Civ.2 14/12/17
Faits
Un intérimaire était décédé des suites d'un accident du travail survenu le 9 septembre 2008 dans le cadre d'une mission effectuée dans une entreprise utilisatrice.
Sa veuve avait donné naissance à un enfant le 27 décembre 2008, c'est-à-dire quelques mois après son décès.
L'intéressée, agissant en son nom personnel ainsi qu'en qualité de représentante légale de ses enfants mineurs, avait saisi, en présence de la CPAM, la juridiction de sécurité sociale pour faire reconnaitre la faute inexcusable de l'employeur et percevoir une indemnisation intégrale de son préjudice ainsi que de celui de ses enfants.
Procédure
La faute inexcusable de l'employeur ayant été reconnue par la juridiction sociale, une cour d'appel condamna celui-ci, ainsi que son assureur, à indemniser les conséquences dommageables de l'accident, et notamment le préjudice moral d'un des enfants de la victime né le 27 décembre 2008.
Le pourvoi est rejeté.
Moyens développés
Le pourvoi niait à la fois l'existence d'un préjudice et lien de causalité avec le décès accidentel du salarié.
Problème de droit
La question posée ici à la Cour de cassation est celle de savoir si un enfant, conçu mais non encore né au moment du décès accidentel de son père, est ou non fondé à demander réparation du préjudice moral consistant dans la souffrance liée à l'absence définitive de son père ?
Solution de la Cour de cassation
Opérant un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation admet que « dès sa naissance, l'enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu'il était conçu ».
Commentaire
L'articulation entre la législation de sécurité sociale et les principes de la responsabilité civile fait partie des grands classiques du droit privé, particulièrement à la suite d'un accident du travail dont est victime un salarié résultant de la faute inexcusable de l'employeurr.
En l’espèce, un intérimaire était décédé des suites d'un accident du travail survenu le 9 septembre 2008 dans le cadre d'une mission effectuée dans une entreprise utilisatrice.
Sa veuve avait donné naissance à un enfant le 27 décembre 2008, c'est-à-dire quelques mois après son décès.
L'intéressée, agissant en son nom personnel ainsi qu'en qualité de représentante légale de ses enfants mineurs, avait saisi, en présence de la CPAM, la juridiction de sécurité sociale pour faire reconnaitre la faute inexcusable de l'employeur et percevoir une indemnisation intégrale de son préjudice ainsi que de celui de ses enfants
La faute inexcusable de l'employeur ayant été reconnue par la juridiction sociale, une cour d'appel condamna celui-ci, ainsi que son assureur, à indemniser les conséquences dommageables de l'accident, et notamment le préjudice moral d'un des enfants de la victime né le 27 décembre 2008.
Le pourvoi formé a été cependant rejeté.
Ce dernier niait à la fois l'existence d'un préjudice et le lien de causalité avec le décès accidentel du salarié.
La question posée ici à la Cour de cassation était celle de savoir si un enfant, conçu mais non encore né au moment du décès accidentel de son père, était ou non fondé à demander réparation du préjudice moral consistant dans la souffrance liée à l'absence définitive de son père ?
La Cour de cassation ayant opérée un revirement de jurisprudence, il conviendra d’examiner la reconnaissance du préjudice moral d’un enfant conçu mais né après le décès de son père (I) puis les conditions envisagées afin d’accéder à cette réparation (II).
I – La reconnaissance du préjudice moral d’un enfant conçu mais né après le décès de son père
La Cour de cassation rappelle que la réparation d’un préjudice passe par une double exigence, l’existence d’un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage (A) mais aussi et surtout la réalité de ce dernier (B)
A – Le nécessaire lien de causalité entre le fait générateur et le dommage
En admettant la réparation du préjudice moral de l'enfant né après le décès de son père, la Cour de cassation revient sur une jurisprudence qui, par une série d'arrêts, refusait constamment depuis une douzaine d'années de faire droit à de telles demandes.
La solution était à chaque fois motivée par l'absence de lien de causalité entre le fait dommageable à l'origine du décès ou du handicap (Civ. 2e, 24 févr. 2005).
S'agissant du lien de causalité, sa négation par les arrêts antérieurs ne pouvait s'expliquer que par une application de la théorie de la causalité adéquate.
La Cour de cassation considérait sans doute que l'accident de la victime directe n'était pas la cause prépondérante et adéquate du préjudice moral allégué, cette cause étant plutôt à chercher dans la naissance de l'enfant.
Intercalée entre le fait accidentel et le préjudice, cette autre cause plus directe était censée avoir un rôle causal supérieur, de sorte qu'elle aurait pour effet d'absorber toute la causalité du dommage.
On sait pourtant que la doctrine de l'équivalence des conditions a les faveurs de la deuxième chambre civile et que la jurisprudence n'hésite pas à retenir comme cause du dommage des faits générateurs en relation indirecte avec celui-ci.
Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, la reconnaissance courante d'un lien de causalité entre un accident de la circulation et les dommages subis par la victime à la suite d'une faute médicale ou de transfusions sanguines rendues nécessaires par l'accident, illustre parfaitement le recours à la théorie de l'équivalence des conditions et l'admission de causalités indirectes (Civ. 2e, 27 janv. 2000).
En vertu de cette théorie, il suffit que le fait générateur ait été une condition nécessaire du dommage pour qu'il soit considéré comme une cause juridique.
Or il est incontestable que l'accident frappant un parent est une condition nécessaire du préjudice allégué par l'enfant.
L'arrêt du 14 décembre 2017 entérine expressément cette analyse en approuvant les juges du fonds d'avoir caractérisé le lien de causalité entre le décès accidentel de la victime directe et le préjudice moral de l'enfant.
Du même coup, il revient sur la jurisprudence antérieure.
La doctrine peut cependant hésiter à admettre dans cet arrêt l'application du raisonnement contrefactuel que met en œuvre la théorie de l'équivalence des conditions (Civ. 2e, 28 oct. 1954).
Ainsi, certains, considèrent que les circonstances de l'espèce se prêtent assez bien à une mise à l'écart de cette théorie au profit d'une sélection des causes opérée par la doctrine de la causalité adéquate.
Il ne semble guère raisonnable en effet de retenir le lien de causalité entre l'accident affectant la victime directe et le préjudice moral allégué tant cet accident paraît inapte à rendre compte du processus dommageable ?
L'accident ne fournissant pas une explication rationnelle de l'enchaînement causal, il avait semblé préférable de l'écarter des causes juridiques du préjudice allégué, quand bien même il en était une condition nécessaire, la naissance opérant rupture de la chaîne des causes.
D'autres, que le lien de causalité entre le fait générateur du dommage et le préjudice moral lui-même est évident car, l'employeur a violé son obligation de sécurité de résultat dans l'entreprise à l'égard de la victime caractérisant ainsi une faute inexcusable au sens du livre IV du CSS ;
Puis parce que cette faute est à l'origine de l'accident mortel du travail du salarié ;
Enfin, parce qu’à la date du décès, l'épouse de la victime est en état de grossesse avancée puisqu'elle donnera naissance à un enfant quelques mois après l'accident mortel.
Le raisonnement qui précède n'est rien d'autre qu'un enchainement de causes et de conséquences, bref d'un lien de cause à effet.
Le résultat auquel on parvient est la douleur psychologique supportée par l'enfant mineur lorsqu'il sera en mesure de comprendre qu'il vivra en étant privé définitivement de l'un de ses parents.
En pratique, il reste néanmoins à déterminer le montant du préjudice moral de l'enfant ainsi que la manière dont il va être indemnisé (B).
B – La reconnaissance du préjudice moral de l’enfant
Ce sont là, en toute logique, des considérations relevant du pouvoir d'appréciation des juges du fond, à la suite par exemple du versement au dossier de justificatifs établis par des psychologues effectuant un suivi de l'enfant.
Une fois les calculs de prestations réalisés, la CPAM doit verser la totalité des sommes obtenues au titre de la faute inexcusable avant de se retourner contre l'employeur.
Mais la solution retenue en l'espèce implique aussi la reconnaissance d'un préjudice moral de l'enfant.
Or ce préjudice paraît difficile à caractériser au regard de ceux que mentionne la nomenclature Dintilhac.
S'agit-il du préjudice d'affection des proches résultant de la peine provoquée par la mort ou la déchéance physique ou mentale d'un être cher ?
Sans doute pas car l'enfant n'a jamais connu le parent victime directe et ne peut arguer de l'atteinte à un sentiment d'affection ni d'une quelconque douleur morale consécutive au décès.
S'agirait-il alors d'un préjudice d'accompagnement de ceux qui partageaient la vie de la victime ?
Pas davantage car ce préjudice postule un bouleversement des conditions de vie des proches provoqué par la disparition de la victime directe.
Or il n'y avait rien de tel en l'espèce et c'est d'ailleurs un préjudice de l'enfant né de la souffrance liée à l'absence définitive de son père décédé avant sa naissance que la cour d'appel a réparé avec l'approbation de la Cour de cassation.
Se posait ainsi la question de savoir si le fait de naître et de vivre sans père peut constituer un préjudice réparable.
Si l'on considère que le préjudice postule une perte ou une dégradation par rapport à un état antérieur, il est possible de douter de l'existence d'un préjudice moral de l'enfant.
Ainsi, dans l'affaire qui fit l'objet de l'arrêt du 24 févier 2005 où la victime directe était seulement handicapée à la suite d'un accident, la doctrine avait émis des réserves sur la réalité du préjudice des enfants nés postérieurement consistant à vivre avec un pèree.
Ayant toujours vécu avec un père handicapé, les enfants n'avaient pas subi le traumatisme de l'accident qui l'a affecté et ni vu leurs conditions d'existence changer.
Mais la situation des proches est quelque peu différente en cas de décès de la victime directe.
N'y a-t-il pas alors un préjudice à vivre sans père ?
La question évoque une problématique semblable à celle de la fameuse affaire Perruche (Cass., ass. plén., 17 nov. 2000).
En admettant la réparation des préjudices d'un enfant né handicapé à la suite d'une faute médicale, la Cour de cassation reconnaissait qu'un préjudice puisse exister en l'absence de toute perte ou dégradation d'un état antérieur puisque l'alternative au handicap n'est pas de vivre sans handicap mais de ne pas naître.
Cette jurisprudence a certes été condamnée par la loi dite « Kouchner » du 4 mars 2002 sur les droits des malades : « Nul ne peut se prévaloir d'une indemnisation du fait de sa naissance » (art. 1er, I).
Mais ici le préjudice ne résulte pas de la naissance de l'enfant, ni même de la naissance avec un handicap.
La loi ne s'oppose donc pas à la reconnaissance d'un préjudice moral de l'enfant consistant à vivre sans père, alors même qu'il n'y aurait pas d'alternative possible à cette situation.
Dans l'esprit de la jurisprudence Perruche, il serait donc admissible de prétendre que l'enfant souffre moralement de cette absence.
On admettrait ainsi que l'enfant a un intérêt à vivre en présence d'un père et que l'absence de père représente la lésion de cet intérêt constitutive d'un préjudice.
Afin de préciser la portée de son revirement, la Cour va néanmoins établir les conditions d’accès à la réparation de ce préjudice moral (II).
II – Les conditions d’accès à la réparation de ce préjudice moral
Le revirement porté par la Cour de cassation est cependant restreint aux faits de l’espèce, c’est pourquoi, il convient d’examiner tour à tour, la condition de décès d’un parent (A) et de la conception de l’enfant (B).
A – La condition de décès du parent
On remarquera qu'il vise le cas de décès accidentel d'un père.
Cela semble donc exclure l'hypothèse du simple handicap d'un père, ce qui préserverait la solution retenue par l'arrêt du 24 février 2005 refusant l'indemnisation de l'enfant.
Semblerait également écartée la réparation des préjudices alléguées en cas de décès des grands-parents, l'arrêt maintenant également les solutions retenues antérieurement (Civ. 2e, 24 mai 2006, préc. ; Civ. 2e, 3 mars 2011, préc. ; Civ. 2e, 4 oct. 2012, préc.).
Ces restrictions sont pour la plupart justifiées.
Celle conditionnant la réparation à un décès du père d'abord car en présence d'un simple handicap, il est difficile d'établir et même de soutenir que l'enfant a souffert de vivre avec un père handicapé.
Celle limitant la réparation à un décès frappant exclusivement le père ensuite car si l'on peut présumer le préjudice moral de l'enfant privé d'un père, il est plus difficile de l'admettre en cas de décès de grands-parents que l'enfant n'a pas connus.
Dans des affaires antérieures, la haute juridiction estimait en effet que l'enfant né après le décès de son grand-père ne pouvait pas être indemnisé au titre du préjudice moral.
Cette jurisprudence classique reposait sur l'idée que le préjudice moral ainsi que l'existence d'un lien de causalité entre le décès du grand-père et le préjudice allégué demeuraient hypothétiques (Civ. 2e, 4 nov. 2010).
Cette solution avait notamment été mise en œuvre dans une affaire relative à une contamination due à l'amiante, alors que le petit-fils de la victime était né huit ans après le décès (Civ. 2e, 24 mai 2006).
B – La condition de la conception de l’enfant
Néanmoins, interrogée sur le fait de savoir si un enfant peut obtenir une indemnisation au titre de son préjudice moral alors que son père est décédé dans un accident, la Haute juridiction a ici répondu par l'affirmative, en des termes (« dès sa naissance l'enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père, survenu alors qu'il était conçu ») qui suggèrent clairement que la solution est réservée à l'enfant conçu au moment du fait dommageable, et donc à une application du fameux adage « infans conceptus ».
La solution ne serait donc pas nécessairement en contradiction avec les arrêts rendus précédemment, dans des espèces où l'enfant n'était pas toujours conçu au moment de l'accident, la cour régulatrice avait alors écarté toute possibilité d'indemnisation, motif pris de l'absence de causalité
Sans doute la date de la conception de l'enfant, à laquelle la Cour de cassation fait une référence très nette, est de nature à lui donner un cadre assez restreint.