« Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres » : George Orwell épinglait ainsi les contradictions internes au communisme soviétique, dans sa célèbre satire La Ferme des animaux.
Quelques années plus tard, la maxime trouve un écho pour le moins inattendu, résumant à merveille la position des Etats-Unis sur l’échiquier international.
Qu’ont-ils bien pu faire pour s’attirer les foudres de votre dévoué serviteur, dont les compétences se limitent –fort heureusement- à la gestion de patrimoine ?
Depuis le 1er juillet, l’adhésion à un contrat d’assurance vie est soumise à une nouvelle obligation déclarative : le formulaire FATCA (pour Foreign Account Tax Compliance Act). En cas d’oubli, la sanction tombe sans appel : les compagnies d’assurance refusent catégoriquement l’ouverture des contrats en l’absence de ce précieux sésame.
Comme son nom l’indique, ce document est né aux Etats-Unis, suite à la signature du Hire Act par le Président Obama en 2010. Il s’intègre dans un vaste dispositif visant à lutter contre l’évasion fiscale, auquel de très nombreux Etats, au rang desquels la France, se sont engagés à coopérer.
Le contenu de cette obligation déclarative est le suivant : êtes-vous citoyen américain ? Etes-vous résident fiscal américain ? L’avez-vous été, à un moment donné ? (le passage devant le fisc américain se solde par l’attribution d’un code TIN, à renseigner le cas échéant dans le document).
Ces questions sont proches mais recouvrent des situations différentes. La citoyenneté américaine est attachée à la nationalité. La résidence fiscale américaine peut concerner toute personne y ayant perçu des revenus (y compris les « double-résidents »). Quant à la dernière question, elle vise à identifier les étrangers détenteurs d’un patrimoine générateur de revenus aux Etats-Unis.
Sont invités à y répondre non seulement les souscripteurs de contrats, mais aussi les bénéficiaires de contrats d’assurance vie, ainsi que tous les titulaires de contrat de capitalisation.
Certes, nous avons renoncé depuis belle lurette à tout espoir de faire revivre les temps heureux de la gestion de patrimoine, où un contrat se concluait par un simple serrement de main. Mais notre agacement ne provient pas seulement de l’ajout d’une nouvelle contrainte.
En effet, cette nouvelle obligation ne manque pas de nous interpeller. Pourquoi souscrire un formulaire pour déclarer qu’on n’est pas résident fiscal américain, alors que, dans le bulletin d’adhésion, on précise déjà son pays de résidence fiscale. Certes, une situation de double résidence fiscale peut exister, mais elle nous semble bien trop rare pour justifier le déploiement d’un tel dispositif.
D’autant qu’à notre connaissance, nous relevons de la règlementation française, et non américaine. Imaginez un peu : si chaque Etat nous invitait à remplir un document identique ? Non, je ne suis pas résident fiscal suisse, ni Chinois, ni Ouzbek…La liste serait longue, et les contrats encore plus. Qu’on ne nous parle plus de limiter les impressions pour respecter l’environnement : comptez une forêt en moins pour chaque nouvelle adhésion.
Sur le plan des principes, l’origine de cette obligation nous laisse perplexe. On n’aurait pas imaginé surprendre le chantre du libéralisme, censé défendre la liberté de circulation des personnes et des capitaux, en train d’instaurer ce genre de surveillance rapprochée.
Même si, à la réflexion, ils n’en sont pas à leur galop d’essai. La liberté contractuelle des citoyens américains s’est considérablement restreinte ces dernières années. Outre l’interdiction d’ouvrir un contrat d’assurance vie de droit français, on leur a également interdit l’accès, depuis 2011, aux contrats d’assurance vie de droit luxembourgeois.
La nouveauté réside plutôt dans le fait que la nouvelle contrainte dépasse largement l’horizon des seules « US persons ». Si l’on rapproche cela au scandale des écoutes de la NSA, surprise à espionner quelque 193 Etats, on comprendra que l’indiscrétion américaine est sans borne.
Sur le plan juridique, la pratique est encore plus étonnante. Le droit moderne suit le principe de territorialité : la loi qui s’applique, par principe, est celle de là où vous vous trouvez, quelle que soit votre nationalité : lorsque vous roulez en Grande-Bretagne, vous devez impérativement rouler à gauche, et on comprend rapidement pourquoi.
Mais dans le cas qui nous intéresse, la FATCA concerne les Américains expatriés, donc vivant en-dehors des frontières de l’Etat américain, voire des étrangers qui ont eu pour seul tort de payer temporairement des impôts aux Etats-Unis. C’est ce qu’on appelle la « personnalité des lois ». La loi suit la personne où qu’elle soit. Historiquement, notre pays a connu un système identique, à la chute de l’Empire romain.
A l’époque, la Gaule, terre d’accueil plus ou moins consenti, est traversée par d’importants courants barbares (Wisigoths, Burgondes, Francs, etc), qui s’intensifient entre le IIIème et le Vème siècle de notre ère. L’empire romain, qui n’a plus les moyens ni la volonté d’imposer son droit par la force, adopte une attitude très tolérante vis-à-vis de ces populations : chacun est jugé selon ses propres lois, en l’occurrence, des coutumes orales.
D’où la célèbre formule qui présidait à l’ouverture des procès « Sub qua lege vivis ? [1]». Cela implique d’une part, une connaissance approfondie des droits de tous les peuples, et, d’autre part, la mise en place de tribunaux mixtes, un différend pouvant opposer des hommes de peuples divers.
En pratique, le système devint rapidement impraticable, entre la complexité des conflits de loi, l’évolution des droits (oraux), les unions mixtes et les naissances qui s’ensuivirent, les justiciables ne sachant plus eux-mêmes de quelle loi ils relèvaient.
Il fut donc peu à peu abandonné au profit d’une territorialité morcelée (au Moyen-âge) puis nationale, au fil de la reconquête royale.
Nous pensions que la personnalité des lois dormirait à jamais dans nos livres d’histoires, mais voilà que les Etats-Unis ressuscitent son spectre, nous demandant d’appliquer la lex americana[2] à tous ceux qu’ils estiment leur devoir des comptes.
La sanction du non respect de cette obligation est pécuniaire. Le particulier récalcitrant peut voir ses avoirs américains fondre de 30%. Pour les établissements financiers, c’est notamment le retrait de la licence bancaire américaine qui est en jeu.
Quand on sait ce qu’il a récemment coûté à la BNP-Paribas d’avoir bravé l’embargo des Etats-Unis à l’encontre de Cuba et de quelques autres pays, on sent bien qu’il n’y a pas lieu de prendre la menace à la légère.
Il est vrai qu’ils ont su trouver des arguments imparables pour forcer la plupart des paradis fiscaux à coopérer, de la même façon qu’ils sont venus à bout des secrets bancaires suisse et luxembourgeois. Les établissements de plus de 70 Etats (à l’exclusion, notable, de la Russie et de la Chine) ont l’obligation de donner à l’administration fiscale américaine les données concernant leurs clients « US person » ayant des comptes supérieurs à 50k€. Soit dit en passant, on peut se demander si l’achat massif de bons du Trésor américain ne serait pas le prix à payer pour se soustraire aux directives émanant des Etats-Unis.
Leur talent de négociation force, du reste, l’admiration : n’ont-ils pas réussi à mettre le coût de ce dispositif, au demeurant très onéreux, à la charge des établissements financiers et des nombreux Etats qui s’y sont soumis, bien qu’ils en soient les seuls bénéficiaires ?
La démonstration de force est loin d’être anodine. Pourquoi s’être donné autant de mal ? Pour montrer leur puissance à la Russie, qui vient de s’offrir la Crimée ?
Ou parce qu’ils espèrent en tirer une manne financière ? La question est ouverte.
Remarquons seulement que les Etats-Unis sont surendettés. Leur dette atteint 17 000 milliards de dollars, soit un peu plus de 107% de leur PIB. Voilà 3 ans que Barack Obama en est réduit à mendier l’accord du Congrès pour hausser le plafond de la dette, la Constitution américaine n’autorisant pas l’exécutif à le faire de son propre chef. Trois ans que les marchés retiennent leur souffle, attendant le moment où l’on officialisera la nouvelle: les Etats-Unis ne sont plus en capacité de régler leur dette. Si le Congrès n’autorise plus l’exécutif à emprunter sur les marchés, les Etats-Unis ne seront plus en mesure de régler échéance de leur dette, pas plus que les traitements des fonctionnaires, les dépenses de santé, ou encore d’assumer les pensions de retraite, etc.
Un Etat surendetté a plusieurs options : la première option est de se déclarer en cessation de paiement. C’est le cas de l’Argentine, qui s’est déclarée en faillite en 2001, plongeant le pays dans un marasme économique dont, plus de 10 ans après, elle n’est toujours pas sortie. Venant des Etats-Unis, moteur de l’économie mondiale, une telle nouvelle pourrait anéantir le système financier actuel.
La seconde option est de dévaluer la monnaie, de manière à réduire mécaniquement le poids de la dette. A voir l’évolution de la parité euro-dollar ces derniers temps, on comprend que le levier a déjà été très largement utilisé.
Reste une troisième option : l’impôt. Il y a plusieurs façons d’accroître la ressource fiscale, soit augmenter l’impôt, soit élargir l’assiette, c’est-à-dire augmenter le nombre de contribuables. La hausse d’impôt, en plus d’être impopulaire, a ses limites : la courbe de Laffer a suffisamment démontré que trop d’impôt tuait l’impôt.
En revanche, l’élargissement de l’assiette est une piste que les Etats explorent de plus en plus. Notre gouvernement n’est pas en reste, le quintuplement de la taxe de séjour des hôtels leur permettant de faire contribuer à l’impôt français une clientèle étrangère de passage qui en est normalement dispensée.
Dans cette veine, on peut se demander si le FATCA ne serait autre que la première étape d’un dispositif bien plus vaste visant à renflouer, à grande échelle, les finances publiques américaines.
« Pecunia nervus belli », disait Cicéron, l’argent est le nerf de la guerre. Espérons que l’avenir ne lui donnera pas raison.