Santé au travail : pour une approche globale

Publié le Modifié le 02/03/2014 Vu 8 410 fois 0
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L’évolution des besoins de santé et la recherche d’une plus grande effectivité du droit a conduit à multiplier les approches juridiques : l’amélioration des conditions de travail, la prévention des risques professionnels et l’organisation d’une médecine de prévention spécifique constituent ainsi aujourd’hui les trois « piliers » d’un dispositif complexe.

L’évolution des besoins de santé et la recherche d’une plus grande effectivité du droit a conduit à mu

Santé au travail : pour une approche globale

 

 

Pour une approche juridique globale de la santé au travail

 

 Jean-Luc CROZAFON

 

         Que ce soit pour prévenir les accidents, garantir la productivité ou préserver le climat social, un management responsable des hommes impose le souci permanent de leurs conditions de travail.

     Or, dans beaucoup d’activités, accidents du travail, maladies professionnelles, expositions aux nuisances, travail posté, horaires de nuit, pénibilité physique et souffrance morale constituent encore une part importante de la réalité du monde du travail.

             Le droit du travail trouve ici à appliquer un principe simple: contrepartie de la subordination du salarié au pouvoir de direction de l’employeur, le devoir de celui-ci est d’offrir des conditions de travail garantissant la sécurité et la santé des travailleurs. Pourtant, le code du travail s’est complexifié[1], et sa mise en œuvre concerne aujourd’hui des interlocuteurs multiples : responsables opérationnels, directeurs des ressources humaines, ingénieurs-sécurité, techniciens de prévention, médecins et professionnels de la santé au travail, etc.

Le droit à la santé au travail constitue une mosaïque complexe superposant trois approches différentes et complémentaires : l’amélioration des conditions de travail, la prévention des risques professionnels et la médecine du travail.

           

 1.         Santé et amélioration des conditions de travail

 L’évolution des besoins de santé a renforcé une approche fondée sur l’amélioration des conditions collectives de travail, à la fois par la loi et par la négociation.

 

1.1      L’évolution des besoins de santé au travail

 Les progrès de la technologie, les efforts de prévention et la diminution de l’emploi déqualifié ont certainement concouru à diminuer le nombre et la gravité des accidents du travail. La DARES a pu aussi noter dans ses enquêtes une stabilisation dans la pénibilité au travail ressentie par les salariés[2].

Pour autant, la pénibilité physique reste une réalité pour beaucoup : un salarié sur dix travaille à la chaîne, 8000 décès par an sont dus à des cancers professionnels, et les horaires atypiques -notamment de nuit- se banalisent[3]. Certains facteurs de nuisances sont bien connus, tels l’exposition aux produits dangereux, le port de charges lourdes, le bruit, la chaleur ou le froid, etc. En revanche, les risques chimiques ne sont pas toujours bien identifiés et deviennent une préoccupation majeure, en raison notamment de leurs interactions encore mal connues[4] ou de leurs effets différés dans le temps. D’autres risques sont encore considérés comme émergents, comme les nanotechnologies et les mycotoxines.

Parallèlement, le double phénomène d’intensification et de dégradation de la qualité du travail[5] a des retentissements nouveaux sur la santé physique et morale[6] des salariés.

La place prise par les pathologies physiques et psychiques liées aux nouveaux modes d’organisation et de management des équipes justifient que la prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des risques psychosociaux (RPS) soient désormais en tête des priorités d’action des services de santé au travail[7]. Les TMS sont ainsi devenues la première cause de maladie professionnelle reconnue en France avec une progression de 18% par an depuis 10 ans, et un salarié européen sur cinq déclare souffrir de troubles de santé liés au stress au travail selon l’INRS[8].

Bien sûr, l’ensemble de ces nouveaux besoins de santé est encore accentué par le vieillissement de la population, conséquence à la fois de la démographie et de l’augmentation de l’âge de la retraite.

Enfin, la crise économique soulève avec une acuité nouvelle la question du maintien dans l’emploi des salariés les plus fragiles, notamment du fait de l’âge ou du handicap, tandis que, parallèlement, l’aggravation des problèmes de santé publique [9] se fait sentir au sein même des entreprises.

 

1.2      La protection des catégories les plus fragiles

Pour l’Etat, la protection des populations les plus fragiles, la santé et la sécurité publique constituent des objectifs centraux.

L’essor de l’industrie et du salariat l’ont conduit à affirmer très tôt son rôle, en fixant des règles en matière de sécurité, et en protégeant les catégories les plus fragiles. Ainsi dès 1890[10], la loi crée des délégués mineurs, ancêtres des CHSCT, chargés de représenter le personnel en matière de sécurité des conditions de travail. Surtout, en 1893 sont instaurées les premières règles de protection des travailleurs dans les établissements industriels, en matière d'hygiène et de sécurité. Parallèlement, la loi impose des limites au travail des enfants et d’autres catégories spécifiques de travailleurs[11].

Le développement de l’Etat-providence, avec la reconnaissance de nouveaux droits sociaux, la création de la sécurité sociale et la mise en place d’une médecine du travail en 1946, a encore étendu ce mouvement.

Aujourd’hui, cet objectif demeure toujours très présent. Ainsi, le code du travail prévoit des dispositions particulières pour les femmes enceintes, les jeunes travailleurs et les salariés titulaires d’un contrat « précaire »[12] et la loi fixe les modalités d’une surveillance médicale renforcée[13] pour certaines catégories de salariés plus fragiles ou plus exposés. Le statut protecteur de la femme enceinte relève aussi de cette préoccupation : celle-ci ne peut pas faire l’objet de discrimination du fait de son état, ses conditions de travail peuvent être adaptées et les motifs et modalités de son licenciement sont strictement encadrés[14].

Le foisonnement des règles d’origine étatique en matière de conditions de travail s’explique également par le fait qu’en cherchant à protéger les travailleurs, l’Etat protège aussi les citoyens, car la protection des salariés en interne rejoint celle de la sécurité en générale : accidents du travail et accidents industriels relèvent de la même exigence de sécurité[15], et le déploiement des objectifs de santé publique s’appuie en particulier sur la médecine du travail[16].

   De multiples organismes publics (assurance maladie risques professionnels[17], services de l’État[18], agences spécialisées[19]) sont chargés de la mise en œuvre du Plan santé travail qui détaille les priorités stratégiques définies par le gouvernement.

 

 1.3       La négociation des conditions collectives de travail

 Les conditions de travail constituent un domaine de prédilection pour le dialogue social et de nombreux accords interprofessionnels et de branche sont régulièrement signés sur l’égalité hommes/femmes, le temps de travail, et l’hygiène et la sécurité[20]. C’est aussi un des thèmes privilégiés des obligations de négocier imposée par le code du travail [21].

La négociation d’accords nationaux interprofessionnels (ANI) est particulièrement riche sur ce sujet[22] et préfigure généralement les modifications apportées par le législateur au code du travail. Celui-ci a souhaité, depuis les lois Auroux de 1982, instituer au sein même de l’entreprise une instance spécifique de concertation et de négociation : le CHSCT, dont la place est grandissante.

Institué par la loi du 23 décembre 1982[23], le CHSCT est une instance obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés[24]. Il a été doté d’emblée de pouvoirs importants qui ont été précisés par la jurisprudence : ses membres ont un droit d’inspection et d’enquête en matière d’accident du travail; ils doivent être obligatoirement consultés « avant toute décision d’aménagement important », et disposent d’un droit d’alerte qui déclenche des procédures obligatoires pour l’employeur ; ils peuvent enfin faire appel à un expert « à titre consultatif et occasionnel » à la charge de l’employeur[25].

Le CHSCT est souvent resté un lieu consensuel où représentants des employeurs et des salariés cherchent à améliorer la vie au travail. Aujourd’hui, aucun projet important n’échappe à la compétence du CHSCT, car la notion de « conditions de travail »[26] s’est considérablement élargie jusqu’à englober les réorganisations[27], le temps de travail (régime des pauses) mais aussi les systèmes d’évaluation[28], etc.

Sur des sujets qui nécessiteraient une réflexion consensuelle les syndicats sont parfois tentés de « théatraliser » leur position et n’hésitent plus à multiplier les recours en justice. Des problématiques complexes comme la prévention du stress ou du harcèlement moral deviennent ainsi des prétextes pour réclamer des effectifs supplémentaires ou mettre en cause l’encadrement[29].

 

 

 2.        Santé et prévention des risques professionnels

 

L’approche fondée sur le risque -et ses deux corollaires que sont l’assurance et la prévention- se superpose à la précédente : d’abord en garantissant au salarié une protection étendue en cas d’accident, mais aussi en augmentant sans cesse la responsabilité de l’employeur dans la prévention des risques professionnels.

 

2.1      L’assurance du risque d’accident ou de maladie professionnelle

 Le salarié bénéficie d’une protection particulièrement étendue en cas de survenance d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle. C’est le premier risque dont l’indemnisation a fait l’objet d’une législation spécifique [30]; il s’inscrit dans le cadre de notre système de sécurité sociale au sein d’une branche particulière qui lui confère des caractères propres[31], en particulier en ce qui concerne son mécanisme de financement[32]. Selon une conception très « assurancielle », à partir du moment où le risque se réalise, le salarié n’a pas la charge de prouver la faute de l’employeur et la victime obtient la réparation de son préjudice de manière forfaitaire et automatique.

 

La notion juridique d’accident du travail est largement définie[33] : il s’agit d’un événement soudain (pour le distinguer de la maladie) ayant occasionné une lésion (physique ou psychique[34]) survenue par le fait ou à l’occasion du travail (c’est-à-dire pendant que le salarié est placé sous la subordination juridique de son employeur[35]). La notion a été étendue aux accidents de trajet survenus sur le « parcours normal » du salarié pour se rendre sur son lieu de travail.

Le critère de la maladie professionnelle est plus simple : est présumée d’origine professionnelle toute maladie inscrite au « tableau » prévu à l’article R 461-3 du code de la sécurité sociale.

Le salarié-victime bénéficie d’un statut très protecteur puisque la suspension de son contrat de travail s’accompagne du maintien de tous ses droits, notamment à l’ancienneté, à l’avancement et aux congés, et qu’il est protégé contre le licenciement[36].

Le mécanisme de la réparation est particulièrement favorable car il assure la gratuité des soins, le paiement d’indemnités journalières majorées et d’une indemnité temporaire d’inaptitude, ainsi que le versement -à la victime et aux ayants-droit- d’une rente accident du travail en cas d’incapacité permanente.

  Ce dispositif dérogatoire trouve sa limite dans le caractère forfaitaire de la réparation, la victime et ses ayants-droit ont donc intérêt à démontrer la faute inexcusable de l’employeur (certes de plus en plus facilement admise, voir plus loin), et à se constituer partie civile dans l’action pénale, pour obtenir une majoration de la rente et la réparation intégrale de leur préjudice, au risque de multiplier les instances contentieuses.

 

2.2      L’obligation de la prévention des risques professionnels

Depuis une trentaine d’années, la responsabilité pour risque -sans faute- se développe dans différents domaines[37] avec un but essentiel : faciliter une indemnisation quasi-automatique de la victime, en dissociant la réparation de la responsabilité.

La législation sur les accidents du travail, précurseur dans ce domaine[38], est souvent citée en exemple de responsabilité objective qui fait supporter la charge de l’aléa sur ceux -les employeurs- qui introduisent le risque pour des raisons économiques[39].

Pourtant, ce mécanisme trouve aujourd’hui ses limites aussi bien dans le caractère forfaitaire de l’indemnisation des salariés-victimes que dans son coût pour les entreprises.

Aujourd’hui, par une construction législative et jurisprudentielle opportuniste, l’accent est mis sur la prévention des risques et le contrôle de l’effectivité des mesures prises par l’employeur.

Ainsi, le code du travail[40] ne se limite pas à fixer un but - assurer la sécurité et protéger la santé-, il précise également les mesures que doit prendre l’employeur[41] (des actions de prévention, des actions d’information et d’information, une organisation et des moyens) et fixe une méthode [42] consistant notamment à analyser puis évaluer les risques, les formaliser dans un « document unique »[43] et planifier des actions de prévention en intervenant sur l’ensemble des facteurs de risques largement définis.

Ce cadre législatif et réglementaire ne fait pas de distinction selon la nature du dommage (physique ou mental) qu’entraîne la réalisation du risque. Il cite d’ailleurs explicitement les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel qui font l’objet de dispositions distinctes[44]. Les risques psychosociaux -notion plus difficile à appréhender qui recouvre le stress et la souffrance au travail et qui ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique- doivent également être gérés et prévenus au même titre que les autres risques professionnels.

La prévention des risques a enfin été étendue à la prévention de la pénibilité[45]. Celle-ci est définie comme « l’exposition à certains facteurs de risques identifiés et à des contraintes physiques marquées, à un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail susceptibles de laisser des traces durables identifiables et irréversibles sur la santé ».

 

2.3     L’extension de l’obligation générale de sécurité de l’employeur

L’obligation générale de sécurité édictée par l’article L. 4121-1 du code du travail à la charge de l’employeur s’est étendue au fur et à mesure que de nouveaux facteurs étaient identifiés comme susceptibles d’altérer la santé des salariés. Elle est désormais invoquée par la jurisprudence sociale dans la plupart des contentieux individuels du travail[46].

La responsabilité de l’employeur peut donc être engagée en cas d’accident -même quand il résulte de violences entre salariés[47]- et de maladie liée à l’exposition à des substances dangereuses[48] -même si le salarié ne présente pas de signes d’intoxication[49]-. C’est aussi le cas lorsque le salarié a eu à subir, soit le harcèlement moral d’une personne identifiée[50], soit la souffrance résultant de méthodes de management inappropriées générant du stress, ou une charge de travail excessive[51]. En effet, « l’employeur ne peut imposer au salarié de façon répétée et constante des conditions de travail telles qu’elles portent atteinte à ses droits, à sa dignité et à sa santé »[52]. De façon plus contestable, la cour de cassation s’est également appuyée sur l’obligation de sécurité pour contester un projet de réorganisation qui aurait entrainé l’isolement d’un technicien de surveillance[53].

Depuis les arrêts « amiante » du 28 février 2002[54], cette obligation de sécurité est une obligation de résultat, au sens où la faute de l’employeur résulte du simple fait qu’il « aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ». La pertinence et l’adéquation des mesures prises doivent être établies par l’employeur sous le contrôle du juge, et cette jurisprudence constitue un instrument juridique très efficace pour contrôler l’effectivité des mesures de prévention mises en œuvre par l’employeur.

Le manquement à cette obligation constitue une faute inexcusable au sens de l’article L 452-1 du code de la sécurité sociale, c’est-à-dire que le salarié peut passer d’un régime d’indemnisation forfaitaire propre aux accidents du travail à un régime de réparation intégrale de son préjudice[55].

Seul le cas de force majeure peut exonérer l’employeur de sa responsabilité -mais pas la faute de la victime- et la relaxe des poursuites au pénal n’empêche pas la reconnaissance de la faute au civil.

L’employeur doit donc assumer une responsabilité très étendue, proche d’une responsabilité sans faute[56].

 

 

 3.         Santé et médecine du travail

 

La protection de la santé au travail des salariés repose enfin sur l’organisation d’une médecine de prévention obligatoire[57]. Originalité depuis 1946 de notre système de protection sociale, le financement du dispositif repose directement sur les employeurs et non sur des cotisations sociales.

            Les médecins du travail sont exclusivement des médecins spécialisés, qui n’exercent pas « en libéral » mais comme salariés, soit d’une entreprise, soit d’une association inter-entreprises. La perspective d’une carrière peu valorisée a fortement diminué le nombre de candidats à la fonction. Le vieillissement de la population médicale (75% des médecins du travail ont plus de 50 ans) réduit donc progressivement les effectifs et contribue à leur démobilisation.

Face aux enjeux de cette « crise de la médecine du travail », une nouvelle[58] et importante réforme est entrée en vigueur en 2012[59]. Elle tente de redéfinir les missions du médecin du travail en faisant de celui-ci « le conseiller de l’employeur, des travailleurs, des représentants du personnel et des services sociaux »[60]. Elle encadre également ses conditions d’exercice[61] afin de préserver son indépendance professionnelle et fonctionnelle.

Comme pour illustrer la double approche des problématiques de santé au travail (cf. supra), le médecin du travail se voit confier deux missions : procéder à des examens médicaux réguliers et conduire des actions de prévention en milieu de travail[62]. Il s’agit de deux activités très différentes, et pourtant complémentaires : la première est une activité médicale personnelle et exclusive[63], la seconde implique au contraire des collaborations nombreuses avec d’autres professionnels de santé ou de prévention des risques [64].

 

 3.1     Le contrôle de l’aptitude individuelle au poste de travail

 La problématique de l’aptitude au poste est au centre des préoccupations des employeurs, à l’embauche mais aussi tout au long de la vie professionnelle. Il est en effet essentiel de garantir que le salarié possède les aptitudes physiques et mentales nécessaires pour assurer les tâches qui lui sont confiées au titre de son contrat de travail.

Le code du travail impose un suivi individuel de l’état de santé de chaque salarié, sous forme d’examens médicaux périodiques[65]. Ces visites interviennent d’abord à l’embauche, et à la reprise du travail après un long arrêt maladie. La loi impose aussi une visite à échéances régulières, obligatoire pour tous; en dehors des échéances prévues, donc à tout moment, le salarié ou son employeur peut demander un examen médical.

C’est à l’occasion de ces visites que le médecin du travail est notamment conduit à se prononcer sur l’aptitude du salarié à son poste de travail. Cette compétence exclusive est au cœur du dispositif de protection de la santé au travail puisque l’ensemble des avis médicaux sur l’aptitude du salarié s’impose à l’employeur.

 En cas de problème de santé avéré, dont la nature reste couverte par le secret médical, le médecin a d’abord  la possibilité de prononcer un avis d’aptitude temporaire (nouvelle visite à prévoir), avec réserves (restrictions sur certaines tâches, comme par exemple le port de charges lourdes) ou à temps partiel (reprise progressive pour des raisons thérapeutiques).

 Dans les deux premiers cas, l’employeur  doit impérativement aménager le poste de travail du salarié notamment en supprimant les activités interdites.

 En principe, l’inaptitude totale au poste est constatée après une étude spécifique du poste, et après deux examens médicaux de l’intéressé espacés de deux semaines[66]. Mais un seul examen suffit en cas de danger immédiat ou, depuis la nouvelle loi[67], dans la mesure où le salarié a été vu dans le cadre d’une visite de pré-reprise.

L’avis d’inaptitude peut être énoncé formellement, ou plus souvent résulter implicitement de l’importance des réserves émises, qui rendent impossible le maintien dans le poste. En effet, les médecins hésitent à prononcer une inaptitude totale, qui signifie souvent le licenciement du salarié, et cherchent davantage à favoriser son maintien dans l’entreprise avec des aménagements. Des difficultés sont fréquemment rencontrées à ce stade et se traduisent par une forte augmentation des recours formés devant l’inspecteur du travail, qui statue après avis du médecin inspecteur du travail[68].

  L’avis d’inaptitude crée pour l’employeur une obligation de chercher concrètement à reclasser le salarié dans un emploi aussi comparable que possible dans l’entreprise[69] en prenant en compte les conclusions écrites du médecin, « au besoin par la mise en œuvre de mesures telles que mutations, transformations de postes de travail ou aménagement du temps de travail ».

  L’employeur dispose d’un délai d’un mois pour conduire cette recherche ; durant cette période, ainsi qu’entre les deux visites, le salarié n’est pas payé[70].

  L’effectivité de ce « droit au reclassement » est vérifiée par les tribunaux et fait l’objet d’une abondante jurisprudence[71].

 A l’issue de la période d’un mois, lorsque le reclassement s’avère impossible, du fait de l’absence de poste approprié ou d’un refus non abusif du salarié, l’employeur peut procéder à un licenciement pour inaptitude. La procédure est strictement encadrée, à défaut le licenciement sera sans cause réelle et sérieuse : c’est ainsi à l’employeur de motiver son refus de prendre en considération les propositions du médecin du travail ou d’apporter la preuve de l’impossibilité du reclassement.

La protection du salarié est renforcée lorsque l’inaptitude fait suite à un accident du travail ou à une maladie professionnelle, notamment par la nécessaire consultation des délégués du personnel et le doublement de l’indemnité de licenciement, qui est en plus augmentée d’une indemnité compensatrice de préavis.

 

3.2     Le nouveau cadre réglementaire : « démédicalisation » ou nouvelle ambition ?

 La pénurie médicale a conduit à des dysfonctionnements graves[72] et ne permettait plus de répondre aux seules obligations réglementaires du contrôle de l’aptitude. Le premier apport de la réforme de 2011 est donc de « desserrer »  les contraintes réglementaires du suivi individuel, en allégeant sa périodicité, tout en maintenant une surveillance renforcée sur les populations les plus fragiles.

 Ainsi, la fréquence des visites périodiques pourra être supérieure à 24 mois, si l’entreprise et le service de santé au travail mettent en place des entretiens infirmiers. De même, dans le cas général, la visite de reprise est désormais imposée après une absence de 30 jours, et non plus de 21.

En revanche, les salariés qui font l’objet d’une surveillance médicale renforcée continuent d’être soumis à une périodicité imposée (tous les 24 mois, au lieu de 12 antérieurement). De même, une visite de pré-reprise devient obligatoire pour les salariés en arrêt de travail depuis plus de trois mois, pour lesquels on peut supposer que le retour à l’emploi sera de ce fait plus difficile.

Face à l’évolution de la démographie médicale et des besoins des salariés, le législateur a également souhaité élargir le nombre des intervenants[73] et imposé une approche pluridisciplinaire de la santé au travail.

Cette orientation, qui devrait faire du médecin du travail un « animateur  et coordonnateur d’équipe », se heurte à leur mode de fonctionnement actuel et à leur culture.

 Les pouvoirs donnés aux médecins du travail dans le contrôle de l’aptitude du salarié les ont en effet souvent placés en situation de « contre-pouvoir » vis à vis de l’employeur, attitude renforcée parfois par un certain « militantisme médical ».

Malgré la reconnaissance de leur indépendance[74], la réforme a ainsi soulevé une vague de critiques dans leurs rangs[75] : attachés à leur pratique professionnelle[76], beaucoup de médecins acceptent mal d’être intégrés dans un dispositif où ils ne seront plus les seuls intervenants et dans lequel leurs priorités seront précisées régionalement par un « contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens » avec l’Etat et la sécurité sociale[77].

 

                                                        *

 

Face à ces approches « croisées » de la santé au travail, une exigence nouvelle pourrait en imposer à l’avenir une vision plus globale : le suivi de la pénibilité tout au long de la vie professionnelle du salarié pour éviter le risque de la désinsertion professionnelle par l’usure au travail.

Le droit du travail s’est construit en se détachant de la relation contractuelle civiliste entre l’employeur et le salarié. Une manifestation récente de cette construction permanente est la notion de « portabilité » des droits sociaux, qui permet d’en conserver le bénéfice au-delà des changements successifs d’employeurs[78].

A l’occasion du débat sur les retraites, le législateur a récemment organisé une « traçabilité » de la pénibilité subie par le salarié dans ses différents emplois pour en mesurer les effets à la fin du parcours professionnel[79]. On n’a pas encore bien mesuré les conséquences de cette innovation dans le droit à la santé au travail durant la vie active.

En tout état de cause, la difficulté de maintenir dans l’emploi les travailleurs les plus fragilisés incite à penser dorénavant la santé et la sécurité au travail de façon prévisionnelle et anticipée : il faudra pouvoir adapter progressivement le poste de travail de chaque salarié en fonction de l’évolution de sa santé physique et mentale afin de garantir son employabilité tout au long de son parcours professionnel.

 

 



[1] la quatrième partie « Santé et sécurité du travail » du code du travail est la plus volumineuse et celle dont le champ d’application est le plus large, cf. art.L.4111-1

[2] selon la DARES : « entre 1998 et 2005, l’intensification du travail semble avoir connu une pause »

[3] 15% des salariés sont concernés par le travail de nuit et l’augmentation est particulièrement sensible pour les femmes, voir le rapport de juillet 2010 du Conseil économique, social et environnemental

[4] voir par exemple, sur la toxicité des vapeurs du bitume conjuguées à l’exposition au soleil : CA Lyon 13 novembre 2012 condamnant Eurovia suite au décès d’un ouvrier mort d’un cancer de la peau, l’exposition aux fibres céramiques réfractaires et aux nanoparticules, etc.

[5]  notamment par de nouvelles organisations du travail « au plus juste », la complexification des tâches, l’individualisation du travail, les nouvelles exigences de la clientèle, les mobilités professionnelles non souhaitées, etc. voir l’intervention de Philippe Davezies lors du colloque « Travail, identités, métier : quelles métamorphoses ? » reproduit sur le blog voilà-le-travail.fr « Chroniques de l’humain en entreprises » le 20 fev.2011

[6]  ce qui justifie les actions de prévention des risques psycho-sociaux, voir pour une jurisprudence récente : cass. civ. 8 novembre 2012 n° 11-23.855 qui reconnaît la faute inexcusable de l’employeur suite à l’infarctus dont a été victime un cadre soumis à une surcharge de travail

[7] les risques identifiés comme prioritaires par le Plan de santé au travail 2010-2014 du gouvernement sont les risques chimiques, les TMS et les risques psychosociaux

[8] Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles

[9] l’entreprise est aussi un lieu d’information et de prévention : voir les actions conduites sur le SIDA dans les années 90, la grippe H1N1 en 2009, les pratiques addictives et notamment la consommation de cannabis, les pathologies psychiatriques, etc.

[10] loi du 8 juillet 1890

[11] sur le travail des enfants : lois du 14 mai 1874, 22 mars 1841, 2 novembre 1892

  

[12] art. L 4151 c. trav.

[13] voir infra, la médecine du travail : la SMR concerne les travailleurs de moins de 18 ans, les femmes enceintes, les salariés exposées à des nuisances particulières (amiante, plomb, etc.) et les travailleurs handicapés, voir arrêté du 2 mai 2012 (JO du 8 mai)

[14] art. L 1225-1 à L 1225-6

[15] ainsi, dans l’affaire AZF, la Cour d’appel de Toulouse, le 24 septembre 2012, a déclaré coupable d’homicide involontaire l’exploitant de l’usine et son ex-directeur.

[16] le « livre des plans de santé publique » publié par le Ministère des affaires sociales et de la santé incorpore ainsi logiquement le « plan de santé au travail ».

[17]  Direction des risques professionnels de la CNAMTS et son réseau régional des CARSAT, CRAM, etc.

[18] Direction générale du travail, Conseil d’orientation des conditions de travail, Inspection du travail, etc.

[19] comme l’INRS, l’OPPBTP, l’ANACT, l’ANSES, l’INVS, l’IRSN...

[20] voir le « Bilan de la négociation collective en 2011 » présenté au sein de la CNCC le 27 août 2012.

[21] art. L 2241 c.trav. ; note d’analyse n° 240 sept. 2011 du centre d’analyse stratégique « Les obligations et incitations portant sur la négociation collective ».

[22] voir notamment, ANI du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail, du 2 juillet 2008 sur le stress au travail.

[23] art. L 4611 c. trav.

[24] le refus de le réunir constitue un délit d’entrave : cass.crim. 4 janvier 1990

[25] le CHSCT est dotée de la personnalité civile : cass. soc 17 avril 1991 n°89-17993

[26] par exemple, sur l’introduction dans le règlement intérieur de dispositions permettant le dépistage préventif de produits stupéfiants par test salivaire : cass.soc. 8 février 2012 (1° espèce)

[27] un projet d’évolution d’un parc informatique et de déploiement de nouveaux logiciels ne constitue pas un projet « important » au sens du code du travail : cass.soc. 8 février 2012 (2°espèce) ; sur la fusion de deux services, voir cass.soc.26 janvier 2012

[28] Cour d’appel de Versailles GEMS 2 octobre 2012 n°12/00276

[29] « en 30 ans, le CHSCT est devenu la « bête noire » des directions », Le Monde du 26 octobre 2012.

[30] loi du 9 avril 1898

[31] Droit de la sécurité sociale, JJ Dupeyroux et X Pretot, Dalloz, pp.134 et s.

[32] plus les effectifs sont importants, plus la cotisation due par l’employeur est individualisée et varie en fonction du nombre et de la gravité des accidents survenus

[33] L. 411-1 c.sec.soc.

[34] la dépression nerveuse consécutive à un entretien d’évaluation a été qualifiée d’accident du travail, c.cass.civ. 1° juillet 2003, n°02-30.56

[35] sur les salariés en mission, voir les conclusions de M.Kehrig sur cass.soc. 19 juillet 2001 99-20.603 et 99-21.536

[36] art. L 12226-6 et s.

[37] en droit administratif, mais aussi L. 4 janvier 1978 pour les défauts de construction, L.5 juillet 1985 sur les accidents de circulation, ainsi que certains régimes spécifiques (maladies transmises par transmission sanguine, amiante, etc.)

[38] loi du 9 avril 1898

[39] cf. Responsabilité et socialisation du risque, Conseil d’Etat, rapport public 2005

[40] dispositions issues de la loi du 31 décembre 1991 qui est venue transposer en droit français les dispositions de la directive-cadre européenne 89/391, en date du 12 juin 1989, visant à promouvoir la prévention des risques professionnels.

[41] art. L 4121-1c.trav.

[42] art. L 4121-2 et 3 c.trav.

[43] art. R 4121 c.trav.

[44] art. L 1152-1 et L 1153-1 c.trav.

[45] la loi du 9 novembre 2010 sur les retraites devenue art. L 4121-3 c.trav. a défini ces critères pour permettre de maintenir l’âge de 60 ans à certains travailleurs.

[46] voir Michel Blatman « Actualités de la jurisprudence : l’obligation de sécurité » disponible sur le site www.afdt-asso.fr

[47] cass.soc. 15 dec.2010 n°09-41099

[48] l’amiante (cass.civ 31 oct.2002), des produits chimiques (CA Agen 24 juin 2003), du benzéne (cass.civ.8 mars 2005), des produits de nettoyage toxiques (CA Douai 21 dec. 2007), des poussières radioactives (CA Nîmes, 9 juin 2009), le tabagisme (cass. soc 29 juin 2005) et récemment le bitume (CA Lyon 13 novembre 2012).

[49] cass.soc. 30 nov. 2010, absence de fourniture d’un masque de protection à un salarié intérimaire exposé au chrome

[50] en particulier lorsque l’employeur veut se débarrasser d’un cadre en multipliant les mesures vexatoires cass.soc. 22 juin 2011

[51] employeur ayant placé une salariée présentant de signes apparents de décompensation anxio-dépressive dans une situation difficile en lui demandant d’effectuer des tâches supplémentaires cass.soc 24 juin 2009 n° 07-41.911 et 08-41.050 ; employeur dont la politique de réduction des coûts a eu pour conséquence une surcharge de travail pour un salarié, victime d’un infarctus reconnu comme accident du travail cass.civ. 8 novembre 2012 n°  11-23.855

[52] Chrystelle Lecoeur, note sous CA Aix en Provence 6 mai 2008, la semaine juridique n°39, 23 septembre 2008 

[53] Cass.soc. 5 mars 2008 n° 06-45.888 Snecma

[54] cass. soc. 28 février 2002 n°OO-10.051 ; cass. ass. 24 juin 2005 n°03-30.038

[55] cf. supra

[56] celle-ci serait engagée par la seule constatation de l’altération de la santé du salarié et de l’existence d’un lien de causalité entre le travail et le préjudice subi

[57] art. L 4621-1 et s.

[58] cf. directive européenne du 12 juin 1989, ANI Santé au travail du 18 dec. 2000, L. du 17 janv. 2002, D. n°2004-760 du 28 juillet 2004.

[59] Loi n°2011-867 du 20 juillet 2011; décrets n°2012-137 et 135 du 30 janvier 2012; circulaire DGT/13 du 9 novembre 2012

[60] art. R 4623-1

[61] art. R 4626-9 et s.

[62] art. R 4623-1

[63] art. R 4623-14, cependant, la loi prévoit que le médecin peut dorénavant confier certaines activités aux infirmiers, cette disposition permettra d’espacer davantage la périodicité des visites médicales en les faisant alterner par des entretiens infirmiers.

[64] art. R 4624-1, le médecin doit personnellement consacrer à ces actions le tiers de son temps de travail pour réaliser des études de postes, analyser des risques et nuisances professionnels, participer au CHSCT, faire des enquêtes épidémiologiques, informer, etc.

[65] art. R 4624-10 et s.

[66] art. R 4624-31 et s.

[67] cf.infra

[68] art. R 4624-34 et s.

[69] art. L 1226-2

[70] sauf accident du travail ou maladie professionnelle

[71] notamment, sur l’effectivité de la recherche d’un poste de reclassement, cass. soc. 25 mars 2009 n° 07-41708 et 07-44748, cass. soc. 7 mars 2012, n°11-11311 et 10-18118, cass. soc. 6 février 2008, n° 06-44413

[72] la norme de 3 300 salariés suivis par médecin était fréquemment dépassée, et certains salariés n’ayant pas bénéficié des visites réglementaires n’hésitaient pas à demander aux tribunaux de « prendre acte » de leur licenciement

[73] professionnels de santé au travail soumis au code de la santé publique (infirmier, psychologue, ergonome, etc.) et techniciens de  prévention des risques

[74]  Cons. état 25 juin 2012, n°358108 

[75] voir par exemple « Une réforme destinée à en finir avec la médecine du travail », Alain Carré , Les cahiers SMT, mai 2012

[76] voir art.4127-69 c. santé publique « l’exercice de la médecine est personnel ; chaque médecin et responsable de ses décisions et de ses actes »; ibid. c.trav. art R4626-13 « le médecin du travail assure personnellement l’ensemble de ses fonctions »

[77] L. 4622-10 et s.

[78] portabilité du DIF, L. 24 nov. 2009 ; des droits Santé et Prévoyance, ANI 11 janv. 2008

[79] L 4121-3-1, le service de santé est destinataire de la fiche de prévention des expositions et une copie est remise au travailleur à son départ.

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