Quel objet symbolise le mieux l’actuelle crise sanitaire, si ce n’est le masque lui-même ? Â
Le masque, c’est d’abord le consommable de papier censé enrayer la propagation du virus, et qui nous a tant manqué en début d’épidémie. Il révélait en cela plusieurs faiblesses :
D’une part, le sous-équipement de certains pays que l’on pensait développés.
En France, la gestion des masques révèle les errements de la politique sur les questions de santé publique. La fermeture de l’usine de Plaintel[1] en 2018 est tout à fait édifiante à cet égard. L’usine s’est en effet retrouvée à la merci des investisseurs étrangers en 2010 notamment parce que l’Etat, qui y avait initialement investi, n’a pas renouvelé ses commandes annuelles comme il s’y était initialement engagé.
Une fois rachetée par un géant américain, qui a délocalisé la production sur un site tunisien, le site a fermé définitivement ses portes en 2018, privant notre pays d’une capacité de production de 220 millions de masques par an.
 La question de ces masques creuse un fossé entre les pays qui en avaient, et ont su les mobiliser et les diffuser rapidement, comme la Corée du Sud, ou encore l’Allemagne, plus près de nous, et ceux qui n’en avaient pas, forcés de recourir à des artifices de langage jetant le discrédit sur la parole politique (dans un premier temps, l’utilité des masques a été officiellement contestée pour pouvoir réserver ceux-ci aux soignants mobilisés au front, avant d’être finalement réhabilitée quand le réassort a pu être assuré).
Ainsi, par souci d’économie -ou plutôt parce que notre économie fatiguée n’a visiblement plus les moyens de mener une politique de prudence-, et par défaut de suivi dans les politiques publiques, on a laissé des enjeux stratégiques nous échapper. C’est encore plus valable pour l’industrie pharmaceutique en elle-même.
D’autre part, la pénurie de masques révèle la mondialisation de la filière, de la fabrication à la livraison sur les points de vente. La Chine, premier pays touché par le virus, assurerait ainsi environ 50% de la production mondiale de masques, ce qui explique assez largement les difficultés de l’Europe à se préparer à l’arrivée du virus sur le continent : l’arrêt de la fabrication et des exportations conduit mécaniquement au défaut d’approvisionnement des pays situées à l’autre bout de la chaîne.
Il est logique, dans ce contexte, que des appels à la relocalisation des filières, à rebours du mouvement de mondialisation induisant des interdépendances entre les pays, se multiplient, et ce bien au-delà des habituelles tribunes des extrêmes. Si l’idée peut être créatrice de valeurs, n’oublions pas que c’est la mondialisation qui a rendu possible, si ce n’est un enrichissement, du moins une amélioration de notre confort, en rendant accessibles des biens de grande consommation. L’équipement en matériel audio ou informatique, devenu indispensable à nos sociétés, n’est aussi bon marché que parce qu’il est produit à l’autre bout du monde. Cela ne signifie pas qu’on serait incapable de le produire sous nos latitudes, mais il faut avoir conscience que ces équipements pourraient devenir un luxe. Dans le même temps, il pourrait en résulter un frein salutaire au consumérisme ambiant (a-t-on réellement besoin de changer de smartphone à une telle fréquence [2]? )
Mais le masque, c’est aussi, dans sa première acception, « un Faux visage de carton peint, etc. dont on se couvre la figure pour se déguiser », nous enseigne le Littré.
A ce titre, le masque du Covid-19 nous aveugle d’un certain nombre de réalités.  Obnubilés par le macabre compteur des décès, les yeux rivés sur la course folle du virus autour du globe, nous perdons de vue les questions cruciales qui se posent à notre insu.
La question du pétrole en est une illustration. Le coup d’arrêt de la production mondiale nous met en situation de surproduction pétrolière : les géants pétroliers, pour des raisons techniques (on ne peut ouvrir et fermer les vannes ad nutum) et économiques (certaines économies nationales dépendent essentiellement des hydrocarbures) ne parviennent plus à écouler leurs stocks, ni à stocker davantage d’or noir, ce qui a conduit récemment à certaines aberrations financières. Le 20 avril dernier, le prix du baril livrable à fin mai atteignait ainsi les -37 dollars, ce qui signifie, en clair, que le vendeur accepte de rémunérer l’acheteur à raison de 37 dollars par baril, parce qu’il n’est plus en capacité d’entreposer cette matière première.
Au-delà d’un soulagement de très courte durée (la réduction du prix du carburant), les risques sont grands de replonger dans nos anciens travers. Quand le pétrole coule à flots, difficile de prôner le recours à des énergies alternatives au coût de production nettement plus élevés. Ce phénomène risque de surcroît d’être amplifié par le pacte tacite que la plupart des pays ont conclu avec les marchés financiers : en émettant massivement de la dette, les Etats financent à court terme le sauvetage provisoire de leur population et de leur économie.
Mais en contrepartie, ils s’engagent à honorer a minima la charge de la dette, c’est-à -dire le remboursement des intérêts. Seule une croissance économique vigoureuse (la fameuse reprise, sur laquelle compte notre gouvernement) pourrait nous mettre en mesure d’y pourvoir. Nous voilà donc enfermés pour de très nombreuses années encore dans le modèle reposant sur la toute puissance de la croissance économique, comme source de progrès, bien-être et harmonie sociale, un modèle dont nous commencions déjà à entrevoir les fissures. Il n’est qu’à en regarder les effets délétères sur notre planète, en surchauffe.
Autre illustration de ce masque qui nous couvre partiellement la vue, certains profitent de ce tragique interlude pour accomplir leurs tristes forfaits. En cette époque de confinement, nous vous proposons rien moins qu’un rapide tour d’horizon des pays dictatoriaux, pour faire le point sur ce que le Cod-19 nous a fait manquer.
En Corée du Nord, Kim Jong-un a repris ses essais nucléaires, réalisant plusieurs tirs dans la mer du Japon. Pendant ce temps, la Chine resserre son étreinte sur Hong Kong. Quatorze figures du camp pro-démocrates ont ainsi été interpellées le 18 avril dernier, pour avoir bravé l’interdiction de rassemblement.
En Algérie, le pouvoir en place profite de la crise pour museler toute contestation, multipliant les emprisonnements de dissidents politiques[3].
En Turquie, si les portes des prisons surpeuplées et menacées par l’expansion du virus se rouvrent, libérant des milliers de détenus, les opposants politiques, comme l’ancien Président du parti pro-kurde Selahattin Demirtas, philanthrope et homme d’affaires Osman Kavala, ou encore l’écrivain Ahmet Atlan, sont les grands oubliés de l’amnistie.
Dans de trop nombreux endroits du globe, on assiste à un recul des libertés fondamentales, et plus généralement de nos valeurs idéologiques, sans que l’on soit en mesure, pour l’heure, de sauver nos joyaux.
Sommes-nous désespérés au point d’attendre l’arrivée d’un héros masqué ? Sans préjudice pour Zorro ou Batman, nous pensons plus raisonnablement, à l’instar d’éminents politiques[4], que l’actuelle crise est une opportunité pour la refondation du pacte social, et l’établissement d’un new Deal économique pour lequel nous avons de nombreuses clés. Il est peut-être temps d’abandonner le travailler plus pour gagner plus pour aller vers un « travailler plus nombreux pour vivre mieux ? »
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Isabelle Gauthier, BG2C Finances
MAJ 26/04/2020
[1] Voir l’article de France Inter, « Comment la France a sacrifié sa principale usine de masques » 03/04/2020 https://www.franceinter.fr/comment-la-france-a-sacrifie-sa-principale-usine-de-masques
[2] Le même raisonnement pourrait être appliqué au textile, rythmé par la « Fast fashion »
[3] Voir le Monde, article du 16 avril 2020, « Coronavirus : en Algérie, l’épidémie sert la répression » https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/16/en-algerie-l-epidemie-sert-la-repression_6036756_3210.html
[4] Voir entre autres « L’Etre, l’avoir et le pouvoir dans la crise » par Dominique Strauss Kahn, eclubdesjuristes.com/blog-du-coronavirus/libres-propos/letre-lavoir-et-le-pouvoir-dans-la-crise/