Il ressort du rapport de l'ART que l’Etat stratège semble avoir été plutôt bien inspiré dans ce domaine, eu égard aux nombreux avantages pour la collectivité de ces partenariats public-privé.
L’Autorité de régulation des transports (ART) fait partie de cette myriade d’entités publiques inconnues de la plupart des Français, mais au rôle et aux décisions dont l’impact est parfois très fort. Autorité publique indépendante dont le président est nommé par le Président de la République, l’ART a pour mission de réguler le service public et les activités concurrentielles de transport (ferroviaire, autoroutier et aéroportuaire), au bénéfice des usagers. Elle est notamment chargée de suivre l’économie des concessions autoroutières, de contrôler les contrats de concession et les passations des marchés. Ses avis et décisions sont adoptés par un collège de cinq membres indépendants, choisis pour leurs compétences économiques, juridiques ou techniques, ou pour leur expertise des sujets de concurrence.
Dans un nouveau rapport publié le 4 novembre 2020, l’ART livre ses conclusions sur le modèle économique singulier des concessions autoroutières. Un modèle sujet à beaucoup de critiques dans les médias, alimentées par une partie de la classe politique. Pourtant, ce modèle économique entend être vertueux pour l’Etat et les usagers. Fondée sur le transfert des risques au concessionnaire et le retour des infrastructures au concédant en fin de contrat, la concession est un schéma économique qui fonctionne avec aujourd’hui 9 118 km d’autoroutes dont la gestion dépend de 19 sociétés, détenues par trois groupes industriels – Vinci, Eiffage et Abertis.
Concessions d’autoroutes : des spécificités mal connues
« Les concessions d’autoroutes présentent des spécificités liées à leur activité, explique l’ART. D’abord, elles se caractérisent par des investissements très importants », représentant « 2,9 fois les charges d’exploitation ». « Ensuite, l’activité de concessionnaire nécessite une forte immobilisation de capital, représentant plus de trois fois les recettes annuelles moyennes de la concession. Par ailleurs, les revenus permettant aux concessionnaires de recouvrer leurs coûts d’investissement s’échelonnent sur une longue période. Enfin, les concessions autoroutières présentent un niveau d’endettement important », qui fait que « les créanciers pèsent 9,7 fois plus que les actionnaires ».
Les concessions d’autoroutes se distinguent également par leur encadrement juridique, précise l’Autorité. D’abord, l’évolution des tarifs à long terme est prévue par les contrats de concession. Ensuite, ces contrats confèrent aux concessionnaires des droits et obligations portant sur une très longue période – entre 40 et 87 ans. Enfin, les sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) ont l’obligation, à l’issue de la période de concession, de remettre au concédant les « biens de retour », sans percevoir de contrepartie de sa part, y compris si elles ont contribué à augmenter leur valeur. Autrement dit, contrairement à ce que sous-entend le terme de « privatisation », souvent utilisé improprement à propos des autoroutes, l’infrastructure reste la propriété de l’État : elle est restituée à la fin du contrat.
L’ART voit ainsi de nombreux avantages à ce modèle. Celui-ci permet en effet de transférer à des opérateurs privés les risques financiers liés au développement d’une autoroute – construction, exploitation, fréquentation – tout en garantissant à l’État des revenus fiscaux réguliers (plus de 40 % du prix du ticket de péage) et la rétrocession de l’ouvrage en fin de contrat. Un système qui permet à l’Etat de développer des infrastructures essentielles pour l’aménagement du territoire sans alourdir les finances publiques.
L’Autorité voit également plusieurs avantages dans la logique d’« usager-payeur », qui « lie le financement des infrastructures à leur utilisation ». Elle conduit à sélectionner les projets dont l’utilité pour les usagers permet d’assurer la rentabilité pour le financeur. Elle est équitable car ceux qui ont moins recours aux routes ne voient pas leur pouvoir d’achat diminuer lorsque des projets routiers sont réalisés. Enfin, elle limite les distorsions de concurrence entre les différents moyens de transport. « À travers une rémunération du concessionnaire tirée du produit des péages acquittés par les usagers, le concédant peut transférer le risque trafic », écrit l’ART, qui rappelle également que les hausses tarifaires des péages sont plafonnées par la loi à 0,7 fois l’inflation.
L’Autorité estime également que la « mission globale » confiée dans le cadre d’un contrat de concession – incluant financement, conception, construction, transformation, entretien, maintenance et exploitation des infrastructures – favorise « une approche intégrée des projets sur une longue durée ». « Le titulaire du contrat est en effet incité à optimiser l’organisation des tâches et à arbitrer en amont entre les dépenses d’investissement et les dépenses d’exploitation, dans une logique d’optimisation du coût global du projet appréhendé sur toute la durée du contrat ».
Il est vrai que ce système a permis de développer en France un réseau autoroutier de premier plan, et que les grands acteurs privés ont fait la preuve de leurs compétences et de leurs moyens pour concevoir, entretenir et exploiter les autoroutes. Comme le note l’ART, ce type de partenariat public-privé favorise également « la rencontre des compétences privées et des besoins publics sur le temps long des contrats ». Il permet aussi « de susciter et de valoriser les innovations du secteur privé pour la gestion de projets complexes sur une longue durée ». De plus, il incite le concessionnaire à « raccourcir les délais de réalisation des travaux, pour limiter les frais d’immobilisation de ses personnels et de ses matériels, et pour anticiper la perception de recettes de péage par rapport à son planning prévisionnel ».
La rentabilité des acteurs privés en question ?
Ces analyses diffèrent sensiblement des conclusions de la commission d’enquête du Sénat sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières, publiées le 16 septembre 2020. S’il ne remet pas fondamentalement en question le bien-fondé ni l’utilité publique du modèle de concession, et s’il reconnaît que la loi Macron de 2015 a permis d’améliorer la transparence du secteur en confiant une mission de régulation à l’ART, ce rapport du Sénat considère néanmoins que « le transfert des SCA historiques au secteur privé s’est traduit par une perte de recettes de 6,5 milliards d’euros pour l’Etat ». Il estime également que l’absence d’une révision des contrats de concession et d’une définition de l’équilibre économique et financier des concessions a placé l’Etat dans une position de faiblesse vis-à-vis des nouveaux actionnaires des SCA. Pour la commission d’enquête du Sénat, la rentabilité attendue par les actionnaires serait atteinte autour de 2022 pour Vinci Autoroutes et pour Eiffage, alors que les contrats courent jusqu’en 2031 et 2036. Au-delà de 2022, les dividendes atteindraient environ 40 milliards d’euros dont 32 milliards d’euros pour Vinci et Eiffage, pour un coût d’acquisition de 22,5 milliards d’euros et la reprise d’une dette de 16,8 milliards d’euros.
Or, pour l’ART, « la rentabilité des concessions d’autoroutes doit être mise en regard de leur modèle économique ». Pour analyser la rentabilité des concessions, l’Autorité retient le taux de rentabilité interne (TRI), qui vise à évaluer la rémunération du capital supportée par les usagers de l’autoroute via les tarifs de péage, dans la durée. Pour l’ART, la rentabilité des concessions doit en effet s’apprécier à l’aune des capitaux apportés par l’ensemble des pourvoyeurs de fonds (actionnaires et créanciers) et tenir compte de l’ensemble des coûts et des recettes. Ce qui suppose de « prendre en considération le poids des investissements et la variabilité des revenus pendant la durée des contrats ». L’Autorité estime les TRI des concessions en 2019 à 6,4 % pour les concessions « récentes » et à 7,8 % pour les « historiques », après « une évolution favorable mais modérée entre 2017 et 2019 » de 0,15%.
L’ART formule enfin des préconisations pour optimiser le modèle. Elle pense que « les tarifs de péage devraient plus souvent dépendre de la congestion et de la disposition moyenne des usagers à payer ». Pour mieux utiliser l’infrastructure à court terme, elle recommande de faire varier les tarifs en fonction de l’heure, du jour de la semaine ou de la période de l’année, afin d’éviter une sous-utilisation des capacités autoroutières en période creuse et un phénomène de congestion en période de pointe. Et pour optimiser l’usage à long terme, elle préconise de faire évoluer les tarifs en fonction de la valeur octroyée par les usagers au temps gagné grâce à l’autoroute.
L’Autorité invite également l’Etat à retenir une définition exigeante du « bon état » pour l’infrastructure qui lui sera restituée en fin de concession. Dans l’hypothèse où l’État choisirait à nouveau de contractualiser avec des tiers, il devrait, selon l’ART, se fixer trois objectifs : cibler une réduction de la durée des contrats, envisager une revue périodique de l’équilibre du contrat dans son ensemble et rechercher les partages de risques qui procurent les meilleures incitations.