JUGE DU FOND, JUGE DES REFERES
LA COUR DE CASSATION CHANGE LA DONNE
En matière d'éviction commerciale, le bailleur est confronté à une double obligation qui est souvent contradictoire dont la solution s'apparente alors à tenter de résoudre la quadrature du cercle.
En effet, comment concilier l'impératif de délai pour que l'éviction ne dure pas des années d'autant plus que le locataire commercial n'est tenu de quitter les lieux que le jour où l'indemnité d'éviction aura été fixée judiciairement et qu'elle lui aura été payée et le souci de payer un prix « raisonnable » dont la détermination aurait été avant tout dictée par les impératifs de délai que le bailleur est souvent tenu de respecter.
Le recours dans de telles conditions à une mesure d'expertise judiciaire avant même le procès sur les fondements de l'article 145 du code de procédure civile est souvent pratiqué par le bailleur car d'une part elle se fera au moyen d’un débat contradictoire avec la société locataire qui sera susceptible de favoriser des rapprochements futurs, ce qui permettra d’avoir une idée plus précise du prix de revient de l'opération et d’autre part de démontrer au locataire la réalité de ses intentions d’autant plus que le preneur aura également de ce fait une idée précise du coût réel de son maintien dans les lieux par le biais de l’estimation de l'indemnité d'occupation qu'il est tenue de payer au propriétaire, de manière à lui ôter, si besoin était l'envie, de jouer des prolongations judiciaires qui pourraient se révéler contre productives.
Quel intérêt de se maintenir le plus longtemps possible dans les lieux alors que l’indemnité d’occupation risque d’absorber tout ou partie de l’indemnité d’éviction ?
Dans ce jeu judiciaire qui est souvent l'expression d'un rapport de force économique et juridique où le plus riche n’est pas forcément celui qu’on croit, la Cour de cassation (troisième chambre civile) par un arrêt du 6 avril 2023 nous apporte un élément nouveau et intéressant quant à l'applicabilité de l'article 145 du code de procédure civile qui prévoit que le juge des référés ne peut être saisi d'une demande de mesure d'instruction qu'avant tout procès.
Cela signifie en d'autres termes que lorsque le juge du fond a déjà été saisi par l’une des parties, il est seul compétent pour ordonner une mesure d’expertise.
La Cour de cassation précise cependant et la différence est essentielle, à la condition qu’il soit saisi exactement de la même demande.
Dans cet arrêt, la société locataire faisait grief à un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence qui avait déclaré recevable une demande d'expertise sur les fondements de l'article 145 du code de procédure civile alors que le juge du fond avait déjà été saisi d'une contestation du congé avec refus de renouvellement et indemnité d'éviction que lui avait délivrée son bailleur.
La société locataire en déduisait d'une manière assez convaincante avec un moyen a priori fidèle au droit positif sur ce point que la cour d'appel avait excédé ses pouvoirs en confirmant une décision de mesure d'expertise portant sur les indemnités d'éviction et d'occupation.
La Cour de cassation a pourtant rejeté le pourvoi.
Elle a considéré que l’existence d’une instance qui était limitée à la seule annulation d'un congé refusant le renouvellement d'un bail commercial et offrant le paiement d'une indemnité d'éviction ne pouvait constituer une difficulté suffisante pour rejeter une demande d'expertise avant tout procès qui était destiné selon les termes mêmes de l'article 145 du code de procédure civile à recueillir des éléments de preuve susceptible de permettre l'estimation et la fixation future des indemnités d'éviction et d'occupation dont le juge n'avait pas été saisi.
Cet arrêt revêt une grande importance dans la pratique judiciaire car il rompt avec la pratique courante qui était de considérer que, dès que le juge était régulièrement saisi, celui-ci était seul compétent pour ordonner une mesure d’expertise.
Or cette décision permet désormais même si le preneur a introduit une action en nullité du congé de solliciter parallèlement devant le juge des référés une demande d'expertise sur les fondements de l'article 145 du code de procédure civile à condition, bien entendu, qu’une mesure d’expertise n’ait pas déjà été sollicitée.
Il est certes loisible de considérer considérer que le raisonnement de la cour est à ce point subtil qu'il emprunte à la casuistique car la mesure d'expertise qu'aurait pu ordonner le juge du fond si elle lui avait été demandée par le bailleur serait la conséquence directe de sa saisine pour statuer sur la demande de nullité du congé.
Les juges de la Cour de cassation pourraient cependant répondre qu’ils ne font qu’appliquer strictement les textes de loi et qu’ils n’ont pas pour mission de leur ajouter quoi que ce soit en en faisant une large interprétation.
Il n'en reste pas moins que pour les praticiens en matière d'éviction commerciale dans les baux commerciaux cette décision permettra d’accélérer des procédures souvent longues à mettre en œuvre.
Jean-Jacques Dulong, avocat à la cour – barreau d’Agen
mai 2023
CIV. 3
VB
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 6 avril 2023
Rejet
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 254 FS-B
Pourvoi n° R 22-10.475
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 6 AVRIL 2023
La société Pharmacie Degrelle Dubuc, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° R 22-10.475 contre l'arrêt rendu le 14 octobre 2021 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 1-2), dans le litige l'opposant à la société Belazur, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation annexé.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Andrich, conseiller, les observations de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de la société Pharmacie Degrelle Dubuc, de la SARL Matuchansky, Poupot et Valdelièvre, avocat de la société Belazur, et l'avis de Mme Morel-Coujard, avocat général, après débats en l'audience publique du 28 février 2023 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Andrich, conseiller rapporteur, M. David, conseiller faisant fonction de doyen, M. Jobert, Mmes Grandjean, Grall, M. Bosse-Platière, conseillers, M. Jariel, Mmes Schmitt, Aldigé, M. Baraké, Mme Davoine, M. Pons, conseillers référendaires, et Mme Besse, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire