Introduction
Selon le Professeur J.MESTRE, s'il fallait déceler une nouvelle manifestation de la volonté de nos juges de fixer eux-mêmes les frontières du droit et du non droit, et donc de ne pas abandonner celles-ci aux parties contractantes, on pourrait se tourner vers l'arrêt rendu par la chambre commerciale le 23 janvier 2007.
En l’espèce, à la suite d'un premier litige de contrefaçon qui avait opposé la société de prêt à porter Créations Nelson à ses concurrentes, les sociétés Camaieu SA et Camaieu International, les trois sociétés avaient, le 19 novembre 2001, conclu un accord transactionnel aux termes duquel la société Camaieu International avait notamment pris « l'engagement en tant que de besoin, de ne pas copier les produits commercialisés par Créations Nelson, sous la marque Comptoir des cotonniers ou tout autre marque qu'elle commercialise », étant toutefois précisé « que l'engagement visé au paragraphe précédent constitue un engagement exclusivement moral dont tout éventuel manquement ne saurait être considéré comme une inexécution des termes du présent protocole ».
Nonobstant ce dernier, un nouveau litige contraint la Société Créations Nelson à saisir les tribunaux.
La société Créations Nelson demanda en justice de constater que les sociétés Camaieu SA et Camaieu International avaient contrefait ses modèles et sollicita la réparation de son dommage en fondant subsidiairement son action indemnitaire, pour le cas où la contrefaçon alléguée ne serait pas retenue, sur la violation de l'engagement souscrit par la société Camaieu International.
Un appel fût interjeté.
La CA faisant droit à cette demande, un pourvoi en cassation a été formé.
La Cour de cassation rejeta le pourvoi.
La Haute Cour était ainsi interrogée sur le fait de savoir quelles étaient les conditions de la juridicité d'un engagement moral ?
Apportant, une réponse, la Cour de cassation en plein accord avec les juges du fond, considéra cet engagement en dépit de la volonté de leurs auteurs, comme allant au-delà du simple devoir de conscience et en déduit la valeur contraignante de cette clause spécifique aux motifs que cette dernière était dénuée de toute ambigüité quant à la force obligatoire de son intention d’être le débiteur de la Société Créations Nelson.
Avec cette solution simple et lapidaire, la Cour de cassation vise tout à la fois à exclure l’engagement moral de la sphère d’autonomie de la volonté des parties prenantes (I) et à condamner l’absence de son respect (II)
I – L’exclusion de la volonté des parties quant à la détermination de la juridicité d’un engagement moral
Les parties à un accord ont parfois l'intention de soustraire celui-ci aux sanctions du droit, mais, elles n'y parviennent pas toujours (A).
En effet, la jurisprudence ne répugne pas à admettre que par l’effet de sa seule volonté, celui qui s’engage puisse s’obliger (B)
A. L’inclusion de l’engagement moral dans la sphère du droit
Les exigences les plus diverses pèsent sur les hommes, qu’elles soient d’ordre moral ou religieux.
Elles prennent la forme de devoirs envers soi-même ou autrui, or, si le juridique se rattache fondamentalement au normatif, toutes les obligations ne relèvent pas du domaine du droit.
Il apparait ainsi théoriquement possible de soumettre un accord de volonté à un autre système normatif que le droit, par exemple à la morale.
Néanmoins, les principes du droit européen des contrats ont fait de l’intention des parties d’être liées juridiquement, la première des conditions de formation d’une convention.
La doctrine française soutenait ainsi à l’appui de la réforme du droit des contrats par l’ordonnance du 10/02/16 qu’en droit français, une convention est, non seulement un accord de volontés, mais également un accord destiné à produire des effets de droit.
Cette définition volontariste a par ailleurs été retenue à l’article 1100-1 du code civil.
Or, dans les faits de l’espèce, un doute s’était installé, car l’engagement pris n’avait pas vocation à être contraignant.
En effet, l'engagement moral est un acte par lequel on promet, c'est à dire par lequel on s'engage pour l'avenir à quelque chose, ce qui subodore à minima la confiance en la parole donnée.
Cependant cet accord était intervenu au sein d’un protocole transactionnel, l’article 2044 du code civil précisant à cette fin, qu’une transaction avait vocation à purger la situation conflictuelle présente (la transaction est un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née) ou à naître (ou préviennent une contestation à naître).
C'est en ce sens qu'il se rapprochait beaucoup du contrat, qui est un engagement toujours réciproque de deux ou plusieurs personnes à faire, ne pas faire ou donner quelque chose dans le futur (définition de l'article 1101 du Code civil).
Or, si le contrat est par nature générateur d’obligations, pour que l’engagement unilatéral de volonté le soit, il faut satisfaire, deux conditions cumulatives :
Il doit être le fruit d’une volonté ferme, précise et éclairée et dépourvu de toute ambiguïté quant à la volonté de son auteur de s’obliger.
Malgré cela, l’engagement unilatéral de volonté ne reste cependant qu’une source « d’appoint» (François Terré, Philippe Simler, Yves Lequette, Droit civil : les obligations, Dalloz, 2009, coll. « Précis », n°54, p. 64), la reconnaissance d’une force obligatoire à l’engagement unilatéral de volonté ne pouvant en effet se faire qu’à titre subsidiaire.
Dès lors, pour le Professeur Bensamoun, la notion même de norme juridique a évoluée, délaissant la contrainte et donc les critères classiques de la juridicité.
Néanmoins, le cas de l’espèce pose une difficulté, car, si les parties à un accord ont parfois l'intention de soustraire celui-ci aux sanctions du droit, conformément à la théorie de l’autonomie de la volonté, elles n'y parviennent pas toujours, la plupart du temps, le juge ne s'estime en effet nullement lié par l'intention des parties de placer leur accord en dehors du droit étatique ; que ce soit par simple interprétation de la volonté des parties ou pour tout autre motif de droit ou de fait, les tribunaux, lorsqu'ils ont à se prononcer sur l'efficacité d'un tel engagement, acceptent de le sanctionner et de lui attacher des effets de droit, et cela même lorsque les parties ont formellement manifesté une volonté contraire » (OPPETIT., D. 1979. Chron. 107 s., spéc. no 17).
L’engagement moral devient alors pleinement créateur d’obligations, par un phénomène qualifié par la doctrine d’attraction du droit (B)
B. La valeur contraignante d’un engagement moral en éthique des affaires
Cette tendance à l'attraction du droit est en effet visible dans l’arrêt rendu par la chambre commerciale du 23 janvier 2007 dans laquelle, la Cour de cassation déclare : « qu'en s'engageant, fût-ce moralement, “à ne pas copier” les produits commercialisés par la société Y, la société X avait exprimé la volonté non équivoque et délibérée de s'obliger envers la société concurrente ».
En conséquence, les juges du fond avaient valablement pu estimer que l'engagement souscrit « avait une valeur contraignante », et qu'il était « juridiquement opposable » à son débiteur.
Si la solution de la Cour de cassation peut être approuvée, sa motivation est néanmoins contestable.
En effet, à bien relire l'attendu de la Haute juridiction, il semble que le critère ayant permis aux juges du fond d'attraire l'accord dans la sphère juridique ait résidé dans la volonté « non équivoque et délibérée de s'obliger ».
Ce n'est donc pas tant la volonté des parties qui devrait être scrutée que la nature des engagements pris.
Il peut en effet être soutenu que certains engagements, en raison de leur nature, n'ont de sens que s'ils peuvent être juridiquement sanctionnés.
C'est ce qui pourrait expliquer, d'une part, la tendance de la jurisprudence à laisser dans le domaine de la morale les accords passés dans un cadre familial ou amical (les actes de courtoisie) et, d'autre part, la propension de nos juges à soumettre au droit les accords passés sur l'honneur en matière commerciale.
La qualification de contrat ne dépend donc pas tant la volonté des parties de faire produire à leur accord des effets de droit qui importe, que l'aptitude de l'accord à produire de tels effets.
La qualification d’un contrat est ainsi « un jugement de valeur porté par le droit et exprimé par le juge » (LAITHIER, obs. préc.) ».
Cette position a par ailleurs été à maintes reprises rappelées par la Cour de cassation notamment en sa chambre sociale, suite à un arrêt de principe de son assemblée plénière « Cass.AP ; 04/03/83 ».
Le juge dispose bien en cela d’un pouvoir d’opportunité et d’attraction qui lui est donné par la loi.
Le critère de la juridicité permet ainsi de sanctionner l’absence de respect d’un engagement moral (II)
II – La sanction du non-respect de l’engagement moral
Cette jurisprudence, qui dénie aux parties la capacité de tracer les frontières du droit, afin de se placer au-delà donne ainsi au juge deux pouvoirs : Celui de requalifier un engagement moral sans risquer de dénaturer la clause contractuelle (A) et un pouvoir de sanction en vue de réparer la violation de ce qui est considéré comme une norme juridique (B)
A- Le rôle du juge quant à la requalification de la clause contractuelle
Sur un terrain plus « processualiste », il faut rappeler, que malgré la volonté exprimée par les parties, il incombe au juge de s'assurer, en vertu de son devoir de statuer en droit (et de son pouvoir de requalification), de la juridicité de la règle dont il lui est demandé de sanctionner la violation.
Si ce critère est rempli, peu importe la dénomination donnée à la convention donnée par les parties (ici, engagement moral), il doit, en application de l'article 12, alinéa 2, du NCPC, restituer à celle-ci son exacte qualification, ici de règle de droit ; ce qui doit le conduire, le cas échéant, à écarter toute référence à l'idée de règle morale.
La règle de droit, si elle est identifiée comme telle, chasse finalement la règle morale.
Par conséquent, il est aisé de comprendre que les juges aient pu écarter cette clause.
Les moyens développés par les demandeurs au pourvoi invoquaient cependant une dénaturation du contrat, ce conformément à l’ancien article 1134 du code civil qui sanctuarisait le principe de l’autonomie de la volonté.
Selon eux, le pouvoir dévolu aux juges du fond d’interpréter souverainement les actes juridiques a pu dégénérer en pouvoir arbitraire.
L’idée est en effet simple, en interprétant une clause contractuelle dont la lettre est claire, précise et non équivoque, les juges du fond auraient violé l’article 1134 du code civil, seule l’existence d’un doute sur le sens de cette dernière pourrait donner ce pouvoir d’interprétation aux juges.
La Cour de cassation s’est donc fondée aux fins d’approuver les juges du fond quant à sa mission d’unification et de régulation sur le critère de la juridicité : il faut, pour qu'il soit rempli, que l'engagement en cause soit doté d'une valeur contraignante, ce qui résulte selon elle, du fait que son auteur « avait exprimé la volonté non équivoque et délibérée de s'obliger ».
Ainsi, l’argument de la dénaturation ne peut être recevable, car cela aurait supposé que la clause était ambigüe, ce qui en l’espèce n’était définitivement pas le cas.
La voie de la condamnation délictuelle était ainsi ouverte pour les sociétés concernées (B)
B. La nécessaire réparation du préjudice
Il n’existe pas de définition légale de la concurrence déloyale.
Cette notion résulte de la jurisprudence et des articles de lois sur lesquels se fondent les tribunaux pour prendre leur décision en cette matière.
Par définition, la concurrence déloyale est un ensemble de moyens et de procédés :
- qui ne respectent pas la loi ou les usages ;
- qui constituent une faute intentionnelle ou non ;
- qui causent un préjudice à un concurrent.
C’est donc sur le fondement de la responsabilité délictuelle prévue à l’article 1240 du Code civil que la concurrence déloyale peut être constatée.
En l’espèce, il s’agissait de parasitisme économique et de contrefaçons, délits qui consistent à tirer profit de la réputation d’un concurrent pour réaliser des bénéfices sans avoir supporté les frais résultant de ce travail ou à copier les créations originales.
Or, à la suite d’un premier litige, le protocole transactionnel conclu entre les parties était destiné à préserver leur entente cordiale.
Cet engagement s’inscrit en effet dans ce courant de la propriété intellectuelle que l’UE n’hésite pas à qualifier de « Smart relation », l’idée étant de laisser les parties prenantes libres de négocier leur différend à l’amiable.
A ainsi, émergé en raison de l’explosion de la contrefaçon, notamment sur internet, un droit souple, négocié entre des acteurs qui s’érigent dès lors en normateurs.
L’engagement conclu en l’espèce, comme d’ailleurs la majorité des chartes qui fleurissent dans ces secteurs d’activité n'oublient pas d'infirmer toute valeur contraignante de l'engagement, déniant la constitution d'un cadre contractuel ou interprétatif d'obligations légales.
Pourtant, au-delà des mots, la Cour de cassation, dans son arrêt du 23/01/07 a souhaité avec force rappeler que l'intention des parties n'était pas le seul critère de juridicité pour le juge et que celui-ci a pu imposer le respect d'un engagement d'honneur ou moral au nom d'une éthique des affaires.