C’est donc l’occasion pour Droitissimo.com de s’interroger sur les risques de condamnation réellement courus par Luc Ferry, d’autant plus que bon nombre d’internautes sont laissés perplexes après avoir glané sur le Net des informations contradictoires.
Luc Ferry est-il obligé de dénoncer l’histoire de ministre pédophile?
A première vue, il existe plusieurs textes de loi qui peuvent obliger Luc Ferry à dénoncer les faits criminels ou délictuels portés à sa connaissance. Cependant, à les étudier de près, la réponse que je vais vous donner n’est pas tout à fait celle que l’on a lue ou entendue partout ailleurs.
- Obligation de dénonciation des fonctionnaires
L’article 40 du Code de procédure pénale est rédigé en ces termes :
"Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs".
S’agissant d’actes de pédophilie (crime ou délit), ce texte de loi est applicable à Luc Ferry en sa qualité de ministre de l’Education nationale (autorité constituée) ou en celle de professeur d’université (fonctionnaire).
Cependant, la force contraignante de l’article 40 du Code de procédure pénale est somme toute très limitée dans la mesure où aucune sanction pénale spécifique n’est prévue par la loi en cas de non-respect de l’obligation de dénonciation édictée par ledit article.
- Obligation de dénonciation incombant à tous
L’article 434-1 du Code pénal punit de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende toute personne, qui, après avoir eu connaissance d'un crime, s’abstient volontairement d’en informer les autorités judiciaires ou administratives. Cette disposition est applicable lorsqu’il y a eu viol.
L’article 434-3 du même code élargit notamment cette sanction à la non-dénonciation du délit d’atteinte sexuelle sur un mineur de moins de quinze ans.
Contrairement à l’affirmation d’un certain nombre de personnes dont Luc Ferry lui-même, la formule employée («avoir eu connaissance de») n’exige aucunement qu’une personne ait été témoin direct des faits dont elle a eu connaissance ni qu’elle en dispose d’éléments de preuve tangibles ; l’obligation de dénonciation lui est applicable dès lors qu’il s’agit de viol ou d’atteinte sexuelle et qu’elle en est convaincue de la véracité des faits.
Toutefois, dans le cas d’espèce, bien que Luc Ferry sache «que l'histoire est vraie», il n’est pas du tout obligé de la dénoncer. Car, selon les dires de ce dernier, l'affaire lui a été racontée « par les plus hautes autorités de l'Etat, en particulier par le Premier ministre», cela suppose donc que les faits aient préalablement été dénoncés aux autorités qui ont préféré de ne pas y donner suite.
Dès lors, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation, Luc Ferry, comme toute personne qui aurait eu connaissance des faits postérieurement à leur dénonciation, ne peut pas être poursuivi pour délit de non-dénonciation de viol ou d’atteinte sexuelle (Cour de cassation, chambre criminelle, 13 octobre 1992, numéro de pourvoi: 91-82456).
Par ailleurs, d’après les récits du Figaro Magazine et de Luc Ferry, il n’est pas interdit ni farfelu d’envisager l’hypothèse des rapports sexuels tarifés. Si c’était effectivement le cas et si la « partouze » ne s’était accompagnée d’aucun viol ni acte sexuel avec violence sur un mineur de moins de quinze ans, la question du délit de non-dénonciation ne se poserait même plus, car les articles 434-1 et 434-3 précités n’obligent personne à dénoncer le recours à la prostitution de mineurs même s’il s’agit là aussi d’un délit puni par la loi d’un maximum de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende.
Luc Ferry est-il obligé de révéler le nom du «ministre pédophile»?
Alors que de nombreuses personnalités du monde politique et des médias l’ont sommé de livrer le nom du «ministre pédophile», Luc Ferry semble déterminé à tenir le cap qu’il s’est lui-même fixé et à ne rien dire de plus sauf si «cela mettait en danger la République».
D’après des informations révélées par la presse, lors de son audition comme témoin, le vendredi 3 mai 2011, par la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire parisienne, il aurait refusé de révéler le nom du «ministre pédophile», en se contentant de répéter ce qu’il avait déjà divulgué et de renvoyer les enquêteurs vers Yves Bertrand, ancien directeur des Renseignements Généraux.
Qu’est-ce qui expliquerait une telle désinvolture de Luc Ferry face à la police?
Selon moi, deux raisons peuvent expliquer cela :
- D’une part, Luc Ferry, invité à témoigner dans le cadre d’une enquête préliminaire (connue auparavant sous le nom d’«enquête officieuse»), n’est soumis qu’à une seule obligation, celle de comparaître devant les policiers enquêteurs. Il n’a pas à prêter serment en jurant de dire toute la vérité. Il a donc le droit de ne dire qu’une partie de ce qu’il sait ou même de ne rien dire du tout.
- D’autre part, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, l’article 62 de l’ancien code pénal, devenu aujourd’hui articles 434-1 et 434-3 du nouveau code pénal, n’édicte pas une obligation générale de délation à l’égard de toute personne que l’on sait coupable d’un crime. Ce n’est pas l’identité ou le domicile du criminel qui doit être porté à la connaissance des autorités, mais seulement les faits qui constituent le crime, afin de permettre à ces autorités d’en limiter les effets ou d’éviter qu’il soit suivi d’autres crimes. Il appartient donc auxdites autorités de faire le nécessaire pour en rechercher, identifier et arrêter le coupable (Cour de cassation, chambre criminelle, 2 mars 1961, Bulletin criminel, n°137).
Cela est tout à fait logique dans la mesure où il est légalement permis à tout un chacun de déposer plainte contre X, c’est-à-dire de dénoncer des faits criminels ou délictueux sans en dénoncer leur auteur.
Le délit de non-dénonciation est-il prescrit pour Luc Ferry?
Oui, dans l'hypothèse peu probable où le délit de non-dénonciation était constitué pour Luc Ferry, il serait déjà prescrit depuis au moins quatre ans s'il avait été mis au courant des faits, comme il l’a lui-même annoncé sur Canal+, pendant qu’il était ministre de l’Education nationale, soit au plus tard le 30 mars 2004.
En effet, conformément à l’article 8 du Code de procédure pénale, en matière de délit, sauf exceptions dûment visées audit article, la prescription de l'action publique est de trois ans.
Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le délai de prescription triennale commence à courir à compter du jour où l’auteur du délit a été mis au courant des faits, indépendamment de la date de leur révélation et de la date d’expiration du délai de prescription du crime de viol ou du délit d’atteinte sexuelle non dénoncé (Cour de cassation, chambre criminelle, 7 avril 2009, numéro de pourvoi : 09-80655)
Luc Ferry peut-il être condamné pour diffamation publique ou dénonciation calomnieuse?
Non, Luc Ferry ne peut être condamné ni pour diffamation publique ni pour dénonciation calomnieuse, car conformément à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, à l’article 226-10 du Code pénal et à la jurisprudence constante de la Cour de cassation, pour qu’une personne soit reconnue coupable du délit de diffamation publique ou du délit de dénonciation calomnieuse, il faut établir, entre autres, que la diffamation ou la dénonciation soit dirigée contre une personne déterminée, ou tout au moins, à défaut de l’avoir expressément nommée, à l’encontre d’une personne clairement identifiable.
Or, dans le cas d’espèce, que ce soit sur les plateaux de télévision ou devant les enquêteurs de police, Luc Ferry s’est délibérément abstenu de mettre en cause des personnes déterminées en ne donnant aucun nom ni même aucun indice précis permettant l’identification des personnes concernées.
Ainsi, même si certaines personnes ont tenté de donner des noms, Luc Ferry ne pourra en aucun cas en être rendu personnellement responsable.
Il m’est dès lors permis de penser que ce n’est pas du cinéma de la part de Luc Ferry d’avoir dit sur Canal+ : "Si je sors le nom maintenant, c'est moi qui serai mis en examen et à coup sûr condamné, même si je sais que l'histoire est vraie".
N’est sans doute pas non plus un pur hasard le fait que Jack Lang, après avoir menacé de poursuivre «tous ceux qui mettront son honneur en cause», a récemment déclaré à la presse qu’il ne se sentait plus du tout visé par l’accusation publique de Luc Ferry.
Alors une troisième voie pour la presse entre l’omerta et la diffamation?
Sans que beaucoup s’en rendent compte, Luc Ferry est peut-être en train de réussir avec brio son examen de philosophie ayant pour sujet :
«Existe-t-il une troisième voie pour la presse française entre l’omerta et la diffamation?»
Et de démontrer par là même qu’il est un des meilleurs philosophes de notre époque qui sache rendre la philosophie plus vivante, plus concrète et plus utile en la mettant au service de ses concitoyens.
Je salue cette initiative salutaire, en me permettant toutefois d’émettre quelques menues réserves à l’attention de Monsieur Luc Ferry.
Monsieur Luc Ferry, si votre sujet en lui-même est pertinent, les faits contenus dans son énoncé sont trop graves pour être traités dans une émission de télévision soumise au diktat de l’audimat, d’autant plus que la manière dont vous les avez abordés a fait preuve de légèreté blâmable et que notamment le moment est vraiment mal choisi.
Oui, le moment est vraiment mal choisi pour traiter des faits impliquant des hommes politiques français d’une telle importance dans une si triste affaire de pédophilie, d’autant plus que selon vos propres dires, les faits remonteraient à une époque «bien avant les années 2000» et qu’il n’y a donc pas urgence à le traiter maintenant.
Le moment est vraiment mal choisi, car c’est la troisième affaire de ce type, en espace de quelques semaines, après celles de Dominique Strauss-Kahn et de Georges Tron, un tel enchaînement étant de nature à prolonger et amplifier cette ambiance détestable de folie paranoïaque où le «ras-le-bol» des uns et le «tous pourris» des autres risquent fort bien de faire durablement le jeu d’une certaine idéologie populiste, démagogique et dangereuse que je désapprouve totalement et que vous n’approuvez sans doute pas non plus, je l’espère du moins.
Et d’ailleurs, si tous ceux qui vous ont critiqué sont des «faux-culs», que compterez-vous faire en France? Une révolution? Avec qui? Pour construire quoi ensuite?
Voila l’idée d’un autre sujet de philosophie qui émerge et mérite peut-être votre attention, Monsieur Luc Ferry, sachant que le système politico-médiatique et judiciaire français fonctionne finalement pas mal même s’il est loin d’être parfait et que, notamment, il y a bien pire ailleurs, croyez-le-moi…
Pour en savoir plus, rendez-vous sur www.droitissimo.com