En effet, la corruption sape tous les efforts d'approfondissement de l'Etat de droit. D’un côté, elle fragilise l'ensemble des institutions étatiques et d’un autre côté, elle place l'Etat dans l'incapacité de garantir les droits et libertés fondamentaux des citoyens.
L’article 1er de la constitution congolaise du 18 Février 2006 définit la République démocratique du Congo comme étant un "Etat de droit". Mais ce concept « Etat de droit », repris plus d’une fois dans la constitution congolaise, tout comme la "corruption" soulèvent assez des controverses quant à leur vrai sens. Il serait donc utile de voir en détail ce qu’ils peuvent sous-entendre, avant d’examiner le lien possible pouvant exister entre les deux.
1. Corruption et Etat de droit : définitions et concepts
1.1. La corruption
La Convention des Nations Unies contre la corruption (ratifiée par la RDC en 2010) et meme le Code pénal Congolais ne définissent pas la corruption, ils se limitent plutôt à énumérer les actes considérés comme constitutifs de l’infraction de corruption.
Nous pouvons ainsi résumer avec Transparency International que la corruption est « l’abus de pouvoir à des fins d’enrichissement personnel»[1]. En d’autres mots, la corruption n’est rien d’autre que le fait pour un agent public ou toute autre personne d’abuser de son autorité ou de son pouvoir pour ses propres intérêts.
De cette définition, on peut déjà comprendre que la corruption est une infraction plurale, c’est-à-dire, une infraction dont la commission exige la présence d’au moins deux personnes (le corrupteur et le corrompu). Elle suppose donc que chacun de deux agents qui concourent à l’infraction, l’un corrompant et l’autre se laissant corrompre, joue un rôle égal et séparément qualifié et par conséquent, tous deux sont coupables.
1.2. L'Etat de droit
S'agissant de "l'Etat de droit" disons que ce concept n'est pas aussi facile à cerner. Invoqué constamment, l’Etat de droit est cependant rarement défini de sorte qu’il ne parvient à faire l’unanimité qu’en reposant sur des apparences ou de confusion de sens. Malgré tout, il reste une notion fondamentale en ceci que tout projet, toute réforme, modeste ou d’envergure, s’accompagnent d’une appréciation tendant à les légitimer ou à les condamner au regard de ce qui parait être l’idéal suprême[2].
Néanmoins, il est généralement admis que l’Etat de droit implique « la soumission de l’ensemble des institutions à la loi, la séparation des pouvoirs, le libre exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que l’égalité devant la loi de tous les citoyens, femmes et hommes »[3].
Pris dans ce sens, l’Etat de droit renferme un certain nombre des principes permettant de garantir aux citoyens les conditions optimales de leur épanouissement. Il demeure d’ailleurs un atout pour le développement économique et la paix sociale, à la seule condition que le pays concerné mette en place un système judiciaire approprié en vue de garantir leur instauration et leur maintien.
Ainsi, pour ces raisons, nombreux aimeraient bien vivre dans cet Etat de droit, fondé sur les principes d’égalité, d’équité, de justice et d’intégrité. Mais cela ne peut être possible en présence d’une corruption généralisée, qui affaibli l’appareil judiciaire, le rendant ainsi incapable de répondre à ses fonctions de base, et place l’Etat dans l’incapacité de garantir les droits et libertés fondamentaux des citoyens.
2. Effets de la corruption sur l'Etat de droit
2.1. L'affaiblissement de l'appareil judiciaire
Les perceptions congolaises sur la corruption dans le secteur judiciaire sont décevantes. Il y a peu, l’actuel Président de la RD Congo affirmait « N’être pas satisfait du bilan dans le domaine de la justice » [4]. Le même constat a été fait en son temps, par l’ancien Ministre de la justice qui, dans son discours officiel prononcé lors de la rentrée judiciaire 2017 – 2018, fustigeait le comportement peu responsable des magistrats congolais au travers l’expression « Messieurs 3 V », comme pour dire que les magistrats congolais aiment les vestes (1er V), les voitures (2e V), et les villas (3e V)[5]. Ce qui est certain est qu’au Congo, la justice qui devrait jouer un rôle de premier plan dans le combat contre la corruption et tant d'autres actes repréhensibles, se retrouve elle-même entamée et affaiblie par la corruption.
Pourtant, l’établissement d’un Etat de droit requiert nécessairement la mise en place des institutions solides et capables de bien jouer leurs rôles respectifs. Un pouvoir judiciaire indépendant, impartial et efficace est perçu comme un garant de la stabilité politique et la sécurité indispensables pour enrayer l’abus du pouvoir[6]. En effet, c’est la justice qui a la charge de faire respecter les règles du droit et de garantir les droits et libertés fondamentaux des citoyens. C’est elle qui pose les limites de « l’acceptable » et de « l’inacceptable », et cela se produit notamment au travers d’un travail sur des cas emblématiques pouvant mener à l’établissement des précédents ou mieux, à la création d’une jurisprudence, afin de favoriser des changements dans le cadre juridique du pays et d’apporter des évolutions sociales significatives. Ceci implique nécessairement qu’elle soit indépendante à l’égard des pouvoirs exécutif et législatif. En outre, ceci implique que chaque citoyen a accès aux cours et tribunaux dans le respect bien entendu, des droits de la défense, de la présomption d’innocence et tant d’autres principes, à défaut de quoi on ne peut véritablement parler de l’Etat de droit.
Malheureusement, la corruption en RD Congo est un phénomène de grande ampleur. L’appareil judiciaire censé réprimer les actes de corruption se retrouve lui-même noyé dans ces mêmes pratiques. En réalité, les pratiques corruptives sont présente à tous les niveaux du système judiciaire congolais ; la facturation des services gratuits, les amendes transactionnelles excessives, l’immixtion des autorités politico-administratives ou sécuritaires (trafic d’influence), le versement de pots de vin aux acteurs judiciaires pour obtenir une décision dans le sens souhaité, le monnayage de la prise des décisions de liberté provisoire au-delà du cautionnement, le détournement des montants des cautions en rapport avec la liberté provisoire et des frais de fonctionnement[7], autant d’exemples des pratiques corruptives qui affaiblissent la justice congolaise et fondent la majorité des citoyens à demeurer méfiants vis-à-vis du système judiciaire congolais.
Manifestement, les institutions du secteur de la justice fragilisée par la corruption, manque de capacité et d’indépendance pour faire avancer ses propres réformes et s’attaquer efficacement au problème de la corruption, afin de fournir des services de qualité, justes et équitables aux citoyens[8]. C’est pourquoi, certains citoyens, par manque de confiance envers le système judiciaire congolais, préfèrent négocier directement entre eux et trouver des solutions à l’amiable que de saisir les instances judiciaires.
2.2. L’incapacité de l’Etat à garantir les droits et libertés fondamentaux des citoyens
L’Etat de droit implique en outre le libre exercice des droits et libertés fondamentaux par les citoyens. Et ces derniers impliquent à leur tour des obligations correspondantes pour l’Etat. C’est dire que l’Etat congolais doit respecter, protéger, promouvoir et réaliser tous les droits fondamentaux des citoyens, proclamés dans les différents instruments relatifs aux droits de l’homme auxquels il est partie. Mais cet engagement n’est pas aussi facile à honorer en présence d’une corruption généralisée qui prive l’Etat des ressources nécessaires.
S’il est vrai que la corruption existe dans toutes les sociétés, à des échelles et des degrés différents, la laisser croitre de manière incontrôlée prive l’Etat des moyens nécessaires pour assurer les besoins essentiels de ses populations[9]. La corruption apparait de ce fait comme l’une des causes majeures au cœur des atteintes des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels des citoyens.
La corruption entraine des violations des droits civils et politiques en déformant et en rendant inutiles les institutions politiques ainsi qu’en nuisant au fonctionnement des autorités judiciaires et des services de répression. A titre illustratif, la corruption lors des élections affaibli directement le droit des citoyens à participer à la gestion de la chose publique comme le veut bien l’article 25 du pacte international relatif aux droits civils et politiques.
En 2019 par exemple, il y a eu plusieurs allégations de corruption faites lors des élections des sénateurs et gouverneurs de provinces, et celles-ci ont d’ailleurs poussées le Procureur général près la cour de cassation, à solliciter le report des dites élections auprès du Président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI), pour pouvoir réunir les éléments probants en vue des poursuites judiciaires contre les présumés coupables[10]. Fort malheureusement, toutes ces mesures n’ont pas pu dissuader les acteurs impliqués dans ces pratiques interdites par la loi, bien au contraire, les rumeurs persistantes on fait état de la continuité de corruption intense des électeurs (députés provinciaux) par les candidats. De même, lors des échéances électorales de décembre 2023, plusieurs candidats gouverneurs comme sénateurs avaient aussi alertés plusieurs fois sur des cas « avérés » de corruption des députés provinciaux par les candidats gouverneurs et sénateurs dans différentes provinces.
Cette distorsion peut ainsi conduire à une représentation erronée de la prise de décision politique, du fait que les élus accédant au pouvoir ne sont ni indépendants vis-à-vis des décisions qu’ils prennent, ni représentatifs de leur électorat. Ceci affaibli donc le droit des citoyens à participer véritablement à la gestion de la chose publique.
De même que les droits civils et politiques, la corruption affecte autant les droits économiques, sociaux et culturels. L’article 2 (1) du pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels « contraint chacun des Etats parties au pacte, à agir tant par son effort que par l’assistance et la coopération internationale, notamment, sur le plan économique et technique, au maximum de ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le pacte par tous les moyens appropriés, y compris en particulier l’adoption des mesures législatives ».
Toutefois, en RD Congo, la réalisation des différents droits proclamés dans le pacte, entre autres ; le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit à un travail décent, le droit à un logement décent, le droit à l’eau potable, le droit à une alimentation adéquate, et tant d’autres demeure un défi. A vrai dire, le manque des ressources nécessaires dues notamment à la corruption, ne facilite pas la mise en œuvre concrète de tous ces droits de l’homme. Il s’observe ainsi un grand écart entre ces droits effectivement consacrés et leur réalisation.
Notons que contrairement aux droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels nécessitent l’intervention de l’Etat pour être effectifs, d’autant plus qu’ils ne peuvent être réalisés que si les pouvoirs publics fournissent des prestations permettant de les rendre effectifs, ce qui leur vaut la qualification des droits de créance. L’Etat congolais doit par exemple, disponibiliser des écoles voire des universités de qualité en nombre suffisant pour permettre aux citoyens de jouir effectivement de leur droit à l’éducation.
Quant au droit à la santé, il faut avouer que celui-ci reste vraiment à faire. L’insuffisance des infrastructures et services de santé de qualité et aux coûts abordables demeure criante en RD Congo. En plus, dans la majorité des structures de santé disponibles dans le pays, les équipements et le personnel de qualité font largement défaut. Dans ces conditions, plusieurs hauts responsables de l’Etat comme certains citoyens préfèrent solliciter carrément les services des structures de santé de l’étranger, pour s’assurer des soins de santé de qualité. Et il en est ainsi de l’accès à l’eau potable[11] et tant d’autres droits proclamés dans le pacte.
Conclusion
En conclusion, il est clair que la corruption demeure non seulement un danger pour l’approfondissement ou la survie de l’Etat de droit, mais bien plus, une entrave au développement social et économique des populations congolaises. A vrai dire, elle est source d'abus et d'injustice. Le moment est venu que tout citoyen (gouvernant comme gouverné) prenne conscience du danger que représente la corruption pour le présent et le futur du Congo et contribue à la maitriser.
Réferences
[1] TRANSPARENCY INTERNATIONAL, Les conventions contre la corruption en Afrique : Guide de plaidoyer pour la société civile, Berlin, 2006, p. 5.
[2] MEZUI ZENG Kevin Marcellin, « L’Etat de droit face à la raison d’Etat », in Bulletin scientifique du Centre d’éducation aux droits de l’homme et des peuples, n° 13, Juillet-Septembre 2023, p. 128.
[3] Voir le paragraphe 2 de la déclaration de Bamako, adoptée le 3 Novembre 2000 par les Ministres et chefs de délégations des Etats et gouvernements des pays ayant le Français en partage lors du symposium international sur le bilan des pratiques de la démocratie, des droits et des libertés dans l’espace francophone.
[4] Lire l’article de presse, RADIO OKAPI, « RDC : Felix Tshisekedi déçu par la justice congolaise », publié le 10 Juillet 2023, disponible sur https://www.radiookapi.net/2023/07/10/emissions/dialogue-entre-congolais/rdc-felix-tshisekedi-deçu-par-la-justice-congolaise (consulté le 04 Novembre 2023).
[5] ALUNGA MBUWA, « Trois cents faux juges vont être révoqués et déjà trois magistrats sont derrière des barreaux », cité par Hubert TSHISWAKA MASOKA, Société civile, partis politiques, gouvernement et l’édification de la démocratie en RDC, Lubumbashi, Editions TCCT, 2018, p. 29.
[6] MONUSCO, « Qu’est-ce que l’Etat de droit ? », disponible sur https://monusco.unmissions.org (consulté le 20 Janvier 2023).
[7] RD CONGO, AGENCE DE PREVENTION ET DE LUTTE CONTRE LA CORRUPTION, op. cit, p. 21.
[8] CENTRE DE RECHERCHE SUR L’ANTI-CORRUPTION, « Promotion de l’Etat de droit », disponible sur https://anticorruption-center.org/fr/programmes/promotion-de-letat-de-droit (consulté le 15 Janvier 2023).
[9] RD CONGO, CONSEIL SUPERIEUR DE LA MAGISTRATURE, op cit, p. 7.
[10] Lire à cet effet, l’article de presse VOA, « Le procureur général demande le report des élections des sénateurs et des gouverneurs », disponible sur https://www.voaafrique.com (consulté le 25 Mars 2023).
[11] A titre illustratif, « jusqu’en 2020, seuls 30 % des citoyens avaient accès à l’eau potable ». Chiffres avancés par le Ministre congolais des ressources hydrauliques le 22 Mars 2020 à l’occasion de la journée internationale de l’eau. Voir l’article de presse sur https://www.radiookapi.net/2020/03/23/actualité/société/rdc-seuls-30-de-congolais-ont-acces-facile-leau-potable-officiel (consulté le 21 Décembre 2022).