La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
-Sire, répond l’Agneau, que votre Magesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’Elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
-Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
-Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
-Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
-Je n’en ai point. –C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
Récit d’un procès expéditif, critiqué par La Fontaine (« sans autre forme de procès »), où une des parties, le loup, parce qu’il est puissant et comme tout meurtrier, s’arroge le pouvoir du juge et le rôle du bourreau. Son soin d’argumenter qui était superflu et le caractère vaseux de son argumentation elle-même mettent en lumière le fait qu’il s’agit d’une parodie de justice. Les arguments irréfutables de l’agneau acculent le loup à trahir sa mauvaise foi.
Même si dans l’absolu, dans une Justice impartiale, la raison de l’agneau l’emporte sur celle du loup, la raison du plus fort, nous dit La Fontaine, est toujours la meilleure, sous-entendu « dans le monde où nous vivons ».
Dans une société un peu avancée, on peut espérer que là où la force s’oppose à la raison, la force n’y est pas toujours victorieuse !
Un détail cependant nous montre que le loup n’est pas dupe, qu’il n’échappe pas au jugement de sa conscience : il va se cacher au fond des bois pour jouir de sa proie !