Esport : à la frontière du Droit du Sport
Rares sont les personnes qui peuvent affirmer être passées à côté du développement de l’e-sport, pour « electronic sport ou sport électronique ».
La popularité grandissante de la discipline qui ne se dément pas année après année, ne permet plus d’envisager l’idée d’un engouement temporaire. De nombreux acteurs économiques ont pris la mesure du phénomène et voient désormais dans l’e-sport un secteur à la croissance et aux grandes perspectives économiques puisque les spectateurs se comptent désormais par million. De quoi ouvrir la voie à des contrats de publicité et de sponsoring particulièrement attractifs.
Le baromètre France e-sport notait ainsi, dans le cadre de ces derniers chiffres publiés en 2023, que 11,8 millions de Français âgés de plus de 15 ans étaient impliqués dans la consommation et/ou la pratique de l'e-sport.Entre l’année 2018 et l’année 2023 était constatée une croissance de 131% chez les consommateurs d’e-sport.
Le nombre de pratiquants d'esport de loisir a connu une croissance encore plus marquée, passant de 1,1 million à 3,7 millions. Le nombre total de personnes pratiquant l'esport a triplé en 6 ans, passant de 2 millions en 2018 à 6 millions en 2023.
Le Comité International Olympique envisage désormais l’intégration de l’e-sport aux futures olympiades et, par un communiqué de presse du 14 juin 2024, il a annoncé proposer la création de « jeux olympiques de l’e-sport » lors de la 142ème session du CIO qui s’est tenue pendant les Jeux Olympiques de Paris.
Confirmation supplémentaire, s’il en était besoin, de l’importance prise par le secteur, fleurissent désormais des écoles spécialisées proposant une formationen esport.
Nouvel eldorado, le secteur est en expansion accélérée. et Le gouvernement en a pris très tôt la mesure puisque la discipline a déjà fait l’objet d’une règlementation.
L’on précisera d’ores et déjà que les présents propos se bornent à notre frontière nationale, la discipline étant largement plus développée et encadrée dans nombre de pays étrangers et notamment asiatiques, le continent représentant 80% du marché.
Quel cadre juridique pour l’e-sport en France ?
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, a permis d’esquisser un premier cadre, notamment grâce aux articles 101 et 102 que deux décrets sont venus ensuite appuyer en 2017.
En janvier 2023, les ministres des sports, de la transition numérique et de la culture ont annoncé leur volonté d’accélérer la structuration et le développement de la filière, l’idée avouée étant de renforcer la place et la crédibilité de la France auprès de acteurs de la filière, notamment sur le plan international.
Si cette annonce a été suivie de mesures politiques, aucune loi n’a été adoptée permettant de renforcer le dispositif existant depuis la loi du 7 octobre 2016.
Or, en l’état le cadre juridique reste finalement anecdotique pour permettre une structuration à grande échelle de l’e-sport en France.
Sur la scène internationale, l’intégration de l’e-sport aux disciplines olympiques ne pourra passer que par l’existence d’une fédération et d’organismes à même de garantir le respect des règles du mouvement olympique puisque, comme toute discipline, l’e-sport peut être touché par le dopage, les pratiques frauduleuses, les paris etc.
Si l’e-sport dispose de nombreux points communs avec les disciplines sportives « traditionnelles », la loi pour la République numérique ne le mentionne pas en tant que sport. Et, de la même manière, elle ne rattache pas cette discipline au code du sport.
Pourtant, la notion de joueur professionnel et le régime du CDD qui leur est applicable n’est pas sans rappeler le régime fixé par la loi du 27 novembre 2015 ayant fixé un régime juridique précis aux sportifs professionnels.
Exit donc toutes les normes liées aux disciplines sportives traditionnelles contenues dans ce code : organisation des activités physiques et sportives, acteurs du sport (sportifs, arbitres, entraîneurs, encadrement des clubs et enseignants hors éducation nationale), les différents modes de pratique sportive, la sécurité et l’hygiène des lieux de pratique, ainsi que l’organisation et l’exploitation des manifestations sportives, le financement du sport etc.
Si cette loi est incontestablement créatrice et ambitieuse, puisqu’elle entend bâtir un régime spécifique et nouveau, elle isole dramatiquement la discipline dès l’origine en excluant directement des mécanismes et structures sans doute imparfaits, mais éprouvés, liés aux disciplines sportives traditionnelles.
Cette ostracisation de l’e-sport peut s’expliquer par l’absence d’acteurs structurés permettant une adaptation des règles à l’échelle du secteur (fédération, syndicats, etc). Pour autant, elle pose question quand à la protection et la sécurisation juridique et sociale des joueurs.
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Le régime juridique créé par la loi pour une République numérique
La compétition
L’article L 321-8 du Code de la sécurité intérieure (créé par la loi pour une République numérique) défini la compétition de jeux vidéo :
« Une compétition de jeux vidéo confronte, à partir d'un jeu vidéo, au moins deux joueurs ou équipes de joueurs pour un score ou une victoire. »
Auparavant, faute d’un meilleur cadre juridique, la pratique compétitive de jeux vidéo était assimilée à un jeu de hasard et était associée au régime des loteries.
Elle bénéficie désormais d’un statut spécifique et bien davantage en conformité avec la réalité des compétitions de jeux vidéos qui sont loin d’être fondée sur les seuls paramètres de la chance et du hasard. Les joueurs d’e-sport se sont professionnalisés dans leur pratique et bénéficient de compétences spécifiques qui les rendent particulièrement performants
Les compétitions, dès lors qu’elles atteignent un certain niveau financier (fixé par décret), doivent être déclarées auprès du service du ministère de l’intérieur chargé des courses et jeux par le biais d’un dossier comprenant les informations énumérées à l’article R321-41 du Code de la Sécurité Intérieure.
Les compétitions de jeux vidéo offrant des récompenses monétaires sont interdites aux enfants de moins de 12 ans.
Au-delà, une autorisation écrite du représentant légal est nécessaire, celle-ci est consignée dans un recueil et celui-ci doit être informé des enjeux financiers de la compétition et des jeux utilisés dans ce cadre.
Le mineur de moins de 16 ans doit en plus obtenir une autorisation individuelle préalable au prefet, formulée par l’organisateur de la compétition.
Le joueur
L’article 102 de la loi définie la notion d’e-joueur professionnel.
Est ainsi considéré comme joueur professionnel « toute personne ayant pour activité rémunérée la participation à des compétitions de jeu vidéo dans un lien de subordination juridique avec une association ou une société bénéficiant d'un agrément du ministre chargé du numérique ».
Conformément à cette définition, toute entreprise ou association désireuse de salarier un joueur professionnel de jeux vidéo doit disposer d’un agrément.
Cet agrément doit être demandé au Ministre chargé du numérique et doit comporter, outre certaines pièces justificatives relativement classiques (statuts, k-bis etc.) et informations relatives à l’identité de la structure (adresse, raison sociale etc.) la description des moyens humains et matériels et financier mis en œuvre, la description des conditions d’emploi des joueurs professionnels (en particulier leurs conditions d’entraînement, de formation et d’encadrement physique et mental), et la description des moyens mis en œuvre pour prévenir les risques professionnels liés à l’exercice du métier.
A l’instar d’autres procédures d’agrément, il existe donc un véritable regard du ministère sur les conditions dans lesquelles doivent se dérouler la collaboration entre les joueurs salariés et leur employeur.
Il est intéressant de faire un parallèle avec les procédures d’agrément qui existent dans les disciplines sportives « classiques » et relevant du code du sport. Pour ces dernières les agréments sont délivrés non pas par des organismes étatiques mais par les fédérations structurées dans chaque discipline sportive. On peut voir dans cette agrément ministériel une volonté de palier l’absence d’acteurs structurés du secteur. Ce mécanisme ne doit pas faire perdre de vue l’intérêt qu’il y aurait à structurer en interne l’e-sport grâce à ces acteurs déjà investis. En effet, ce n’est qu’avec la reconnaissance d’organismes d’e-sport bénéficiant d’une certaine représentativité que la discipline pourra bénéficier d’un cadre véritablement adapté à la pratique.
Pour en revenir à l’agrément ministériel, celui-ci est délivré pour une durée de 3 ans renouvelable dans les conditions prévue par la loi.
Une fois celui ci obtenu, la structure qui en est titulaire dispose du droit d’embaucher un joueur professionnel de jeux vidéo.
Pour ce faire, la loi a créé un contrat de travail à durée déterminée spécifique et dérogatoire au droit commun.
Le principe est que le contrat est conclu pour une durée minimum de 12 mois (soit une saison) et pour un maximum de 5 ans.
Le renouvellement du contrat ou la conclusion d’un nouveau contrat avec le même employeur n’est pas exclu.
Par exception, le contrat peut durer moins d’un an et être conclu en cours de saison dans des cas spécifiquement déterminé : remplacement, création d’un nouveau poste, création d’une nouvelle équipe pour un jeu existant, création d’une équipe pour concourir sur un jeu ou aucune autre équipe existante de l’employeur ne dispute de compétition.
Le contrat est établi par écrit en 3 exemplaires et contient les informations énumérées par la loi ainsi que les indications essentielles d’un contrat de travail (identité des parties, durée, rémunération etc.).
Précisons d’ores et déjà que tout contrat conclu en méconnaissance de ces dispositions et réputé être un contrat de travail à durée indéterminée. Outre toutes les lourdes conséquences financières que peut impliquer cet état de fait, il s’agit également d’une infraction pénale.
L’ensemble de ces dispositions ont clairement été inspirés du CDD sportifs qui est calqué sur le quasi-exact même modèle.
Postérieurement, la loi n° 2022-296 du 2 mars 2022 visant à démocratiser le sport en France a enrichit la loi pour une République numérique d’un article 102-1 permettant de contrôler l’honorabilité des encadrants des joueurs professionnels de la même manière que pour ceux évoluant dans les sphères sportives traditionnelles, et ce afin de lutter contre les violences (notamment sexuelles) dans ces disciplines.
Une certification « animateur e-sport » a également été créé, permettant à l’animateur d’intervenir dans les clubs et structures souhaitant développer l’e-sport.
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Un développement en marge du droit
Nous avons pu constater l’ampleur des chiffres évoqués en introduction.
Le constat est donc sans appel tant sur la croissance du domaine que sur ses perspectives.
L’on ne peut donc que constater le manque d’efficience de l’arsenal juridique mis à la disposition du secteur.
En premier lieu, si l’e-sport revendique, en France, près de 12 millions de personnes impliquées dans la pratique ou la consommation de cette discipline, la liste des structures agrées et donc susceptibles d’embaucher des joueurs professionnels est particulièrement réduite :
Nom |
Date de délivrance de l'agrément |
---|---|
TIDES |
15/05/2019 |
GameWard |
06/03/2020 |
Gamers Origin |
26/11/2020 |
LDLC OL |
06/01/2022 |
Izidream |
13/01/2022 |
A ce jour, seules 5 structures ont été agrées.
Sur ces 5 structures :
- TIDES est en liquidation judiciaire
- LDLC OL, l'association du club de l'esport en France LDLC et de l'Olympique Lyonnais a annoncé une cessation d'activité par un communiqué du 16 mai 2023
Seule trois structures paraissent donc aujourd’hui en mesure d’utiliser le contrat de travail spécifique mis en place.
Ce chiffre paraît en net décalage avec l’ampleur du phénomène et des chiffres annoncés puisque les revenus du marché français s’élevaient à presque 150 millions de dollars en 2023 et les estimations prévoient une hausse de ces revenus d’encore environ 37 % d’ici 2027, notamment grâce aux sommes toujours plus importantes pariées par les consommateurs français d’e-sport ( Statista Research Department, 7 mars 2024).
Par conséquent, soit les chiffres apparaissent trompeur et les acteurs du secteur peinent à trouver un modèle économique viable, soit l’e-sport poursuit son développement en marge du régime spécifique applicable à la matière.
Il s’agit d’ailleurs peut-être là d’un premier écueil.
Sans trop de suspens, le frein principal de la réglementation légale créée pour l’e-sport et de ne régir le régime contractuel du joueur sous l’angle du salariat. En effet, le texte vise bien le lien de subordination comme critère de rattachement de l’e-sportif à une association ou une société.
En pratique, les e-sportifs exercent sans doute encore pour la quasi-totalité selon des régimes juridiques d’indépendants. Pour autant, cette indépendance est sans nulle doute très relative… Il y a fort à parier que les e-sportifs signent des contrats avec des structures pour lesquels ils vont concourir, sans passer par le salariat. Dès lors que l’e-sportif garde son indépendance et reste libre de concourir pour d’autres acteurs, ce montage est parfaitement justifié. Néanmoins, dès lors que l’e-sportif sera rattaché à un seul donneur d’ordre pour ses compétitions, la question du contournement du salariat se pose. De la même manière que ce qui a amené à structurer le statut du joueur professionnel dans le code du sport. Les jurisprudences visant à requalifier le contrat du joueur, même amateur, en contrat de travail sont légions. Et si pour l’heure peu d’affaires de ce type ont concerné l’e-sport, son développement ne devrait pas tarder à engendrer des contentieux similaires…
Le régime du CDD de joueurs professionnels d’e-sport est exclusif. Il n’est donc pas possible d’utiliser une autre voie que celle de l’agrément et de l’utilisation de ce contrat.
A défaut d’utiliser cet outil, les structures ne disposeront donc d’aucun outil juridique permettant l’embauche de joueurs et le développement de leur activité, sauf à prendre le risque de contrats indépendants encourant la requalification en contrat de travail tel que décrit précédemment
Pour autant, l’utilisation du droit commun du travail paraît totalement inadaptée aux spécificités de la matière.
L’embauche en CDI, contrat de travail de principe, est inenvisageable, comme il l’est pour le secteur du sport.
De la même manière, les CDD traditionnels et surtout leurs motifs de recours, ne cadrent manifestement pas avec la nature de cette activité. Le recours serait, là-encore, trop périlleux pour être sérieusement envisageable.
S’il est évident que le développement de l’e-sport passe par la nécessité de le doter d’un régime juridique en adéquation avec les ambitions annoncées, il serait particulièrement injuste de considérer le statut mis en place par la loi pour une République numérique comme seul responsable de cet état de fait insatisfaisant
Les caractéristiques du CDD mis en place paraissent plutôt adaptées à la matière et permettent une flexibilité plus importante que le droit du travail commun.
L’on en sera réduit à supposer en ce cas que c’est bien la nécessité d’un agrément ministériel qui se révèle être un frein au développement des structures en lien avec l’e-sport.
L’on peut toutefois là-encore difficilement critiquer les précautions prises dans le cadre de la procédure d’agrément et l’attention portée à la santé physique et mentale des joueurs dans une matière ou ceux-ci sont bien souvent jeunes et peu rompus au monde du travail.
Il serait donc délicat d’envisager sérieusement de sacrifier cela sur l’autel du développement du secteur.
La voie la plus appropriée sera sans nul doute la structuration d’organismes référents de l’e-sport (fédérations, syndicats de joueurs, etc) qui pourront ainsi négocier leurs propres règles du jeu…
Dans l’attente, un premier pas pourrait être franchi en rattachant la discipline au code du sport et à la convention collective nationale du sport Celles-ci ont fait leur preuve, sur la base du même constat : la nécessité d’un régime adapté à une pratique professionnelle singulière. Et si certaines dispositions du code du sport devaient s’avérer inadaptées à la pratique, alors cela ne pourrait qu’encourager les acteurs à se structurer pour négocier des accords spécifiques tels qu’il en existe d’ailleurs dans toutes les disciplines sportives.
Il sera d’ailleurs rappelé que le préambule de la convention collective nationale du sport (CCNS) prévoit que l’équité sportive impose, au sein d’un même sport professionnel, une unicité de statuts qui justifie la mise en place d’accords sectoriels. Ces accords nécessitent d’avoir été signés par les partenaires sociaux du secteur. A condition que ces accords sectoriels fassent l’objet d’une procédure d’extension ministérielle, ils peuvent faire partie intégrante de la CCNS. La perspective est particulièrement tentante pour le domaine de l’e-sport qui pourrait bénéficier tant du cadre de la convention nationale que de ces propres aménagements.
L’e-sport pourrait, grâce à l’existence de partenaires sociaux identifiés dans le secteur, se passer d’un agrément restrictif au profit d’un mécanisme d’extension par arrêté ministériel de règles fixées par ou pour les e-sportifs.
En définitive, considérant les exigences et qualités nécessaires à la pratique de l’e-sport, la premier pas vers le succès ambitionné ne serait-il pas de reconnaître la discipline comme étant un véritable sport ?
Adrien Testut
Ergo Avocats - Droit du Travail & Droit du Sport