Par une décision “LE contre Transportes Aéreos Portugueses SA” (C-74/19) du 11 juin 2020, la plus haute juridiction de l’Union Européenne a précisé qu’un vol retardé à la suite du comportement perturbateur d’un passager et provoquant un retard supérieur à 3 heures correspondait à une circonstance extraordinaire exonérant la compagnie de son obligation d’indemniser les passagers du vol retardé. La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) apporte également quelques précisions concernant les conséquences d’une circonstance extraordinaire sur le vol suivant le vol immédiatement perturbé, ainsi que concernant les mesures que doit prendre la compagnie aérienne pour limiter les effets du retard ou de l’annulation sur le trajet des passagers.
Le comportement perturbateur d’un passager constitue une circonstance extraordinaire
En 2017, un vol de la compagnie TAP Portugal a été perturbé par un passager qui avait mordu et agressé d’autres passagers ainsi que l’équipage. En réaction, le commandant de bord a jugé nécessaire de détourner l’appareil et d’atterrir sur l’aéroport le plus proche afin de débarquer le passager perturbateur. Le vol perturbé précédait un autre vol, sur le trajet retour, devant être effectué par le même appareil. Conformément à la portée de l’arrêt “Sturgeon contre Condor Flugdienst GmbH” (C-402/07) du 19 novembre 2009, des passagers du vol suivant ont réclamé une indemnisation. Celle-ci a été rejetée par la compagnie et justifié par le comportement du passager agressif, une circonstance extraordinaire d’après la compagnie.
La juridiction portugaise, le Tribunal Judicial da Comarca de Lisboa, saisie pour ce litige a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour certaines questions préjudicielles. La première de ces questions concerne la qualification du comportement agressif d’un passager à bord d’un vol en circonstance extraordinaire par la compagnie aérienne.
Aux termes des considérants 14 et 15 ainsi que de l’article 5, paragraphe 3 du règlement européen, le transporteur aérien est ainsi exonéré de son obligation d’indemnisation des passagers au titre de l’article 7 du règlement no 261/2004 s’il est en mesure de prouver que l’annulation ou le retard de vol égal ou supérieur à trois heures à l’arrivée est dû à des « circonstances extraordinaires ». Ainsi que précisé dans son arrêt du 12 mars 2020, “Finnair” (C‑832/18), une telle circonstance se caractérise par deux conditions cumulatives : correspondent à cette définition les événements qui, par leur nature ou leur origine, ne sont pas inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappent à la maîtrise effective de celui-ci.
La CJUE relève qu’en l’espèce, le comportement d’un tel passager n’est pas imputable à la compagnie, et représente une menace pour la sécurité des autres passagers ; il ne constitue en aucun cas un événement inhérent l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien. D’autre part, l’équipage à bord ne dispose que de moyens limités pour maîtriser un tel passager. La CJUE a donc logiquement confirmé que le comportement perturbateur d’un passager pouvait être effectivement considéré comme une circonstance extraordinaire.
Une nuance cependant : si le passager agressif présente clairement des troubles du comportement avant ou même pendant l’embarquement, et sachant que le commandant de bord a autorité pour débarquer un passager perturbateur, il ne s’agirait pas là d’une circonstance extraordinaire.
Les passagers devant embarquer sur le vol retour suivant le vol perturbé ne peuvent pas non plus exiger d’indemnisation
La juridiction portugaise posait également la question suivante à la CJUE : est-ce que le fait que le vol initialement perturbé était le vol précédent celui des passagers revendiquant une indemnisation, et non leur propre vol, a une influence sur ce droit d’être indemnisé ?
Il s’agit ici d’interpréter notamment la portée du considérant 15 du règlement n°261/2004, lequel prévoit qu’il y a circonstance extraordinaire notamment lorsqu'une décision relative à la gestion du trafic aérien concernant un avion précis pour une journée précise génère un retard important, un retard jusqu'au lendemain ou l'annulation d'un ou de plusieurs vols de cet avion. S’il ne s’agit ici pas d’une telle décision, le législateur européen semblait prévoir l’incidence de la perturbation d’un vol sur ceux le succédant, lorsqu’ils sont effectués par un même appareil.
La CJUE elle-même relevait dans des décisions précédentes que la volonté du législateur du règlement de 2004 était de mettre en balance les intérêts des passagers aériens et ceux des transporteurs aériens (voir Nelson e.a. contre Deutsche Lufthansa AG (C‑581/1) du 23 octobre 2012). Or, un même appareil pouvant réaliser plusieurs vols successifs au cours d’une même journée, ceci implique que toute circonstance extraordinaire affectant un appareil sur un vol antérieur se répercute sur le ou les vols ultérieurs de celui-ci.
Une compagnie aérienne peut donc se prévaloir d’une « circonstance extraordinaire » ayant affecté un vol précédent opéré par elle-même au moyen du même aéronef. La CJUE note cependant que ceci n’est possible qu’à la condition qu’il existe un lien de causalité entre la survenance de cette circonstance et le retard ou l’annulation du vol ultérieur.
Précisions sur la notion de “mesures raisonnables” prises par la compagnie pour éviter le retard
Enfin, la juridiction portugaise pose une dernière question : quelles sont les mesures raisonnables que doit prendre la compagnie suite à une circonstance extraordinaire pour limiter les effets du retard, ou empêcher l’annulation d’un vol ?
En principe, la survenance d’une circonstance extraordinaire n’est pas suffisante pour exonérer la compagnie de son obligation d’indemniser les passagers concernés. Ainsi que la CJUE le rappelle dans son arrêt du 4 avril 2019, “Germanwings” (C‑501/17), en cas de survenance d’une telle circonstance, la compagnie doit démontrer qu’elle a pris les mesures adaptées à la situation en mettant en œuvre tous les moyens en personnel ou en matériel et les moyens financiers dont elle disposait afin d’éviter que celle-ci conduise à l’annulation ou au retard important du vol concerné. Une limite est posée à cette exigence : il ne peut être exigée de la compagnie qu’elle consente des sacrifices insupportables au regard des capacités de son entreprise au moment de la survenance de la circonstance.
En l’espèce, la CJUE a précisé qu’en cas de retard affectant un premier vol et susceptible d’affecter le vol suivant effectué par le même appareil, la compagnie doit notamment proposer aux passagers du vol suivant un réacheminement raisonnable, satisfaisant et dans les meilleurs délais. Ce réacheminement peut être effectué par d’autres vols directs ou indirects opérés éventuellement par d’autres compagnies qui appartiennent ou non à la même alliance aérienne et arrivant à un horaire moins tardif que le vol susceptible d’être retardé ou annulé.
Afin de s’exonérer de son obligation d’indemniser les passagers, la compagnie aérienne doit donc non-seulement prouver la survenance de la circonstance extraordinaire perturbant le vol précédent, mais doit également démontrer :
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Soit qu’elle a mis en œuvre tous les moyens à sa disposition pour réacheminer les passagers du vol suivant avec un minimum de retard sur les horaires prévus initialement ;
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Soit qu’il n’existait pas de vol de réacheminement satisfaisant pour les passagers (ou pas de siège disponible), ou que cette proposition aurait constitué un sacrifice insupportable par rapport à ses capacités logistiques et financières.
Les passagers doivent donc retenir que si leur vol, ou le vol précédant le leur, est perturbé par la faute d’un passager agressif, ils ne pourront en principe pas exiger d’indemnisation. il faut cependant nuancer ces propos : la compagnie doit démontrer qu’il existait un lien direct de causalité entre le comportement du passager sur le vol précédent, et le retard du vol suivant, et elle doit également soit proposer un vol de réacheminement aux passagers pour arriver à leur destination avec le moins de délai possible, soit démontrer qu’elle n’était pas en mesure de proposer un tel réacheminement.
Par Guilhem DELLA MALVA, juriste spécialisé en droit aérien