On reproche parfois aux Conseillers en gestion de patrimoine de ne s'adresser qu'aux grandes fortunes. Un peu comme si, à force de gérer d'importants capitaux, on en venait à oublier la majorité laborieuse, celle qui n'a pas eu la chance d'hériter.
Pour gérer un patrimoine, il faut encore qu'il y en ait un, ou la possibilité d'en avoir un. Mais au-delà de cette limite, de plus en plus de foyers aux revenus confortables ou perçus comme tels se sentent dépassés par la pression fiscale grandissante, et une offre financière de plus en plus déconnectée de leurs aspirations.
C'est sans doute eux que nos conseils aident le plus, leur permettant de construire un patrimoine, plutôt que rien.
Mais trève de discours, voici donc le fameux article, paru dans le Gestion de Fortune d'avril 2014.
On prête souvent aux contes de fée des vertus pédagogiques, à juste titre. L’une des scènes de Robin des bois offre ainsi un parallèle avec l’actualité socio-politique française. Voyant l’indigence de l’Eglise, le couple de petites souris qui assure l’entretien de l’église confie à Frère Tuck sa dernière pièce, pour qu’il en fasse bon usage. Le shérif, passant par là, pille le tronc au nom de l’impôt royal, ce qui met le moine hors de lui et se solde ultérieurement par l’intervention de Robin des bois, volant au secours des pauvres.
C’est un peu de cette façon qu’on imagine le gouvernement en train de siphonner les dernières économies des classes moyennes. L’intention est a priori plus louable que dans le long-métrage de Disney, car il se prévaut de redistribuer la richesse à ceux qui en ont le plus besoin.
A ceci près que, d’une part, c’est lui qui désigne qui doit en bénéficier, et que, d’autre part, ses frais de fonctionnement sont tels que c’est miracle s’il reste encore quelque chose au bout, après sa ponction.
Tout d’abord, dressons un portrait de cette classe moyenne, dont beaucoup se réclament sans pour autant y appartenir. Cette catégorie de la population n’a pas de contours nettement tracés, mais se caractérise par une convergence de critères. On en dit parfois que c’est la classe des « petits » : petits artisans, petits commerçants, chefs d’entreprise de petite taille, fonctionnaires, employés de commerce, etc.
Le revenu d’un couple avec deux enfants à charge oscille entre 2300 et 4750€ par mois. Ils sont petits propriétaires, ou en passe de le devenir. Ils contribuent à l’impôt sur le revenu, même modestement. Ils s’efforcent de mettre de l’argent de côté, par peur du lendemain. Si le logement constitue leur principale source de dépense, ils veillent à consacrer un certain budget à l’éducation de leurs enfants (jeux éducatifs, sorties culturelles)[1].
Ces « petits », qui ont a priori formé l’électorat principal de la majorité actuelle, ont le sentiment d’être les sacrifiés du gouvernement. Ce sentiment reflète-t-il vraiment la réalité ?
Observons quelques mesures prises par la majorité, depuis son arrivée au pouvoir en mai 2012.
Prenons pour exemple l’une des toutes premières mesures du nouveau gouvernement, la suppression de l’exonération sociale et fiscale des heures supplémentaires.
On se rappelle que la loi TEPA en 2007 avait facilité le recours aux heures supplémentaires des salariés, en faisant un double cadeau : d’un côté, l’employeur n’avait pas à verser de cotisations sociales sur les heures supplémentaires, et de l’autre, le salarié n’avait pas à payer d’impôt sur le revenu sur celles-ci.
Le gouvernement Ayrault est revenu sur ces avantages à l’été 2012, avec deux principaux résultats. Les employeurs délaissent majoritairement les heures supplémentaires, trop lourdes à assumer. Et les rares salariés qui continuent d’en profiter, même partiellement, voient leur bénéfice rogné par l’impôt.
Les premiers à faire les frais de la mesure sont, bien entendu, les employés, techniciens, secrétaires et autres agents de maîtrise pour qui 50 à 100 euros par mois en moins sur leur fiche de paie, c’est un véritable trou dans le budget.
Cet évènement a consacré l’impopularité du Président normal, faisant plonger sa cote vers des abysses encore inconnus, quelques mois après son élection.
S’ajoute à ces salaires amoindris la moindre rémunération de l’épargne des ménages. Le taux du Livret A a en effet été abaissé en août 2013 à 1,25%. Cette mesure concerne, certes, l’ensemble de la population, et non simplement les classes moyennes. Mais le Livret A constitue le cœur de leur épargne, entre les classes défavorisées, dépourvues d’épargne, et les classes favorisées, disposant d’outils bien plus rémunérateurs pour leur épargne[2].
On rétorquera à raison que cette baisse n’est pas le fait du gouvernement mais de la baisse de l’inflation. Seulement, le mode de calcul du taux du Livret A, assis, entre autres, sur une inflation mesurée par l’INSEE sur les prix à la consommation hors tabac, laisse songeur, lorsqu’on le rapporte aux annonces du quotidien : hausse du prix du gaz, de l’électricité, etc.
Même en admettant la justesse du calcul, on constatera que l’épargne des ménages n’a jamais aussi peu rapporté, en solde net, c’est-à-dire après déduction de l’inflation, qui s’établit à environ 1% pour 2013. Les ménages ne s’y sont, du reste, pas trompés, retirant massivement de leur Livret A. Sur les 3 derniers mois de l’année, le montant de la décollecte a ainsi atteint 4,68 milliards d’euros, un record jamais égalé auparavant.
Notre deuxième exemple concerne la santé : on assiste à l’instauration d’un système de protection sociale à deux vitesses, dont les classes moyennes sont peu à peu exclues. Au risque de rappeler une évidence, notre système de santé est en crise, miné par une inflation des dépenses bien supérieure aux cotisations collectées.
Or la classe moyenne éprouve le sentiment de contribuer activement à un système qui la protège de moins en moins. Plusieurs mesures ont alimenté ce phénomène.
Premièrement, le déremboursement des médicaments les plus usuels dissuade la frange inférieure de la classe moyenne de se soigner, pour des affections dites bénignes.
Deuxièmement, les complémentaires santé sont de plus en plus sollicitées : non seulement elles pallient les insuffisances du régime de base, mais elles font l’objet de taxes spécifiques croissantes. Etienne Caniard, président de la Mutualité française, expliquait ainsi qu’en 10 ans, les taxes applicables aux mutuelles étaient passées de 1,75 à 13,27%. Par adhérent, cela représente désormais 76€ contre 5€ en 2001.
Ce surcoût se répercute nécessairement sur les adhérents, en particulier la classe moyenne, pour qui se soigner va peu à peu devenir un luxe.
Enfin, troisièmement, le gouvernement a récemment pris une mesure visant à taxer les salariés bénéficiant d’une complémentaire santé d’entreprise (voir la loi de finances pour 2014). Le montant de l’abondement fourni par l’employeur figurera donc sur sa feuille d’imposition pour être imposé au même titre que ses autres revenus.
Dans le même esprit, le Credoq a récemment publié une étude démontrant que le mécanisme redistributif français joue moins en faveur de la classe moyenne inférieure que des autres classes, cette classe étant constituée par les travailleurs pauvres (ménages dans lesquels un seul membre du couple travaille pour un salaire modeste, temps partiels subis, petits boulots, etc.)
Cela signifie, en clair, que les travailleurs pauvres bénéficient de moins d’aides que les personnes sans emploi. Cette logique redistributive est délétère, en ce qu’elle enferme durablement les individus dans la pauvreté.
Elle aboutit donc à l’inverse de ce que la sagesse populaire nous apprend, "Si tu vois un homme qui a faim, donne-lui un poisson : tu le nourriras pour un jour. Mais apprends-lui à pêcher et il se nourrira toute sa vie."
Conséquence de la baisse de son pouvoir d’achat, la classe moyenne dépense moins. Le début des soldes d’hiver en fournit une bonne illustration. Les achats se concentrent sur les produits les plus soldés, restreignant le prix du panier moyen des consommateurs. L’économie réelle en pâtit donc, in fine.
Les classes moyennes sont bel et bien les sacrifiées du régime actuel, dont on aurait pu espérer l’inverse : l’essence du socialisme n’est-elle pas de lutter contre les inégalités, dans le sens d’une amélioration de la condition sociale des travailleurs (en collectivisant ou non les moyens de production, selon les tendances).
Aujourd’hui, à l’inverse, la classe laborieuse fait particulièrement les frais des mesures adoptées par le pouvoir en place. On retiendra la mesure obligeant les employeurs à domicile à payer les charges sociales de leurs employés au réel, et non plus au forfait. L’idée du gouvernement était de forcer les particuliers ayant des emplois à domicile à payer davantage de charges sociales. Mais cette mesure se retourne contre les employés à domicile : entre ceux qui renoncent à faire faire leurs travaux et ceux qui les font au noir, en l’absence de toute protection sociale pour les employés, c’est bien eux qui souffrent le plus de la mesure.
L’instauration d’une durée minimale légale du temps partiel à 24h par semaine, en vigueur depuis le 1er janvier 2014, en vertu d’un accord signé il y a un an, ira dans le même sens. Il deviendra impossible, pour une personne, de cumuler deux mi-temps. Une fois de plus, on pénalise ceux qui se démènent pour obtenir une rémunération décente.
On peut s’interroger sur la raison de ce paradoxe.
La réponse la plus évidente est qu’il est plus facile de prendre dans la poche de ceux qui ont quelque chose que de ceux qui n’ont rien, et qu’il est plus aisé de prendre à ceux qui ont un peu qu’à ceux qui ont beaucoup, parce que ceux-là savent se défendre, et conservent toujours la ressource de s’expatrier, dans le pire des cas.
Liée au territoire national, à l’inverse, la classe moyenne se sent prise au piège. Son principal soutien moral, l’espérance de voir ses enfants réussir mieux que soi, fait désormais défaut. Les sociologues parlent d’ascenseur social en panne. Cette panne est aujourd’hui palpable. L’étude de M. Bigot pré citée démontre que, si dans les années 60, il fallait 12 ans pour que les classes moyennes atteignent le niveau de vie de la classe supérieure, il en faut désormais 35.
La mise au ban des classes moyennes porte en son sein deux risques politiques majeurs.
Le premier est le dévoiement du régime. Aristote l’avait théorisé, la démocratie ne peut s’appuyer que sur la classe moyenne. Lorsqu’elle prend pour socle les classes défavorisées ou les classes supérieures, elle oscille entre démagogie et oligarchie pure.
Le second est la montée des extrêmes. On parle beaucoup de la percée du Front national, qui a déjà ravi aux partis traditionnels plusieurs mairies, et dont on redoute la déferlante aux prochaines élections.
Certes, la configuration actuelle, qui alourdit l’impôt et pèse sur les revenus, est profitable à nos métiers de conseil, car de plus en plus de ménages, qui autrefois n’auraient pas recouru à nos services, se voient contraints de nous consulter pour espérer s’en sortir. Mais nous préfèrerions être consultés dans un climat plus sain, qui ne se traduise pas par des entraves à l’esprit d’entreprendre.
[1] Critères tirés de l’étude réalisée par R. Bigot en 2009, « Classes moyennes et inégalités de conditions de vie », Credoc/INSEE
[2] Voir notre article sur le Livret A, paru dans Gestion de Fortune en octobre 2012
Isabelle Gauthier