Alors que Google via Larry Page déclare en 2010 vouloir contrôler l’information du monde[1], on se demande si George Orwell n’avait pas juste dans son roman d’anticipation « 1984 » centré sur les thèmes de la perte de vie privée et la manipulation de la vie d'autrui. Cette histoire peut ainsi être citée pour aborder les risques d’Internet et mettre en lumière la nécessité d’un système normatif. C’est la conception même d’Internet qu’il convient de faire évoluer. Encore envisagé comme un espace de liberté, il ne s’accorde pas avec les récents contrôles opérés par les gouvernements sur le contenu des sites. Pour autant, il convient d’admettre qu’aujourd’hui Internet est bien plus qu’un lieu d’échange. C’est le lieu ou une entreprise conquit des parts de marchés, ou elle exerce parfois l’essentiel de son activité, ou elle recrute ses employés, ou elle obtient des informations sur ses concurrents et c’est aussi le lieu ou nous nous informons (n’êtes-vous pas connecté en ce moment même), ou nous consultons nos comptes bancaires, ou nous achetons une voiture, ou nous échangeons avec nos proches. Autant dire que des règles sont aujourd’hui nécessaires pour encadrer ces activités, autrement des dérives sont à craindre et ce qui s’apparente à un espace de liberté pourrait très vite ne plus l’être. Gardons à l’esprit le slogan du gouvernement décrit par George Orwell, « la liberté c’est l’esclavage ».
L’affaire « Yahoo »[2] a symboliquement été rendu par le Tribunal de Grande Instance de Paris au tout début de ce millénaire et révélé une partie du problème juridique qui nous intéresse à savoir l’inadéquation des règles droit international privé avec Internet. L’explication est simple, Internet génère un trafic transfrontalier particulièrement grand et la détermination du droit applicable et de la juridiction compétente ne sont pas possible avec les critères de rattachement traditionnels du droit international privé, ces derniers reposant essentiellement sur une localisation territoriale (Lieu de conclusion du contrat, de production du dommage…).
Les tribunaux continuent cependant de faire application de ces critères dont la pertinence est contestable et qui mènent à des décisions inapplicables. Ainsi, la décision rendue par le Tribunal de grande instance de Paris et qui sanctionna Yahoo en exigeant un retrait du contenu litigieux rencontra un obstacle de taille aux Etats-Unis (lieu du siège de Yahoo), la liberté d’expression consacrée par le 1er amendement de la Bill of Rights. C’est ce qui justifia le refus des juridictions américaines de prononcer un jugement d’exequatur. Un autre exemple révélateur est celui de l’arrêt rendu par la High Court of Australia le 10 décembre 2002[3] ou les juges australiens statuèrent sur le fait que les responsables du média en ligne qui publie les propos supposés diffamatoires relèvent des tribunaux du pays où ils sont lus et non du pays d’où ils sont diffusés. Gare aux journalistes qui se trouvent dans un pays ou une action en diffamation existe ! Il faut bien admettre que demander aux journalistes de contrôler la publication Internet de leurs articles de la même façon que la publication papier suscite des interrogations. Il convient donc de repenser les critères de rattachement permettant d’avoir un droit effectif adapté à Internet et capable d’être prévisible par ses utilisateurs.
Au regard du caractère mondial d’Internet, une méthode de régulation globalisante semble indispensable pour parvenir à un résultat efficace. Il en résulterait un droit uniforme et après tout idéologiquement cohérent, Internet ne pourrait-il pas être considérer comme faisant partie du patrimoine commun de l’Humanité à l’instar de la Lune[4] ? Le e G8 organisé en 2011 suscita quelques espoirs mais ne déboucha sur aucun texte juridique. D’autres approches sont possible telle que la contestable autorégulation des acteurs d’Internet ou encore la création d’un espace juridique spécifique à Internet[5]. Certaines universités américaines et australiennes proposent déjà des cours de Cyberlaw, dès lors il serait justifié que ce droit s’applique sur un territoire précis, un cyberespace. Aussi pertinente soit-elle, cette méthode exigerait un accord unanime sur des règles matérielles, ce qui semble encore inenvisageable.
A défaut de règle matérielles unanimes, il est plus pragmatique d’envisager la mise en place d’un standard mondial pour déterminer la juridiction compétente et le droit applicable. Les hypothèses sont ici nombreuses. On peut envisager l’adoption d’une clause d’attribution de compétence entre les hébergeurs et les utilisateurs qui seraient conclu à chaque connection mais quid du respect de telles clauses avec la directive 93/13/CEE sur les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs. Un autre critère consisterai à déterminer à quel pays les informations du site sont destinées, c’est un critère de destination qui a déjà été adopté par le passé aux Etats-Unis[6]. Il demeure fortement subjectif et exigerait certaines précisions quant aux éléments à prendre en compte pour déterminer la destination du contenu diffusé. Une troisième voie vise à rétablir une frontière à Internet en invitant les gouvernements à contrôler le contenu diffusé auprès des utilisateurs. Inutile de mentionner les enjeux politiques d’un tel critère…
Il s’agit d’une liste non exhaustive de critères de rattachement mais l’essentiel demeure de garder à l’esprit que l’effectivité d’une régulation d’Internet passe pas l’établissement d’un droit international privé adapté. Aux juristes de trouver les solutions et les lignes qui précèdent ne sont qu’un début.
La création en 2011 du Conseil National du Numérique est particulièrement révélatrice de l’enjeu dans la mesure ou ce nouvel organe est investi d’une mission claire : « Livrer son avis sur tout projet de disposition législative ou réglementaire lié à Internet »
On se rassurera de la présence d’un tel organe qui pourrait constituer un rempart au risque d’une hyperéglementation d’Internet. Il demeure qu’une régulation est aujourd’hui indispensable afin de protéger les consommateurs d’Internet et notamment leurs données personnelles contre le risque de divulgation ou de mauvaise utilisation. George Orwell l’aurait sans doute appelé de ses vœux lors d’un eG8, ironie du sort son journal intime est désormais en ligne…mais son roman aussi.
[1] Propos recueillis par Alain Beuve-Mery, Cécile Ducourtieux, Nathaniel Herzberg, Damien Leloup et Sylvie Kauffmann pour Le Monde, le 21 mai 2010
[2] UEJF & LICRA v. Yahoo ! Inc., TGI Paris, 22 mai 2000, D. 2000.IR.172
[3] Dow Jones & Company Inc. v Gutnick, Joseph [2002] HCA 56
[4] Kevin A. Meehan, The Continuing Conundrum of International Internet Jurisdiction , 31 B.C. Int'l & Comp. L. Rev. 345 (2008), http://lawdigitalcommons.bc.edu/iclr/vol31/iss2/8
[5] Adria Allen, Comment, Internet Jurisdiction Today, 22 Nw. J. Irret. L. & Bus. 69,69-70 (2001);
[6] Young v. New Haven Advocate. (2002). Stanley Young v. New Haven Advocate, et a/., No. 01-2340 (4th Cir., December 13, 2002).