Si les transporteurs qui étaient, dès le départ, informés de la double casquette du destinataire qui leur ôtait, de facto, toute possibilité d’action directe, acceptent la situation, ayant contracté en toute connaissance de cause, à l’inverse, ceux qui se croyaient garantis par la solvabilité de l’expéditeur remettant, se voient floués quand celui-ci se prétend « après coup » tiers au contrat, sur le fondement de l’arrêt précité.
La question est donc :
Les arrêts actuels, ceux du 28 octobre 2008[i] et celui du 11 octobre 2011[ii] motivent les décisions à la fois par l’incoterm « Ex Works » et, par la connaissance qu’en avait le transporteur. La Cour de Cassation pourrait-elle aller plus loin et faire de l’expéditeur un « simple remettant » et du destinataire l’expéditeur sans conditionner cette double qualification à l’information préalable du transporteur ?
LIBERTÉ CONTRACTUELLE & RELATIVITÉ DES CONVENTIONS
D’une part, par sa réponse du 13 avril 2012[i] à une Question prioritaire de constitutionnalité, la Cour de Cassation a affirmé que l’action directe de l’article L.132-8 ne violait pas le principe de la liberté contractuelle. Cette conformité de la loi avec le principe de liberté contractuelle concerne toutes les parties au contrat multipartite de transport, dont, bien évidemment, le voiturier.
D’autre part, l'article 1165 du Code Civil[ii] érige en principe la relativité des conventions ; elles n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes et ne nuisent point au tiers. Ce principe constitue le nécessaire corollaire du primat donné à la volonté et à la liberté contractuelle. En d'autres termes, on ne saurait, par la conclusion d'une convention, rendre créancière ou débitrice une personne qui n'a pas donné son consentement.[iii]
APPLIQUER CETTE RÈGLE AU CONTRAT DE TRANSPORT
On ne saurait donc pas plus, par la conclusion d'une convention, empêcher une personne d’être créancière d’une autre, sans son consentement.
Le respect du principe de la liberté contractuelle impose alors que soit respectée la liberté pour le transporteur de donner - ou non - son consentement au contrat de transport en considération de la sécurité de paiement offerte par la possibilité d’actionner un expéditeur distinct de son donneur d’ordre, lui destinataire et cocontractant direct, ceci sans qu’une entorse au principe de relativité des conventions ne vienne, après coup, supprimer cette sécurité, élément essentiel du consentement.
La jurisprudence du Conseil étant constante à rattacher cette valeur à l’article 4 de la Déclaration de 1789, la liberté contractuelle ne peut donc se voir refusée ou amoindrie par les jugements, au regard des plus hautes normes du droit, ensemble l'article 4 de la Déclaration de 1789 et l'article 34 de la Constitution[vi] qui réserve au seul Parlement la faculté de "déterminer les principes fondamentaux du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales ".
CETTE VALEUR CONSTITUTIONNELLE PRIMANT SUR LA JURISPRUDENCE…
Le principe de liberté contractuelle étant donc hors d’atteinte de la jurisprudence, fusse celles de la plus haute juridiction, la seule possibilité pour la Cour de Cassation de restreindre le champ de l’action directe est de présenter cette restriction comme un renoncement, EN PLEINE CONNAISSANCE DE CAUSE, par le transporteur à la sécurité qu’offre la possibilité d’actionner un garant distinct du donneur d’ordre.
Quel que soient les évolutions ou dérives jurisprudentielles, il faudra donc toujours, avant la formation du contrat de transport, que le transporteur soit informé des qualités des différents cocontractants (et tiers) à ce contrat pour que les clauses de l’autre contrat, celui de vente de la marchandise, puissent soustraire l’un ou l’autre à l’action directe de l’article L.132-8 du Code de commerce.
Restera alors à démontrer que l’ordre public attaché au dispositif étant, par la volonté du législateur, un ordre public de direction[i], celui qui en bénéficie ne peut y renoncer sans que cette renonciation ne soit atteinte de nullité absolue. Au bout du compte, l’expéditeur sera alors comme le veut la loi, garant du prix du transport, quelles que soient les clauses du contrat de vente.
CONCLUSION
A ce jour, sans information préalable, point de « simple remettant non expéditeur ». Le transporteur reste garanti par la loi d’ordre public, de direction, y compris par celui qui s’est initialement présenté comme l’expéditeur.
Jean-Yves CREVEL - jycrevel-at-gmail.com
[i] La volonté du législateur de donner à l’article L.132-8 la portée d’un ordre public de direction, ressort clairement des rapports parlementaires, Sénat N° 176 « Article additionnel après l'article 5 - Paiement direct du transporteur routier par le donneur d'ordres initial (…) la sous-traitance " en cascade " constitue un " mal endémique " dans la profession du transport routier. Elle est souvent à l'origine, en particulier pour les petits transporteurs, de conditions de travail empêchant, bien souvent, le respect de la réglementation sociale, ainsi que du code de la route. »
et Commission mixte paritaire N° 227 « Avant l'article 5 bis, la commission, après les interventions de MM. Jean-François Le Grand, rapporteur pour le Sénat, Michel Vaxès, rapporteur pour l'Assemblée nationale, Dominique Bussereau et Michel Bouvard a adopté, sur proposition du rapporteur pour le Sénat, un article 5 bis A prévoyant, à l'article 101 du code de commerce, une action directe du voiturier à l'encontre de l'expéditeur et du destinataire des marchandises, en paiement de ses prestations. »
[i] Dumay - Contrats et droits fondamentaux : « Il n’a jamais été contesté que la liberté contractuelle ait toujours été à la base du droit français des obligations, dès lors il était logique que l’article 34 de la Constitution ait réservé au seul Parlement la faculté de « déterminer les principes fondamentaux du régime des obligations civiles et commerciales ».
[ii] CONSEIL D'ÉTAT, section du 3 octobre 1980, 12955, publié au recueil LEBON : «Le Préfet ne tenait d’aucun texte de pouvoir d’édicter en l’entérinant une telle prescription de nature à apporter à la liberté contractuelle du bailleur une limitation qui n’aurait pu résulter que de la loi ».
[iii] Décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000 : « une telle incitation, inspirée par des motifs d'intérêt général, n'apporte pas à la liberté contractuelle qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen une atteinte contraire à la Constitution ; » et aussi la décision n°98-401 DC du 10 juin 1998 : « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».
[iv] Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »
[v] DE LA VALEUR CONSTITUTIONNELLE DE LA LIBERTÉ CONTRACTUELLE
Par Christophe Lajoye, Maître de conférence à l’Université de Caen
[vi] Article 34 de la Constitution; extrait : « La loi détermine les principes fondamentaux (...) du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales ; »
[i] Audience du 3 avril 2012 N° de pourvoi: 12-40016 QPC seule - Non-lieu à renvoi au Conseil Constitutionnel :
« ce texte ne viole pas le principe de la liberté contractuelle dès lors que l'expéditeur et le destinataire sont tenus aux obligations qui résultent du contrat de transport, notamment la garantie du paiement du prix du fret, par leur adhésion à ce contrat manifestée soit lors de sa conclusion soit lors de la livraison au destinataire qui reçoit la marchandise et qui l'accepte ; que la garantie du paiement du prix du transport prévue par l'article L. 132-8 du code de commerce est au nombre des mesures qui tendent à assurer la conciliation par le législateur des droits patrimoniaux des parties au contrat de transport ; »
[ii] Code Civil - Article 1165 : « Les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes ; elles ne nuisent point au tiers, et elles ne lui profitent que dans le cas prévu par l'article 1121. »
(Article 1121 : « On peut pareillement stipuler au profit d'un tiers lorsque telle est la condition d'une stipulation que l'on fait pour soi-même ou d'une donation que l'on fait à un autre. Celui qui a fait cette stipulation ne peut plus la révoquer si le tiers a déclaré vouloir en profiter. »)
[iii] L'effet normatif des conventions, par Dany MARIGNALE - Université Paris XII
[i] Arrêt de la Cour de Cassation du 28 octobre 2008 - N° de pourvoi 07-20786, extrait : « ayant relevé en outre que par lettre recommandée, la société Page transports avait expressément indiqué à la société Sabim : "la société Fall Carni nous avait confié le soin de réaliser différents transports au départ de votre société...", ce dont elle a déduit que la société Page transports avait ainsi reconnu implicitement que l'établissement de la société Sabim ne constituait que le lieu d'enlèvement de la marchandise »
[ii] Arrêt de la Cour de Cassation du 11 octobre 2011 - N° de pourvoi 10-20455, extrait : « alors que la société La Provençale invoquait dans ses conclusions les courriers de la société Trans General Vrac des 14 janvier 2008 et 3 janvier 2009, faisant ressortir que cette dernière avait connaissance de la qualité d'expéditeur de la société Grandon… »