moraux (pour l’affirmation du principe :Cass. Civ. 14 mai 1945 ; Cass. 1reCiv., 14 mai 1991 n°89-21701).
L’abus est parfois retenu quand le droit moral est évoqué pour des raisons patrimoniales. Dans une affaire exemplaire relative à la suite donnée au roman de Victor Hugo, Les Misérables, pour laquelle les droits patrimoniaux de l’auteur étaient éteints, la Cour d'appel de Paris avait considéré que ladite suite portait atteinte au droit moral de l’auteur. Elle fût néanmoins contredite par la première chambre civile de la Cour de cassation au motif que « la "suite" d'une oeuvre littéraire se rattache au droit d'adaptation ; que sous réserve du respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée, la liberté de création s'oppose à ce que l'auteur de l'oeuvre ou ses héritiers interdisent qu'une suite lui soit donnée à l'expiration du monopole d'exploitation dont ils ont bénéficié » (Cass., 1re Civ., 30 janvier 2007 n°04-15543).
L’abus peut encore est caractérisé lorsque l’auteur titulaire du droit moral, par l’exercice de celui-ci, porte une atteinte disproportionnée aux usages ou aux droits de tiers. Ceux-ci constituent alors une autre limite aux prérogatives de l’auteur.
b. Les limitations à raison des droits des tiers
La Commune d'Hayange n’est pas parvenu à faire prévaloir son droit de propriété pour justifier de l’atteinte à l’intégrité de l’oeuvre par la modification apportée à la couleur de la fontaine de Monsieur MILA.
Pourtant, le Tribunal de grande instance de Nancy aurait pu faire prévaloir le droit de propriété de la commune, notamment par la prise en considération de l’intérêt général.
La jurisprudence administrative, soucieuse des deniers publics et de l’intérêt général, a déjà pu retenir qu’un propriétaire peut modifier une œuvre lorsque ce changement est rendu strictement indispensable par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique (CE, 14 juin 1999, nº181023, Conseil de fabrique de la cathédrale de Strasbourg ; CAA Lyon, 20 juillet 2006).
Si l’argument s’entend, le juge doit alors apprécier la légitimité des changements entrepris et veiller à préserver «un équilibre entre les prérogatives du droit d'auteur et celles du droit de propriété» (Cass. 1reCiv., 7 janvier 1992, nº 90-17.534).
Par exemple, en raison de sa fonction utilitaire, les magistrats du Quai de l’Horloge ont fait primer la nécessité d’adaptation d’un bâtiment public sur le droit moral de l’auteur au respect de l’intégrité de son œuvre. De fait, le droit moral de l’auteur, s’agissant d’oeuvres architecturales à usage de services publiques, est mis à l’index (Cass. 1re Civ., 20 décembre 2017, nº16-13.632,).
Dans le même sens, des limites peuvent également être envisagée s’agissant du droit de l’auteur au respect de son nom lequel, en certaines matières, doit s'accommoder des usages et de l’existence d’intérêts antagonistes.
Ainsi, selon la jurisprudence, le droit au nom, c'est-à-dire, comme indiqué ci-avant, le droit à l'apposition du nom sur l'oeuvre, peut être limité compte tenu de la nature de celle-ci, d'impératifs techniques, outre la nécessité de permettre l'exploitation de l'oeuvre par le titulaire des droits patrimoniaux.
Par exemple, en matière de photographies le droit au nom est ainsi satisfait dès lors que sont respectés les usages relatifs aux « crédits photographiques », qui admettent que le nom de l'auteur soit en petite taille soit près de sa reproduction, soit en fin de l'ouvrage ou dans une section dédiée dans le cas des œuvres multimédia.
Cette solution a été admise à de nombreuses reprises par les tribunaux (CA Paris, 9 mars 2005 n°04/04290 ; CA Paris, 16 février 2018 n°16/26056).
Surtout, dans le domaine des arts appliqués, le droit au nom de l'auteur s'arrête aux dessins et maquettes qu'il a réalisé sans qu'il ne puisse « prétendre être en droit d'exiger l'apposition de son nom sur les reproductions industrielles de son œuvre » (CA Paris, 4e ch., 22 novembre 1983, Barrault c/ Citroën, à propos de l'auteur d'une carrosserie d'automobile).
Plus généralement, la Cour d'appel de Paris dans une décision du 18 novembre 2014 a jugé que « si l'exercice du droit à la paternité se heurte à des difficultés pratiques, il convient (...) d'adapter l'obligation de la mention du nom de l'auteur au genre de l'oeuvre (Cour d'appel, Paris, Pôle 1, chambre 3, 18 novembre 2014 – n° 14/20377 – Statuant en référé).
Dans une autre affaire où un auteur soutenait avoir été atteint dans son droit à la paternité sur des costumes de théâtre, le Tribunal de Grande Instance de Paris a débouté celui-ci au motif que « l’auteur est crédité notamment sur le site facebook de la compagnie P.» (TGI Paris, 29 juin 2018 n°RG 16/18661).
C’est ainsi que, pour permettre aux titulaires des droits patrimoniaux d’exploiter l’oeuvre, les usages, consacrés en jurisprudence, sont venus limiter l’exercice du droit moral de l’auteur.
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En définitive, alors que les textes et certaines décisions des juridictions laissent à penser que le droit moral de l’auteur, qu’il s’agisse du droit à la paternité ou au respect de l’intégrité de son œuvre, est absolue et discrétionnaire, celui-ci doit en réalité composer avec des considérations pratiques, et notamment l’existence de droits au profit des tiers.
Cette articulation se traduit au travers du développement d’usages qui ne permettent pas la violation pure et simple du droit d’auteur mais son adaptation aux autres droits en présence.
Il reste que, pour revenir à la Commune Hayange, on voit mal comment le droit de propriété de cette dernière puisse justifier un changement de couleur de l’oeuvre de Monsieur MILA puisque vraisemblablement le passage au bleu marine n’était ici justifié ni par des considérations d’intérêt public ni par un quelconque usage dicté par la pratique.
Par Mike BORNICAT