Article publié dans Gestion de Fortune Juillet 2012
Près de 20 millions d’entrées, c’est le triomphe d’« Intouchables », comédie contant l’histoire d’une amitié improbable entre un riche tétraplégique et un jeune des banlieues, devenu son auxiliaire de vie.
Reconnaissant au film le mérite d’avoir dévoilé au grand public certaines des difficultés que traversent au quotidien les personnes souffrant de handicap, les critiques lui ont toutefois reproché de renvoyer un reflet faussé de leur condition, loin de l’opulence du héros.
L’objection trouve ses fondements dans l’essence même du handicap. Décrit comme une « limitation d’activité » ou un frein aux rapports sociaux, selon la définition posée par la loi du 11 février 2005, le handicap empêche bien souvent celui qui le subit d’exercer une profession dans des conditions normales de rentabilité. D’où une angoisse décuplée pour les parents d’enfant handicapé : comment pourra-t-il subvenir à ses besoins, lorsque nous ne serons plus à ses côtés pour le soutenir ?
La question est de taille, la France dénombrant environ 5 millions de personnes atteintes d’un handicap, dont 2 millions souffrant d’un handicap moteur.
Si le sujet est resté longtemps tabou, la société française semble désormais prête à prendre conscience des difficultés particulières liées à la situation de handicap. En témoigne l’ovation, lors du dernier festival de Cannes, réservée au chef d’œuvre de Jacques Audiard, De Rouille et d’os, qui met en scène une jeune femme confrontée à la perte de ses deux jambes.
Le législateur, conscient de la vulnérabilité particulière de leur condition, a prévu des aides pour garantir un revenu minimum aux personnes handicapées les plus démunies et les plus touchées.
Mais le soutien familial demeure indispensable, tant pour procurer un peu plus de confort matériel que pour éviter d’être tributaire de la solidarité nationale, dont la générosité varie dans le temps.
Comment organiser, pour l’avenir, les conditions d’existence de son enfant handicapé ?
Organiser les conditions de vie d’un majeur handicapé peut consister, en fonction de sa situation, à lui procurer un revenu complémentaire, ou à lui attribuer des biens, qu’il s’agisse d’un logement ou de capitaux pour le mettre à l’abri financièrement.
La question, relativement simple lorsque le majeur handicapé est un enfant unique, se complique considérablement lorsqu’il a des frères et sœurs : avantager son enfant handicapé par rapport à ses autres enfants est contraire aux fondamentaux du droit civil français. Tout enfant est, en effet, l’héritier réservataire de ses parents, c’est-à-dire qu’il a droit à une part minimale, définie légalement, dans la succession de ses parents (la réserve). Les actes portant atteinte à cette réserve sont attaquables en justice, au moyen de l’action en réduction.
Pour ces motifs, le droit des assurances est resté longtemps le seul à offrir des outils adaptés à ces exigences.
Mais la loi du 23 juin 2006 a introduit des mécanismes permettant de favoriser l’enfant handicapé tout en préservant les droits de ses frères et sœurs.
On peut donc désormais prévoir des stratégies combinant des mécanismes tirés du droit des assurances et des outils forgés par le droit civil.
I) Les mécanismes relevant du droit des assurances
Le droit des assurances offre principalement deux outils adaptés à la protection financière du majeur handicapé : le contrat de rente survie, et l’assurance vie.
Le contrat de rente survie est un contrat d’assurance décès spécifique. Souscrit par les parents du majeur handicapé, il permet, à leur disparition, de verser à ce dernier une rente viagère ou un capital. Il génère un avantage fiscal immédiat, les primes versées ouvrant droit à une réduction d’impôt de 25% dans la limite de 1525€ par an pour le foyer fiscal (article 199 septies du CGI).
Cet outil s’inscrit généralement dans une stratégie plus vaste de mise en place de revenus, car, en fonction de l’âge des parents, de la différence d’âge avec leur enfant handicapé et du montant de rente souhaité, les cotisations peuvent s’avérer très lourdes.
L’assurance vie peut constituer le socle de cette stratégie. Outil d’épargne, du vivant de l’adhérent, elle permet, à son décès, de verser, dans des conditions fiscales privilégiées, des capitaux à un ou plusieurs bénéficiaires désignés au contrat.
Le procédé comporte deux principaux avantages : d’une part, l’assurance vie permet, dans une certaine mesure, de s’affranchir des règles de la réserve. C’est ce que prévoit l’article L 132-13 du Code des assurances en ces termes : « Le capital ou la rente payables au décès du contractant à un bénéficiaire déterminé ne sont soumis ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers du contractant. »
D’autre part, elle présente une grande souplesse dans les modalités de la transmission : l’adhérent peut ainsi décider qu’à son décès, les revenus du contrat reviendront à son enfant handicapé, et le capital à ses autres enfants. C’est tout l’enjeu du démembrement de la clause bénéficiaire du contrat d’assurance vie.
Cette modalité, envisageable seulement sur les très gros contrats, les seuls à générer des revenus suffisants, connaît une variante plus accessible, tenant compte de l’évolution des besoins du majeur handicapé dans le temps.
On peut prévoir, au lieu d’un usufruit qui limite la jouissance de l’usufruitier à la seule perception des intérêts des capitaux transmis, un quasi-usufruit, qui autorise dès lors au quasi-usufruitier de consommer la substance de la chose, en l’occurrence, prélever sur le capital. Cet empiètement sur les droits des nus propriétaires fait naître une créance qu’ils pourront faire valoir sur la succession du quasi-usufruitier.
Resté longtemps le seul à pouvoir répondre efficacement aux problèmes posés par la protection financière du majeur handicapé, le droit des assurances est désormais concurrencé par les nouvelles techniques introduites dans notre droit civil par la loi du 23 juin 2006.
II) Les mécanismes relevant du droit civil
Comme nous l’avons rappelé précédemment, les fondamentaux du droit des transmissions s’accommodaient mal des exigences propres à la situation de handicap.
Prévoir la protection future d’un enfant handicapé nécessite, d’une part, que l’on organise la transmission des biens à plusieurs bénéficiaires successifs. Elle peut conduire, d’autre part, à favoriser ou au contraire défavoriser un enfant par rapport à ses frères et sœurs.
Mais de telles dispositions se heurtent autant à la prohibition des pactes sur succession future qu’à la réserve héréditaire.
La loi de 2006 portant réforme du droit des successions est venue tempérer ces deux limites, en introduisant dans notre droit les substitutions fidéicommissaires, et la renonciation à l’action en réduction.
Les substitutions fidéicommissaires recouvrent les libéralités graduelles et résiduelles. Elles permettent d’éviter qu’un bien transmis à un enfant sans descendance ne revienne à ses frères et sœurs qu’au prix de droits de mutation exorbitants. Elles sont donc particulièrement adaptées à la situation du handicap.
La libéralité graduelle prévoit une transmission d’un bien à deux bénéficiaires successifs. Au décès du premier, le second se retrouve donc en possession dudit bien. Ce dispositif présente toutefois l’inconvénient d’obliger le premier bénéficiaire à conserver le bien en l’état. Or l’objet de la donation peut s’avérer finalement inadapté aux besoins du majeur protégé, qui va peut-être devoir entretenir un bien immobilier qu’il ne peut plus occuper, ou avoir besoin de davantage de revenu que n’en procure le portefeuille titres à certaines échéances.
La libéralité résiduelle semble dès lors mieux convenir à la situation. Prévoyant elle aussi une transmission à deux bénéficiaires successifs, elle permet au premier bénéficiaire de ne transmettre au second que ce qui subsiste de la chose à son décès.
D’un point de vue fiscal, lorsqu’un parent donne à son enfant handicapé (premier bénéficiaire) un bien qui reviendra ensuite à son autre enfant (second bénéficiaire), les droits de mutations applicables sont les suivants. La première donation bénéficie du double abattement de 159 325 euros, le premier au titre des donations en ligne directe descendante, et le second au titre de l’abattement personnel aux personnes handicapées, de même montant. Lors de la seconde transmission, bien que le bien semble passer de la succession de l’enfant handicapé au patrimoine du second enfant (ligne collatérale), ce sont une fois encore les droits de mutation en ligne directe qui s’appliquent.
On pourrait s’interroger sur les apports de ce mécanisme, alors qu’une donation en démembrement de propriété, technique bien assise en droit civil car héritée du droit romain, pourrait suffire à gratifier deux bénéficiaires successifs. Un donateur peut en effet transmettre l’usufruit d’un bien à un donataire et la nue-propriété du même bien à un autre donataire, de sorte qu’au décès de l’usufruitier, le nu-propriétaire se retrouve plein propriétaire du bien sans qu’aucun droit de mutation ne soit dû.
Toutefois, l’usufruitier a des droits moindres sur le bien transmis que le premier bénéficiaire de la substitution fidéicommissaire. Si la libéralité porte sur un contrat de capitalisation, par exemple, il n’a droit qu’aux fruits, c’est-à-dire aux produits générés par le contrat. Or, en fonction du placement et des conditions de marché, le rendement du contrat peut s’étioler, ou ses besoins s’accroître, sans qu’il puisse prélever sur le capital.
Toutes ces dispositions peuvent se traduire, lorsqu’on les chiffre, par des atteintes aux réserves d’un ou plusieurs enfants. Dans un climat de bonne entente familiale, ces enfants, conscients de la nécessité de procéder ainsi, soit parce que la consistance du patrimoine ne permet pas d’autre solution, soit parce que les conditions d’existence future de leur frère ou sœur handicapé l’exigent, acceptent que leur part soit restreinte.
Cet acquiescement, autrefois nul et non advenu en raison de la prohibition des pactes sur succession future, est désormais codifié aux articles 929 et suivants du Code Civil. C’est la « renonciation à l’action anticipée à l’action en réduction », acte par lequel un héritier réservataire renonce à contester l’atteinte à sa réserve au profit d’un bénéficiaire déterminé, le majeur handicapé dans notre exemple.
La palette des outils permettant de prévoir des sources de revenus ou l’attribution d’un ou plusieurs éléments du patrimoine au majeur handicapé est désormais bien intégrée dans la pratique.
Mais au-delà de la technique, c’est l’esprit dans lequel les parents souhaitent que soit assurée la protection de la personne et du patrimoine de leur enfant handicapé qui importe.
C’est ce que la loi du 5 mars 2007, portant réforme de la protection juridique, a rendu possible en donnant l’opportunité aux parents d’enfants handicapés de conclure un mandat pour autrui, variante du mandat de protection future ouverte uniquement à ce cas précis.
Ce mandat, autorisé depuis 2009, n’a pas eu pour le moment le succès escompté. Moins de 5000 mandats notariés ont en effet été mis en place les trois dernières années.
Une telle désaffection est-elle à mettre sur le compte du formalisme requis pour le mettre en place, le mandat pour autrui nécessitant l’intervention du notaire ?
Si l’outil n’est pas parfait, il semble surtout souffrir d’un défaut de publicité. A ce stade, on peut redouter que, à moins des efforts combinés d’une Marion Cotillard et d’un François Cluzet pour faire parler de lui, il ne tombe purement et simplement dans l’oubli.