Les règles de compétence juridictionnelle en matière délictuelle : -Les délits complexes sur internet.
En matière délictuelle, le règlement Bruxelles I attribue compétence à la juridiction du domicile du défendeur (article 2) ou au juge de l’état dans lequel le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire (article 5§3).
Ce fait dommageable désigne à la fois le fait générateur et le dommage, la victime possédant une option de compétence entre les deux juridictions du lieu de ces évènements[1].Le contentieux s’est développé autour de la notion du lieu ou se produit le dommage, les demandeurs essayant de trouver sur ce fondement la compétence du juge français, en matière de délits complexes dont le fait générateur se situe hors de France, à l’inverse du dommage qui sera subit sur le territoire.
En outre, la CJCE par l’arrêt « Fiona Shevill[2] » a délimité la compétence du juge dans chacune des hypothèses : Si la juridiction du domicile du défendeur est saisie, elle est compétente pour réparer l’intégralité du préjudice subi. Si le juge de l’Etat dans lequel le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire est saisi, il ne réparera que le préjudice causé dans cet état.
a) Le nécessaire critère de l’accessibilité du site internet.
-La compétence du juge repose en premier lieu sur l’accessibilité- Le fait dommageable produit ou risquant de se produire est caractérisé par l’accessibilité du site en France, et justifie la compétence du juge français pour les délits commis par le biais d’un site internet dès lors que celui-ci est accessible en France-Ce principe est issu de la jurisprudence de l’arrêt « Roederer », rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 9 décembre 2003, selon laquelle le juge français est compétent quels que soient la situation et le contenu d'un site s'il est accessible en France. L’accessibilité du site a semblé justifier la compétence du juge français en matière de contrefaçon, notamment car permet de trouver rapidement un juge. De nature à produire une compétence universelle du juge français s’agissant des délits réalisés par le biais d’internet, la jurisprudence s’efforce depuis de restreindre la théorie de l’accessibilité en exigeant des critères plus stricts pour définir le territoire français en tant que lieu du dommage et établir la compétence du juge. Une partie de la doctrine reproche à la jurisprudence de ne pas avoir conservé cette compétence universelle qui correspondrait « en tout point à la réalité de l’internet[3] ».
b) La conciliation de l’accessibilité avec une exigence de proximité du dommage-La théorie de la focalisation.
La jurisprudence a exigée de manière à endiguer la compétence universelle du juge français, « Un lien suffisant, substantiel ou significatif entre les faits allégués et le territoire français »[4].Les juges ont ainsi érigés un critère de proximité avec le territoire français. Ce critère de proximité avec le territoire français est inspiré de la jurisprudence « Hugo Boss »[5] issue de la chambre commerciale de la Cour de cassation selon laquelle le site litigieux doit viser le public français. Cette jurisprudence « Hugo Boss » consacre la théorie de la focalisation, mais était établie dans le cadre de l’appréciation au fond de la contrefaçon de marque et du risque de confusion. Il était ainsi reproché aux juridictions du fond d’employer la théorie de la proximité en confondant la question de leur compétence et celle de l’appréciation de la contrefaçon au fond.
Les juridictions du fond ont par la suite, pour apprécier leur compétence, employé la méthode du faisceau d’indices pour caractériser les liens « suffisants, substantiels ou significatifs » entre le territoire français et le dommage allégué - Dans l’arrêt « Vallourec c/ Rurexpol» du 30 janvier 2008, la Cour d’appel de Paris a pu établir sa compétence en relevant des faits tirés de – la rédaction du site (en anglais et en polonais) - son caractère mondialement ouvert par le fait qu’il ciblait des ingénieurs en pétrochimie utilisant la langue anglaise. De même, la Cour de Paris dans l’affaire« Casse c/ EBay», rendu le 9 novembre 2007 décline sa compétence relevant –Que le site est canadien- que le paiement se fait en devises étrangères- donc que la clientèle visée est canadienne ou Anglo-saxonne et non française, la Cour relève ainsi que faute « d’impact économique sur le territoire français » la demande doit être rejetée. La théorie de la destination ou focalisation a donc été largement employée par les juridictions du fond, se considérant désormais compétentes dès lors que le public français est visé, la liste des indices le démontrant n'étant pas exhaustive.
Le critère de l'accessibilité est écarté par la Cour de cassation qui ne l'estime plus suffisant.La chambre commerciale estime en effet que " la seule accessibilité d’un site Internet sur le territoire français n’est pas suffisante pour retenir la compétence des juridictions françaises" dans un arret du 29 mars 2011 Ebay c/ Macéo.
c) La consécration de la théorie de la focalisation ?
Selon la théorie de la focalisation, le juge utilise un faisceau d’indices lui démontrant que l’auteur a cherché à diriger son activité vers le territoire français pour établir sa compétence.
Cette théorie est aussi employée en droit de la consommation. L’article 15 du règlement Bruxelles I permet en effet au consommateur de plaider devant les juridictions de l’Etat ou il est domicilié si le professionnel établit dans un Etat-membre dirige son activité vers ce territoire (dans un cadre contractuel). Le 7 décembre 2010, la CJUE répond à une question préjudicielle dans le cadre de deux affaires[6] et précise ce critère. Selon elle, il faut rechercher l’intention subjective du professionnel. Cette intention est établie par un faisceau d’indices.
Les indices prédominant, et établissant a eux seuls la volonté du professionnels sont alternativement - La mention expresse selon laquelle il offre ses services dans les pays concernés - et l’engagement de dépenses pour le référencement favorable sur un moteur de recherche dans l’Etat concerné.
Les indices significatifs de cette volonté mais ne suffisant pas a eux seuls sont –La nature internationale de l’activité en cause - La mention des coordonnées avec un préfixe international, l’extension du nom de domaine - La description d’itinéraire depuis l’Etat étranger - L'indication d’une présence de clientèle internationale (par exemple les témoignages de clients étrangers sur le site).
Les indices exclus sont - L’adresse électronique - L’adresse géographique - Le numéro de téléphone sans indication du préfixe international- Le degrés d’interactivité- La monnaie et langue sauf si elles démontrent une volonté précise.
L’application de l’article 15 du règlement Bruxelles I en matière de consommation a semble t-il influencé la jurisprudence qui en dehors du cadre consommateur/professionnel érige la direction de l’activité de l’auteur d’un délit vers la France comme critère de la compétence du juge en plus de l’accessibilité du site litigieux.
Ainsi en matière de contentieux concernant l’usage et l’enregistrement de noms de domaines[7] , l’arrêt « Delticom » rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 9 mars 2010 semble aller directement en ce sens, dans le cadre d’une action en concurrence déloyale. Cet arrêt semble exiger une disponibilité des produits sur le territoire français et une accessibilité au site, pour fonder la compétence du juge français. Cet arrêt applique lui aussi la méthode du faisceau d’indices. La Chambre commerciale relève – La rédaction des pages d’accueil en français pendant plusieurs mois – Une rubrique de satisfaction de la clientèle française.
Ainsi, à propos de cet arrêt et selon Gwendoline Lardieux, « les produits seront considérés comme disponibles en France lorsque le commerçant aura dirigé ses activités vers la France. On retrouve en effet, derrière l'expression prétorienne française, le concept communautaire d'activité dirigée, retenu afin de déterminer la compétence internationale des juridictions des Etats membres « en matière de contrats conclus par les consommateurs » à l'article 15.1, c, du règlement Bruxelles I »[8].La Cour de cassation semble opérer un rapprochement entre les notions de public visé ou produits disponibles et celle de direction de l’activité établie dans le cadre du droit de la consommation.
d) La fin d’une jurisprudence erratique ?
La jurisprudence n’a pas été totalement erratique, mais a cherché par les critères que sont :
-Le public visé,
-Un lien suffisant, substantiel ou significatif entre les faits allégués et le territoire français caractérisé par un impact économique,
-La direction de l’activité,
- La disponibilité des produits,
-à restreindre le critère de l’accessibilité par la méthode du faisceau d’indice servant à montrer que l’auteur d’un délit sur internet à cherché à atteindre le territoire français, ce qui justifie la compétence de nos juges. Ainsi et selon David Martel, « d’un facteur de rattachement abstrait est-on passé a un critère casuistique, confié à l’appréciation souveraine des juges du fond », cependant, il ne manque pas de montrer qu’un rapprochement, une stabilisation des régimes s’opère quant à ce faisceau d’indices[9].
Ainsi selon la matière dans laquelle le demandeur se trouve, il s’agira de prouver en plus de l’accessibilité du site internet en France, pour obtenir la réparation de son préjudice sur le fondement de la responsabilité délictuelle par le juge français, un faisceau d’indices montrant que le dommage est subit en France : Ce faisceau d’indice a vocation à différer selon les matières, et il sera sans doute de plus en plus protéiforme mais adapté selon les domaines.
En matière de concurrence déloyale, de contrefaçon, de consommation, le faisceau d’indices à beau s’appeler « direction de l’activité », « disponibilité des produits », « lien suffisant, substantiel, ou significatif » ou encore « impact économique », ce faisceau à vocation à comprendre les mêmes critères, de nature à démontrer que le consommateur subit un risque de confusion. Ces critères s’uniformisent, ce qui se traduit dans l’arrêt « Delticom » précité, par un rapprochement entre les critères de l’article 15 du règlement Bruxelles I, en matière de consommation, et celui de la concurrence déloyale. Cette stabilisation de la jurisprudence va s’accroitre dans la mesure où la CJUE se prononce sur les critères de compétence dans le cadre de l’article 15 de Bruxelles I- Cela signifie la fin des divergences entre les états membres, et le possible guidage jurisprudentiel des juridictions nationales.
Hélas, la Cour de cassation ne semble pas suivre précisément la CJUE pour l’instant et n’insuffle pas un sens a la jurisprudence nationale. Dans l’arrêt « Axa c/ Google » du 23 novembre 2010, elle prend ainsi en compte l’extension du nom de domaine (qui n’est pas un critère suffisant a lui seul selon la CJUE en matière de consommation pour caractériser le lieu du dommage subit), et la rédaction en langue étrangère (qui n’est pas un critère pertinent au sens de la CJUE en matière de consommation) pour examiner la compétence du juge français, et ce en matière de contrefaçon de marque dans le cadre de l’affaire redondante « Google Adwords ».
En matière de propriété littéraire et artistique le critère de l’accessibilité semble pertinent dans la mesure où l’exploitation commerciale de l’œuvre n’est pas nécessaire pour qu’il lui soit porté atteinte, et une décision intéressante va dans ce sens en considérant que la simple accessibilité en la matière constitue des « liens significatifs, substantiels ou suffisants » avec le territoire français dans la mesure ou le site n’avait pas d’activité commerciale.[10]
La jurisprudence future devra tôt ou tard prendre une position plus uniforme et cohérente, dans la mesure ou la sécurité juridique du citoyen est au final en jeu.
[1] CJCE 30 nov. 1976, « Mines de potasse d'Alsace ».
[2] CJCE 7mars 1995.
[3] Professeur Frédéric POLLAUD-DULIAN, Gazette du Palais, 06 novembre 2008 n° 311, P. 5.
[4] CA Paris 14 février 2008 « Zidane c/ Unibet », CA Paris 6 juin 2007 « Google c/ Axa ».
[5] Ch. com. 11 janvier 2005.
[6] C585-08 et C144-09.
[7] Cass.com, 9 mars 2010, « Sté Delticom AG c/ Pneus online Suisse et Pneus online France ».
[8] Recueil Dalloz 2010 p. 1183.
[9] RLDI 2010, n° 62.
[10] TGI Paris, 03 sept.2009, Florence G.-G., Clara G.-C / Musée d'art contemporain et autres.