Chapitre 2 - Conception française de l’ordre public international
Le droit international est à la recherche d’un équilibre entre les exigences d’accueil des lois ainsi que des situations juridiques étrangères et la cohérence de l’ordre juridique français. L’ordre public est le garant de cette intégrité, selon l’expression du professeur Léna Gannagé (« L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », in Travaux du comité français de droit international privé, années 2006-2008, Pedone, 2009, p. 205).
Les chambres civiles (section 1) et la chambre criminelle défendent chacune une conception autonome de l’ordre public international (section 2).
Section 1 – Devant les chambres civiles
§ 1. Présentation générale
L’exception d’ordre public international relevée par le juge a pour fonction d’empêcher la perturbation que risque de produire l’application ou la reconnaissance de normes étrangères dont le contenu heurterait les conceptions dominantes de l’ordre juridique du for (B. Audit, avec le concours de L. d’Avout, Droit international privé, Economica, 6e éd., 2010, no 317). L’exception suppose donc que soit enclenché le mécanisme du jeu de la règle de conflit et, dans une seconde étape, l’ordre public international constitue un mécanisme d’éviction de la loi étrangère normalement compétente lorsque les dispositions de celle-ci heurtent la conception française de l’ordre public international français, de sorte que ces normes étrangères « ne saurai[ent] avoir d’efficacité en France » (1re Civ., 23 janvier 1979, pourvoi no 77-12.825, Bull. 1979, I, no 27). Le juge procède alors à une substitution de la loi française à la loi étrangère (A). Pour faire intervenir l’ordre public, le juge prend en considération les liens, plus ou moins proches, entretenus entre la situation juridique et le for (B).
A. Lois de police et définition de l’ordre public international
L’ordre public international s’exprime sous une forme positive lorsque le juge français applique directement une loi étrangère ou une loi de police française. Dans ce cas, celle-ci s’impose en dehors de tout raisonnement de droit international privé, et donc sans référence à la conception française de l’ordre public. L’aspect négatif de l’ordre public international se rencontre lorsqu’il s’agit de faire produire effet en France à une situation juridique déjà créée à l’étranger, au stade soit de l’exequatur d’une décision étrangère, soit de sa reconnaissance, notamment incidente. À cette fin, la Cour de cassation, qui a fixé les trois conditions de reconnaissance d’un jugement étranger dans un arrêt du 20 février 2007 (1re Civ., 20 février 2007, pourvoi no 05-14.082, Bull. 2007, I, no 68), a exigé que la décision étrangère soit conforme à l’ordre public international de fond et de procédure.
La jurisprudence des chambres civiles de la Cour de cassation ne fournit pas de définition de la conception française de l’ordre public. Cependant, les arrêts rendus permettent de circonscrire la notion. Une décision célèbre (1re Civ., 25 mai 1948, pourvoi no 37.414, Bull. civ. 1948, I, no 163, RCDIP 1949, p. 89) l’a définie comme l’ensemble des « principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue ». Ces principes de justice universelle comprennent l’ensemble des droits ayant pour objectif la protection de la personne humaine et de sa dignité, les principes essentiels du droit français, qui ont émergé récemment dans la jurisprudence de la Cour de cassation (voir titre 3, chapitre 3), ainsi que les droits fondamentaux. Les principes qui se rattachent aux fondements politiques, familiaux et sociaux de la société française déclenchent également l’exception d’ordre public et ne sont pas moins intangibles.
En réalité, le juge français accueille l’exception d’ordre public lorsque le résultat de l’application de la disposition étrangère est inconciliable avec la conception actuelle de l’ordre public du for, au jour où il statue afin de prendre en compte son caractère évolutif. Par exemple, le principe d’égalité des filiations, qui n’était pas d’ordre public international français, l’est devenu depuis un arrêt de la première chambre civile du 12 mai 1987 (1re Civ., 12 mai 1987, pourvoi no 84-14.472, Bull. 1987, I, no 150, JDI 1988, p. 101) : un enfant était né, durant le mariage, des relations entretenues par le mari avec une autre femme. Après la dissolution du mariage, l’ex-mari, après avoir reconnu l’enfant, avait épousé la mère de ce dernier. L’enfant né du premier mariage du père a contesté la qualité d’héritier de celui né des relations adultérines et a demandé l’annulation de la reconnaissance et de la légitimation par le mariage de son père par application de la loi belge, loi personnelle du père, qui interdisait la reconnaissance et la légitimation des enfants adultérins. La première chambre civile, se référant aux « principes qui régissent le droit international privé », a décidé « que le principe de la légitimation par le mariage des enfants naturels, même d’origine adultérine, traduit une conception fondamentale actuelle du droit français entraînant, par l’effet de l’ordre public[,] l’éviction de la loi belge ».
B. Ordre public atténué et ordre public de proximité
Lorsqu’il s’agit de reconnaître des droits acquis à l’étranger, l’effet de la situation qui y a déjà produit ses effets est moins perturbateur pour l’ordre juridique français. Dans ce cas, seul un degré élevé de contrariété de la loi étrangère aux conceptions françaises justifie une intervention de l’ordre public. Celui-ci produit alors un effet atténué, cette moindre réaction étant, notamment, fonction du temps passé entre la situation juridique cristallisée à l’étranger et la reconnaissance en France de ses effets. Cette distinction entre un ordre public plein et un ordre public atténué a été retenue par la Cour de cassation dans un arrêt du 17 avril 1953 (1re Civ., 17 avril 1953, pourvoi no 2.520, Bull. 1953, I, no 121) en ces termes : « la réaction à l’encontre d’une disposition contraire à l’ordre public n’est pas la même suivant qu’elle met obstacle à l’acquisition d’un droit en France, ou suivant qu’il s’agit de laisser produire en France les effets d’un droit acquis sans fraude à l’étranger ». Pour justifier le défaut d’intervention de l’ordre public, il est impératif que les droits aient été acquis sans fraude.
Parallèlement à ce mécanisme de désactivation de l’ordre public, celui de l’ordre public de proximité pose des limites à la tolérance de la situation créée à l’étranger en protégeant les valeurs du for en raison de l’existence de liens avec la France. Ce critère intervient au stade de la reconnaissance des situations juridiques, comme à celui de leur constitution dans l’ordre juridique français. Le fait que l’ordre public de proximité privilégie les seuls liens de la situation avec le for fait l’objet de critiques de la doctrine, qui reproche à l’ordre juridique français de se désintéresser de la situation dès lors que les liens ne sont pas significatifs avec la France.
L’intervention de l’ordre public international exige des liens de rattachement suffisants entre le for et la situation juridique considérée et, lorsque la première chambre civile se réfère à la nationalité française ou à la résidence habituelle sur le territoire français de l’une des parties, elle pose une exigence de proximité.
La Cour de cassation a ainsi jugé (1re Civ., 3 janvier 1980, pourvoi no 78-13.762, Bull. 1980, I, no 4) que l’ordre public international ne fait pas obstacle à l’acquisition de droits en France sur le fondement d’un mariage polygamique valablement célébré à l’étranger, alors qu’un tel mariage est interdit en France, même si la conception française de l’ordre public international « s’oppose à ce que le mariage polygamique contracté à l’étranger par celui qui est encore l’époux d’une Française produise ses effets à l’encontre de celle-ci » (1re Civ., 6 juillet 1988, pourvoi no 85-12.743, RCDIP 1989, p. 71).
§ 2. Illustrations de la conception française de l’ordre public international substantiel
Cette conception a été consacrée au travers d’un certain nombre de principes.
A. Principe d’égalité des époux
C’est en raison de la contrariété à l’ordre public de l’effet réclamé en France que la première chambre civile a, par deux arrêts, refusé la reconnaissance en France d’une répudiation, en jugeant que la « décision constatant une répudiation unilatérale du mari sans donner d’effet juridique à l’opposition éventuelle de la femme et en privant l’autorité compétente de tout pouvoir autre que celui d’aménager les conséquences financières de cette rupture du lien matrimonial, [est] contraire au principe d’égalité des époux lors de la dissolution du mariage reconnu par l’article 5 du protocole du 22 novembre 1984, no VII, additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, que la France s’est engagée à garantir à toute personne relevant de sa juridiction, et donc à l’ordre public international réservé par l’article 1er, d) de la convention franco-algérienne du 27 août 1964 » (1re Civ., 17 février 2004, pourvoi no 01-11.549, Bull. 2004, I, no 47, pourvoi no 02-11.618, Bull. 2004, I, no 48, D. 2004, p. 824 ; sur les conditions dans lesquelles les décisions rendues par des juridictions étrangères en matière de dissolution du lien conjugal peuvent produire, ou non, des effets en France, voir aussi 1re Civ., 17 février 2004, pourvoi no 02-17.479, Bull. 2004, I, no 46 ; 1re Civ., 17 février 2004, pourvoi no 02-15.766, Bull. 2004, I, no 49). Ce principe d’égalité des époux, désormais partie intégrante de l’ordre public international, a été réaffirmé à plusieurs reprises depuis lors par la Cour de cassation (1re Civ., 10 mai 2006, pourvoi no 04-19.444, Bull. 2006, I, no 225 ; 1re Civ., 19 septembre 2007, pourvoi no 06-19.577, Bull. 2007, I, no 280 ; 1re Civ., 4 novembre 2009, pourvoi no 08-20.574, Bull. 2009, I, no 217, etc.). La jurisprudence reconnaît ainsi une supériorité des droits fondamentaux, garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, vis-à-vis de droits établis par des conventions passées par les États contractants, comme en l’espèce, où les Conventions franco-marocaine du 10 août 1981 et franco-algérienne du 27 août 1964 étaient applicables. Ce principe d’égalité des époux, qui n’a pas de caractère universel, appartient aux principes généraux du droit (M.-N. Jobard-Bachellier, F.-X. Train, JCl. dr. international, LexisNexis, fasc. 534-2 « Ordre public international », avril 2010, no 71). La Cour européenne des droits de l’homme a, par un arrêt du 8 novembre 2005, estimé la jurisprudence française en matière de répudiation conforme aux droits garantis par la Convention (CEDH, arrêt du 8 novembre 2005, D.D. c. France, no 3/02).
B. Principe d’égalité des parents
La jurisprudence (1re Civ., 4 novembre 2010, pourvoi no 09-15.302, Bull. 2010, I, no 218) a dégagé un principe d’égalité des parents en considérant que le jugement de divorce étranger qui met à néant l’exercice conjoint de l’autorité parentale en donnant à une mère le droit de prendre seule toutes les décisions concernant les enfants et faisant au père des injonctions lui interdisant de recevoir ses enfants en présence d’une femme sauf en cas de mariage porte atteinte à des principes essentiels du droit français, fondés sur l’égalité des parents dans l’exercice de l’autorité parentale et sur le respect de la vie privée et familiale. À l’inverse, la décision étrangère qui partage l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante d’un enfant (1re Civ., 8 juillet 2010, pourvoi no 08-21.740, Bull. 2010, I, no 162) ne heurte pas la conception française de l’ordre public.
C. Principe du droit à une filiation
En matière de filiation, un arrêt rendu par la première chambre civile le 10 février 1993 (pourvoi no 89-21.997, Bull. 1993, I, no 64) exprime la conception française de l’ordre public international en matière de filiation en décidant que « si les lois étrangères qui prohibent l’établissement de la filiation naturelle ne sont, en principe, pas contraires à la conception française de l’ordre public international, il en est autrement lorsque ces lois ont pour effet de priver un enfant français ou résidant habituellement en France, du droit d’établir sa filiation ». La solution a été reprise plus récemment (1re Civ., 10 mai 2006, pourvoi no 05-10.299, Bull. 2006, I, no 226, D. 2006, p. 2890, note G. Kessler et G. Salamé) au motif que « l’enfant n’a[yant] pas la nationalité française et ne résid[ant] pas en France », l’impossibilité d’établir la filiation naturelle selon le droit désigné par la règle de conflit n’était pas contraire à la conception française de l’ordre public international. À l’inverse, s’agissant d’un enfant né et élevé en France, la première chambre (1re Civ., 26 octobre 2011, pourvoi no 09-71.369, Bull. 2011, I, no 182) a approuvé une cour d’appel d’avoir décidé que les dispositions de la loi ivoirienne prohibant la recherche de la paternité naturelle étaient contraires à l’ordre public international français en ce qu’elles privaient l’enfant d’établir sa filiation paternelle.
Par ailleurs, il a été jugé, à plusieurs reprises, que la loi étrangère qui prohibe l’adoption n’est pas contraire à notre ordre public international dès lors qu’existe la kafala (1re Civ., 15 décembre 2010, pourvoi no 09-10.439, Bull. 2010, I, no 265), mesure de recueil d’un enfant prévue par les lois musulmanes.
La question de l’adoption d’un enfant par un couple du même sexe a témoigné de la difficulté de concilier le principe du droit à une filiation avec la conception française de l’ordre public international. La première chambre civile (1re Civ., 7 juin 2012, pourvoi no 11-30.261, Bull. 2012, I, no 125 et pourvoi no 11-30.262, Bull. 2012, I, no 126), après avoir estimé que l’article 346 du code civil, qui réserve l’adoption conjointe à des couples unis par le mariage, ne consacre pas un principe essentiel reconnu par le droit français, a jugé que l’ordre public international s’oppose à ce que soit ordonné l’exequatur d’une décision étrangère d’adoption ayant pour effet de rompre les liens de filiation antérieure de l’enfant, dont la transcription sur les registres de l’état civil français emporterait inscription de cet enfant comme né de deux parents de même sexe, en contrariété avec un principe essentiel du droit français de la filiation consacré notamment à l’article 310 du code civil.
Enfin, une discrimination entre les successibles fondée sur la religion a été jugée contraire à l’ordre public international français (1re Civ., 17 novembre 1964, Bull. 1964, I, no 505).
D. Principe d’ordre public alimentaire
La Cour de cassation qui a dégagé ce principe l’a utilisé, antérieurement à ses arrêts sur la répudiation, pour s’opposer à la reconnaissance d’une telle répudiation quand la compensation pécuniaire accordée à l’épouse était dérisoire (1re Civ., 16 juillet 1992, pourvoi no 91-11.262, Bull. 1992, I, no 229, RCDIP 1993, p. 269, note P. Courbe).
E. Principe d’indisponibilité de l’état des personnes
Ce principe s’exprime notamment à travers la prohibition, en droit français, de la gestation pour autrui. L’assemblée plénière de la Cour de cassation, par arrêt du 31 mai 1991 (Ass. plén., 31 mai 1991, pourvoi no 90-20.105, Bull. 1991, Ass. plén., no 4), a jugé que la convention de mère porteuse passée et exécutée en France contrevient au principe d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain et à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes. En ce qui concerne une telle gestation conduite à l’étranger, par trois arrêts rendus le 6 avril 2011 (1re Civ., 6 avril 2011, pourvoi no 09-17.130, Bull. 2011, I, no 70 ; pourvoi no 09-66.486, Bull. 2011, I, no 71 ; pourvoi no 10-19.053, Bull. 2011, I, no 72), la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé « qu’en l’état du droit positif, il est contraire au principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, principe essentiel du droit français, de faire produire effet, au regard de la filiation, à une convention portant sur la gestation pour le compte d’autrui, qui, fût-elle licite à l’étranger, est nulle d’une nullité d’ordre public aux termes des articles 16-7 et 16-9 du code civil ». La prohibition des conventions de gestation pour autrui édictée par l’ordre juridique français entache de contrariété à l’ordre public international, par contagion, le lien de filiation de l’enfant conçu par ce procédé. La Cour de cassation, qui ne se réfère plus au principe de l’indisponibilité du corps humain mais à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes, a précisé que l’intérêt supérieur de l’enfant n’était pas de nature à neutraliser l’ordre public international français, car ces enfants, n’étant pas privés d’une filiation maternelle et paternelle, que le droit étranger leur reconnaît, ni empêchés de vivre avec les requérants, la prise en compte primordiale de l’intérêt supérieur de l’enfant ne commandait pas que la contrariété à l’ordre public international français de ces jugements étrangers soit écartée.
F. Principe de proportionnalité de la sanction pécuniaire
En matière patrimoniale, selon la conception retenue par la Cour de cassation, fait partie de l’ordre public international français, le principe de proportionnalité de la sanction pécuniaire au regard du patrimoine du débiteur, ou par rapport au montant de la condamnation principale du débiteur. À cet égard, la Cour de cassation a estimé que le jugement américain liquidant une astreinte à hauteur de plus de 13 millions de dollars n’était pas contraire aux droits fondamentaux dès lors que le débiteur poursuivi devant les juridictions civiles américaines pour des infractions à la législation boursière était soupçonné d’avoir détourné environ 200 millions de dollars (1re Civ., 28 janvier 2009, pourvoi no 07-11.729, Bull. 2009, I, no 15, JDI 2009, comm. 17 par F. Marchadier).
Ce principe de proportionnalité a également été mis en œuvre par la Cour de cassation dans une décision du 1er décembre 2010 (1re Civ., 1er décembre 2010, pourvoi no 09-13.303, Bull. 2010, I, no 248) qui a estimé que les dommages-intérêts punitifs ne sont pas en principe contraires à l’ordre public, à la condition qu’ils soient proportionnés au préjudice subi. Par ailleurs, la Cour de cassation a censuré une cour d’appel qui n’avait pas répondu à la partie soutenant que les condamnations étaient disproportionnées au regard du préjudice subi par le créancier, et contraires au principe de la personnalité des peines et de la personnalité juridique distincte des personnes physiques et des personnes morales (1re Civ., 7 novembre 2012, pourvoi no 11-23.871, Bull. 2012, I, no 228).
G. Intérêt de l’enfant
Lorsqu’elle fait état de l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour de cassation ne se réfère pas à la conception française de l’ordre public international, bien qu’à l’évidence l’article 3 de la Convention internationale des droits de l’enfant en fasse partie. Un arrêt du 30 janvier 1979 (1re Civ., 30 janvier 1979, pourvoi no 78-11.568, Bull. 1979, I, no 37) a invoqué « l’intérêt effectif » de l’enfant, en le reliant « aux exigences de l’ordre public français ».
§ 3. Illustrations de la conception française de l’ordre public international dans le domaine des entreprises en difficulté
Dans le droit international privé des entreprises en difficulté, l’ordre public international joue, en principe, son double rôle technique habituel : entraîner, par voie d’exception, l’éviction de la loi étrangère désignée par la règle de conflit du for et faire obstacle à la reconnaissance ou à l’exécution en France d’une décision étrangère ou d’une sentence arbitrale, rendue à l’étranger ou en France, mais en matière internationale, qui le méconnaîtrait. Cependant, la matière des procédures collectives transnationales pose essentiellement des problèmes de conflit de juridictions. En effet, c’est leur solution qui commande ici celle du conflit de lois, la loi dite de la « faillite », ou lex concursus, étant celle de l’État compétent pour ouvrir la procédure. Il en résulte que c’est, le plus souvent, comme condition de la régularité internationale d’une décision juridictionnelle que le respect de la conception française de l’ordre public international interviendra dans le droit des entreprises en difficulté. Mais son rôle y est plutôt réduit, en raison du rapprochement, en droit comparé, des diverses conceptions entre lesquelles le droit des procédures collectives a pu hésiter. L’histoire du droit montre d’ailleurs que, même aux époques où les différences étaient plus marquées entre une tendance, ancienne, à la satisfaction exclusive des créanciers ou, plus moderne, au redressement de la situation du débiteur, l’ordre public était déjà rarement opposé à la reconnaissance d’une décision étrangère ouvrant la « faillite » et ne l’est presque plus, ce que l’on vérifiera en premier lieu (A), avant d’examiner son rôle, moins résiduel, en dehors de la reconnaissance de la décision d’ouverture elle-même (B).
A. Ordre public international et reconnaissance d’une décision étrangère ouvrant la procédure collective
Il s’agit principalement d’un ordre public procédural, qui joue un rôle particulier, et renouvelé, en matière de contrôle de la compétence internationale du juge étranger.
1. Un ordre public international essentiellement fondé sur le respect des droits de la défense
Il est très rare que le refus de reconnaissance d’une décision étrangère ouvrant une procédure collective soit fondé sur l’ordre public de fond, tenant, par exemple, à la qualité du débiteur ou à certaines conséquences attachées, par la loi étrangère, au jugement d’ouverture. Ainsi la qualité du débiteur n’est pas intégrée dans le domaine de l’ordre public international et, quelle qu’elle soit, ne fait pas obstacle à la reconnaissance des jugements étrangers ouvrant la « faillite » d’un débiteur que le droit français exclurait du périmètre des procédures collectives nationales, ce qui, il est vrai, devient de plus en plus rare (mais voir déjà, à propos d’un non-commerçant, 1re Civ., 20 mai 1967, pourvoi no 64-13.721, Bull. 1967, I, no 172, essayant cependant de limiter la portée de l’exequatur et, surtout, la formule générale de Com., 18 janvier 2000, pourvoi no 97-11.906, Bull. 2000, IV, no 17, RCDIP no 3, 15 septembre 2000, p. 442, note D. Bureau). De même, sont reconnus sans difficulté les jugements étrangers ouvrant une période suspecte plus longue que celle de dix-huit mois du droit français (1re Civ., 15 juillet 1975, pourvoi no 74-12.322, Bull. 1975, I, no 236, JDI 1975, p. 847, obs. Ph. Kahn, à propos d’une période de plus de trois ans fixée par un tribunal sénégalais, l’arrêt rappelant, de manière très pédagogique, que « l’ordre public au respect duquel la reconnaissance ou l’exequatur des décisions étrangères est subordonné s’entend de l’ordre public au sens non du droit interne mais du droit international de l’État [où] la décision est invoquée » ; Com., 5 février 2002, pourvoi no 98-22.683, Bull. 2002, IV, no 24, JDI 2003, p. 476, [1re esp.], note Ph. Roussel Galle, concernant une période de vingt-trois mois fixée par un tribunal espagnol, jugée par l’arrêt « admissible au regard de la sécurité du commerce et du crédit du débiteur, telle qu’elle est conçue dans l’ordre public international français »).
C’est l’ordre public procédural, touchant aux règles suivies à l’étranger jusqu’au prononcé de la décision d’ouverture qui, aujourd’hui, pourrait être opposé plus facilement, au regard des règles de l’Union européenne, à la reconnaissance et à l’exécution de cette décision, malgré les liens de solidarité particuliers liant les États membres de l’Union qui fondent l’espace judiciaire européen. Le règlement (CE) no 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, qui, en pratique, constitue, depuis son entrée en vigueur le 31 mai 2002, la source essentielle du droit international privé des entreprises en difficulté, consacre son article 26 à l’ordre public en ces termes : « Tout État membre peut refuser de reconnaître une procédure d’insolvabilité ouverte dans un autre État membre ou d’exécuter une décision prise dans le cadre d’une telle procédure, lorsque cette reconnaissance ou cette exécution produirait des effets manifestement contraires à son ordre public, en particulier à ses principes fondamentaux ou aux droits et libertés individuelles garantis par sa constitution. » Tout en rappelant le rôle de l’ordre public comme justificatif du refus de reconnaissance d’une décision étrangère, ce texte s’efforce d’en restreindre l’application par l’emploi de l’adverbe « manifestement » et par la référence aux droits fondamentaux. Mais, dans l’arrêt Eurofood IFSC Ltd du 2 mai 2006 (C-341/04, RCDIP 2006, p. 811, étude F. Jault-Seseke et D. Robine), bien que partageant cette conception restrictive (voir point 62 de l’arrêt), la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) y inclut également, ainsi qu’elle le fait pour l’interprétation préjudicielle d’autres instruments juridiques relatifs à la circulation des décisions de justice, les garanties fondamentales du procès équitable. De ce point de vue, l’ordre public procédural concerne aussi, malgré ses spécificités, l’instance tendant à l’ouverture d’une procédure collective. Le principe de la contradiction doit, notamment, y être observé, ce qui implique (point 66) le droit d’obtenir communication des pièces et celui d’être entendu. Ceci vaut, d’après l’arrêt, aussi bien pour le débiteur lui-même que pour ses créanciers ou leur représentant et, plus généralement, pour toute personne concernée par la procédure, compte devant, cependant, être tenu de l’urgence et des possibilités de contestation offertes ultérieurement aux créanciers.
Suivant cette interprétation faisant du respect des droits de la défense l’un des éléments de l’ordre public international, la chambre commerciale de la Cour de cassation s’est interrogée, dans un arrêt du 27 juin 2006 (pourvoi no 03-19.863, Bull. 2006, IV, no 149, RCDIP 2006, p. 882 renvoyant p. 811, étude F. Jault-Seseke et D. Robine), sur l’absence d’audition des représentants du personnel préalablement à la décision d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, mais a considéré qu’elle ne constituait pas une violation manifeste du droit fondamental à être entendue dont dispose une personne concernée par cette procédure et a approuvé, en conséquence, l’arrêt attaqué d’avoir rejeté le moyen tiré de la contrariété à l’ordre public fondé sur l’article 26 du règlement communautaire précité.
2. Un ordre public international utilisé pour apprécier indirectement la compétence étrangère
La compétence internationale dite indirecte, c’est-à-dire celle du juge étranger appréciée en tant que condition de la régularité internationale de sa décision, en vue de sa reconnaissance et/ou de son exécution, devient le terrain d’élection de l’application de l’article 26 du règlement communautaire no 1346/2000 précité. Sans admettre, bien au contraire, que les juges des États membres autres que celui dans lequel a été ouverte la procédure d’insolvabilité puissent directement contrôler la compétence du juge d’origine, la CJCE avait (point 43 de l’arrêt Eurofood IFSC Ltd préc.) justifié l’abdication qui leur était imposée par le fait que la contestation de la localisation du centre des intérêts principaux du débiteur, critère unique, selon l’article 3 du règlement, de la compétence en matière d’ouverture d’une procédure principale d’insolvabilité, devait relever de l’exercice d’un recours de droit interne dans l’État d’ouverture de cette procédure.
Le droit national doit-il, néanmoins, nécessairement prévoir un tel recours ? Autrement dit, l’inexistence d’un tel recours se heurte-t-elle à l’ordre public procédural ? La chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 30 juin 2009 (pourvoi no 08-11.902, Bull. 2009, IV, no 88, RCDIP 2010 no 1, 15 mars 2010, p. 179, note D. Bureau), rendu dans la célèbre affaire de la procédure de sauvegarde des sociétés du groupe Eurotunnel, ouverte par le tribunal de commerce de Paris bien que leur siège statutaire fût situé au Royaume-Uni, l’a d’abord admis pour le droit français. Elle a décidé, au visa du règlement (CE) no 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, qu’un créancier domicilié dans un autre État membre que celui dans lequel a été ouverte la procédure est recevable, par la voie de la tierce opposition, à contester la localisation du centre des intérêts principaux du débiteur retenue par le jugement d’ouverture. Cet arrêt complète ainsi le droit français en ouvrant une possibilité effective de contestation de la compétence, possibilité prétorienne nouvelle conforme au droit d’accès au juge garanti par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, texte d’ailleurs visé par l’arrêt du 30 juin 2009.
Dans la situation inverse où la procédure d’insolvabilité est ouverte à l’étranger, un arrêt du 15 février 2011 de la chambre commerciale (pourvoi no 09-71.436, Bull. 2011, IV, no 27, RCDIP no 4, 1er mars 2011, p. 903, note J.-M. Jude), poursuivant dans la même voie, retient aussi que serait manifestement contraire à la conception française de l’ordre public international, au sens de l’article 26 du règlement précité, la reconnaissance en France du jugement d’ouverture en l’absence d’une possibilité de contestation effective de la compétence du juge étranger dans le pays d’origine (l’Italie en l’espèce), mais laisse aux juges du fond le soin de s’en assurer par une interprétation souveraine, hors dénaturation, de la loi étrangère de procédure applicable.
Une fois la procédure collective ouverte à l’étranger et reconnue en France, au terme de la procédure d’exequatur en droit international privé commun ou conformément aux dispositions du règlement communautaire no 1346/2000 précité, l’ordre public intervient ponctuellement pour imposer le respect de certaines solutions jugées essentielles par le droit français des procédures collectives, mais ce rôle est plus général.
B. Rôle de l’ordre public international dans l’application du droit des procédures collectives
Il intervient, conformément à son rôle classique, pour faire respecter certaines règles jugées absolument essentielles par le droit français des entreprises en difficulté, mais l’évolution de ce dernier réduit fortement les occasions de refus ; c’est d’ailleurs essentiellement dans le cadre du contrôle exercé en matière d’arbitrage international qu’elles se présentent désormais.
1. Ordre public international au regard de l’évolution du droit national
L’évolution récente de la jurisprudence de la Cour de cassation illustre, à cet égard, un relatif effacement de l’ordre public international, à la mesure des réformes législatives de droit interne. Il s’agit d’un parfait exemple d’application tant du principe dit d’actualité de l’ordre public international, obligeant à apprécier l’application concrète des lois étrangères en fonction de la conception qu’a actuellement le for de cet ordre public, que du lien qui, malgré tout, unit ordre public interne et ordre public international, lien qu’un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation a particulièrement souligné dans le droit des entreprises en difficulté, en précisant que « les dispositions du droit français de la liquidation judiciaire […] sous-tendent l’ordre public international » (1re Civ., 3 avril 2001, pourvoi no 99-15.670).
L’une des meilleures illustrations du principe d’actualité est le sort de la sanction de l’extinction de la créance non déclarée dans une procédure collective ouverte en France. De l’entrée en vigueur de la loi no 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation des entreprises à celle de la loi no 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises, l’article 53 de la première, devenu L. 621-46 du code de commerce, énonçait, dans un alinéa 4, que les créances qui n’ont pas été déclarées et n’ont pas donné lieu à relevé de forclusion sont éteintes. Il en résultait que la non-déclaration de la créance au passif de la procédure collective ouverte à l’égard de son débiteur principal interdisait au créancier d’en réclamer le montant à la caution, l’extinction de la créance étant qualifiée d’exception inhérente à la dette au sens de l’article 2036 du code civil, devenu 2313. Lorsque le débiteur principal était soumis à une procédure collective en France, son créancier devait donc déclarer sa créance, même s’il avait obtenu, à l’étranger, une décision de condamnation de la caution revêtue de l’exequatur en France. À défaut elle était perdue et interdisait au créancier, même au bénéfice de cet exequatur, de pratiquer des voies d’exécution en France. En effet, selon un arrêt de la première chambre civile du 29 septembre 2004 (pourvoi no 02-16.754, Bull. 2004, I, no 215, RCDIP no 2, 15 juin 2005, p. 322, note J.-P. Rémery), « le principe d’ordre public interne et international selon lequel, en cas de procédure collective, tout créancier doit déclarer sa créance » s’y opposait. La référence expresse à l’ordre public international est d’autant plus à souligner qu’elle était sans doute inutile pour justifier, en l’espèce, la solution, puisque la loi de la procédure collective, qui était la loi française, suffisait à l’imposer, sans qu’il soit besoin d’évincer une loi étrangère contraire. Dans la situation inverse où la procédure collective était ouverte à l’étranger à l’égard du débiteur principal, la jurisprudence admettait – et, à plus forte raison, admettra, depuis la suppression de la sanction – que le créancier pouvait poursuivre sa caution en France, sans risque de voir sa créance éteinte pour non-déclaration si la lex concursus étrangère était en ce sens, la chambre commerciale ayant jugé, dans un arrêt du 16 octobre 2007 (pourvoi no 06-14.681, Bull. 2007, IV, no 218, RCDIP no 8, 15 juin 2008, p. 289, note D. Bureau), que « l’absence d’extinction de la créance pour défaut de déclaration à la procédure collective du débiteur principal n’est pas contraire à la conception française de l’ordre public international » [alors que « la règle de l’extinction des créances non déclarées est d’ordre public », sous-entendu interne, selon deux arrêts (1re Civ., 28 septembre 2011, pourvoi no 10-18.320, Bull. 2011, I, no 152 et 1re Civ., 28 septembre 2011, pourvoi no 10-18.321), rendus en matière d’arbitrage interne, qui illustrent la différence entre l’ordre public international et l’ordre public interne]. Certes, la comparaison des deux arrêts montre que le lieu d’ouverture de la procédure collective a une incidence, mais il n’est pas inutile de souligner que le second arrêt a été rendu à une époque où le droit français avait déjà abandonné la sanction de l’extinction des créances pour non-déclaration.
La modernisation du droit national n’est pas non plus étrangère à l’acclimatation, dans l’ordonnancement juridique français, d’institutions étrangères, auxquelles l’on n’oppose pas ou plus la conception française de l’ordre public international. C’est ainsi que, dans un arrêt du 13 septembre 2011 (pourvoi no 10-25.731, Bull. 2011, IV, no 131, RCDIP 2011 no 4, 1er mars 2012, p. 870, rapp. J.-P. Rémery), la chambre commerciale, par application d’un contrat d’émission d’un emprunt international sous forme de titres de financement négociables à taux variable, conforme au droit de l’État de New York, reconnaît au trustee désigné pour « gérer » l’emprunt et aux agents des sûretés constituées en garantie la qualité directe de créanciers, aptes à déclarer leur créance à la procédure collective ouverte en France à l’égard de l’emprunteur, sans avoir à justifier d’un mandat des porteurs finaux des titres, ces derniers pouvant apparaître a priori comme les « véritables » créanciers. La Cour de cassation considère, en effet, que la qualité de créancier s’apprécie au regard de la loi de la source de la créance, ici la loi du contrat, et que la conception française de l’ordre public international ne s’oppose pas à l’admission des agents des sûretés, en tant que créanciers personnels au titre d’une dette parallèle (« parallel debt »), miroir de celle existant à l’égard des porteurs de titres ou du trustee, pourvu que les conventions passées entre les parties et une admission solidaire des différents créanciers permettent d’éviter tout risque de double paiement ou création d’un passif artificiel. Selon l’arrêt, « […] sous cette réserve, le droit de l’État de New York applicable aux crédits syndiqués, en ce qu’il admettait le principe d’une dette parallèle envers les agents des sûretés, n’était pas contraire à la conception française de l’ordre public international ». L’arrêt n’ignore pas que le législateur français a lui-même fait un pas, quoique limité, dans le sens de la reconnaissance d’un statut d’agent des sûretés, puisqu’il résulte de l’article 2328-1 du code civil, créé par la loi no 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie et modifié par la loi no 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, que « toute sûreté réelle peut être constituée, inscrite, gérée et réalisée pour le compte des créanciers de l’obligation garantie par une personne qu’ils désignent à cette fin dans l’acte qui constate cette obligation », ce qui implique que l’agent des sûretés, puisque c’est de lui qu’il s’agit, peut inscrire et gérer les sûretés en son nom (ce qui le distingue d’un mandataire). L’existence de ce texte n’était sans doute pas indifférente, compte tenu de la règle, déjà vue, de l’actualité de l’ordre public international.
La libération du débiteur par l’effacement de ses dettes après clôture de sa procédure collective – de liquidation judiciaire notamment (voir l’article L. 643-11 du code de commerce) – qui est l’un des objectifs actuels du droit français des entreprises en difficulté, pour favoriser un nouveau départ, devrait également faciliter la reconnaissance ou l’exécution de mesures étrangères équivalentes de réorganisation de la dette ou d’extinction de celle-ci, sur le modèle anglo-américain de l’ » order of discharge ». Il ne semble plus possible, en effet, de soutenir que la libération d’un débiteur sans le consentement de ses créanciers serait une mesure exorbitante à effet strictement territorial. Sauf à opposer l’ordre public à des mesures véritablement discriminatoires entre créanciers [c’est déjà à cette idée que l’on pourrait rattacher un arrêt de la chambre civile du 22 mars 1944 (D.C. 1944, Jurisprudence, p. 145, rapp. et note P. Lerebours-Pigeonnière), qui refusait l’exequatur à une convention conclue à l’étranger avec une catégorie limitée de créanciers, au nom de l’ordre public, déniant même à une telle convention, sous cet angle, la qualification de « solution de "faillite" » ; mais la conception française de l’ordre public en matière internationale s’opposait moins ici à une solution véritablement discriminatoire sur le fond qu’à la forme de son adoption, par certains créanciers seulement], suivant leur nationalité, leur domicile…, « des mesures étrangères d’effacement même général des dettes ne devraient pas pouvoir être écartées au nom de l’ordre public par le juge français » (M.-N. Jobard-Bachellier, « Les procédures de surendettement et de faillite internationales ouvertes dans la Communauté européenne », RCDIP no 3, 16 septembre 2002, p. 491-509, spéc. p. 504).
Mais, au-delà de solutions purement conjoncturelles (comme l’extinction des créances non déclarées, pratiquement inconnue en dehors du droit français) ou imposées par le rapprochement récent des législations, ce sont les règles les plus traditionnelles du droit des entreprises en difficulté, celles qui ont une vocation quasi universelle, que la conception française de l’ordre public international fait encore aujourd’hui respecter. Connues de la plupart des systèmes législatifs, elles sont couramment appliquées par les juges étrangers, mais, en revanche, sont parfois méconnues par les arbitres, que le pays du siège de l’arbitrage soit la France ou un pays étranger.
2. Respect des règles essentielles du droit français des procédures collectives imposé aux sentences arbitrales prononcées à l’étranger ou en matière d’arbitrage international
Aussi bien les articles 1498, 1502, 5°, et 1504 du code de procédure civile, dans leur rédaction antérieure à celle du décret no 2011-48 du 13 janvier 2011 portant réforme de l’arbitrage, que les articles 1514, 1520, 5°, et 1525 nouveaux, issus de ce texte, permettent le contrôle de ces sentences au regard de l’ordre public international. La jurisprudence a intégré dans le bloc des règles fondamentales auxquelles elle se réfère pour exercer ce contrôle certaines règles essentielles du droit des procédures collectives, notamment toutes celles destinées à imposer une certaine discipline collective aux créanciers, en les déclarant non seulement d’ordre public interne, mais aussi d’ordre public international.
C’est ainsi que sont d’ordre public international :
– le principe de la suspension des poursuites individuelles, interdisant toute condamnation du débiteur soumis à une procédure collective à paiement (1re Civ., 8 mars 1988, pourvoi no 86-12.015, Bull. 1988, I, no 65, pour une sentence arbitrale rendue en France, mais en matière d’arbitrage international ; 1re Civ., 5 février 1991, pourvoi no 89-14.382, Bull. 1991, I, no 44, dans la même hypothèse, peu important que l’arbitrage ne soit pas soumis à la loi française ; 1re Civ., 6 mai 2009, pourvoi no 08-10.281, Bull. 2009, I, no 86, pour une sentence prononcée à Londres). On observera que le même principe d’ordre public international de suspension des poursuites individuelles n’a pu être opposé à la reconnaissance d’un jugement anglais de condamnation d’un débiteur mis en « faillite » en Angleterre, en l’absence d’exequatur du jugement anglais de « faillite », empêchant, à l’époque, qu’il produise le moindre effet en France. Paradoxalement, la conception française du caractère délocalisé de l’arbitrage international rend l’annulation d’une sentence de condamnation plus facile que celle d’un jugement étranger de condamnation ;
– le principe corollaire de l’interruption de l’instance, voire du dessaisissement du débiteur (1re Civ., 5 février 1991, préc.) ;
– le principe d’égalité des créanciers chirographaires (1re Civ., 4 février 1992, pourvoi no 90-12.569, Bull. 1992, I, no 38, D. 1992 no 14, 9 avril 1992, p. 181, note G. Cas).
§ 4. Illustrations de la conception française de l’ordre public international procédural
La conception française de l’ordre public international procédural s’illustre particulièrement dans trois domaines : les garanties fondamentales de la procédure (A), le principe de motivation du jugement (B), le principe du droit d’accès au juge (C).
A. Garanties fondamentales de la procédure
L’ordre public procédural repose sur l’impératif de protection des garanties fondamentales de procédure que sont le principe de la contradiction et les droits de la défense. Il s’agit d’un ordre public plein. La jurisprudence qui sanctionne les atteintes aux garanties fondamentales du procès en droit interne contrôle l’ordre public international de procédure lors de l’instance en reconnaissance d’une décision étrangère et les droits violés sont souvent très proches (voir partie 2, titre 1, chapitre 2).
B. Principe de motivation du jugement
La non-conformité à l’ordre public international s’exprime dans une hypothèse propre à la reconnaissance et à l’exequatur des jugements étrangers, celle du défaut de motivation de la décision. La Cour de cassation a, ainsi, décidé, dans un arrêt du 17 mai 1978 (1re Civ., 17 mai 1978, pourvoi no 76-14.843, Bull. 1978, I, no 191) que « est contraire à la conception française de l’ordre public international la reconnaissance d’une décision étrangère non motivée lorsque ne sont pas produits des documents de nature à servir d’équivalent à la motivation défaillante et à permettre de s’assurer que cette décision remplit les conditions exigées pour sa reconnaissance notamment quant au respect de l’ordre public ». Cette solution est reprise constamment (1re Civ., 9 octobre 1991, pourvoi no 90-13.449, Bull. 1991, I, no 251 ; 1re Civ., 22 octobre 2008, pourvoi no 06-15.577, Bull. 2008, I, no 234). Plus récemment, la Cour de cassation a précisé ce qu’il faut entendre comme documents de nature à servir d’équivalent, dans un arrêt rendu le 7 novembre 2012 (1re Civ., 7 novembre 2012, pourvoi no 11-23.871, Bull. 2012, I, no 228) : le demandeur à l’exequatur d’un jugement californien avait produit devant la cour d’appel une décision interprétative de ce jugement, émanant du tribunal ayant prononcé le jugement litigieux, mais ce jugement interprétatif avait été rendu onze mois après le refus de l’exequatur par le tribunal de grande instance. La première chambre civile de la Cour de cassation a décidé que les jugements étrangers « dont la motivation était reconnue comme défaillante par le juge de l’exequatur, ne pouvaient être complétés par des décisions rendues postérieurement à la saisine de celui-ci ». Il en résulte que, dans la conception française de l’ordre public de procédure, les documents établis après la date de saisine du juge de l’exequatur ne peuvent être pris en compte afin de pallier l’absence totale de motivation du jugement étranger dont la reconnaissance est réclamée.
C. Principe du droit d’accès au juge
La conception française de l’ordre public international de procédure s’est également manifestée à propos du droit d’accès au juge. Dans un arrêt du 1er février 2005 (1re Civ., 1er février 2005, pourvoi no 02-15.237, Bull. 2005, I, no 53), la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que le droit d’accès au juge s’entendait, pour une personne ayant conclu une convention d’arbitrage, d’un droit d’accès à l’arbitre, relevant de l’ordre public international et consacré par les principes de l’arbitrage international ainsi que par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de sorte que l’impossibilité pour une partie d’accéder au tribunal arbitral constituait un déni de justice et justifiait l’intervention du juge d’appui français, dès lors qu’il existait un lien avec la France. Dans un arrêt du 14 octobre 2009 (1re Civ., 14 octobre 2009, pourvoi no 08-16.369, Bull. 2009, I, no 207, Gaz. Pal. no 332, 28 novembre 2009, p. 34, obs. M.-L. Niboyet, D. 2010, p. 177, note S. Bollée), la première chambre civile a affirmé que, au regard du droit d’accès au juge, « n’est pas contraire à l’ordre public international une "anti-suit injunction" dont, hors champ d’application de conventions ou du droit communautaire, l’objet consiste seulement […] à sanctionner la violation d’une obligation contractuelle préexistante », en l’occurrence une clause attributive de juridiction que « l’injonction anti-suit » tendait à faire respecter en interdisant à l’une des parties de saisir un autre juge que celui choisi par les contractants.
La Cour de cassation (1re Civ., 16 mars 1999, pourvoi no 97-17.598, Bull. 1999, I, no 92, G.A.L. Droz, « De l’accès au juge entravé par les frais de justice. À propos de l’arrêt de la Cour de cassation, 1re chambre civile, du 16 mars 1999 », RCDIP 2000, p. 181) a également jugé que le versement ordonné par un juge anglais d’une caution de 25 000 livres pour garantir les frais de justice est contraire à l’ordre public international en ce qu’elle prive le débiteur du droit d’accès au juge.
La chambre sociale de la Cour de cassation (Soc., 25 janvier 2005, pourvoi no 04-41.012, Bull. 2005, V, no 16) a fait prévaloir le droit d’accès au juge, considéré comme relevant de l’ordre public international, sur les dispositions d’un traité accordant une immunité de juridiction à une organisation internationale, en jugeant que le déni de justice résultant de l’absence de toute juridiction du travail au sein de cette organisation fondait la compétence de la juridiction française dès lors qu’il existe un rattachement avec la France.
Inversement, il a été jugé (Soc., 11 février 2009, pourvoi no 07-44.240, Bull. 2009, V, no 45), s’agissant de l’UNESCO, qui avait institué en son sein, pour régler les litiges pouvant survenir entre elle et ses salariés, une procédure d’arbitrage confiée à une personnalité compétente et indépendante, notamment de l’employeur, devant respecter le principe de la contradiction et celui d’impartialité, le salarié pouvant s’y faire assister sans que soit exclue l’assistance par un conseil de son choix, que les intéressés disposant, pour le règlement de leurs conflits du travail, d’un recours juridictionnel comportant des garanties d’impartialité et d’équité, cette procédure répondait aux exigences de la conception française de l’ordre public international, en sorte que l’organisation internationale, non adhérente à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, était fondée à revendiquer le bénéfice de son immunité juridictionnelle (voir également, à propos de l’Organisation de coopération et de développement économiques, Soc., 29 septembre 2010, pourvoi no 09-41.030).
L’ordre public international a été entendu de façon particulièrement large dans une hypothèse particulière (Soc., 10 mai 2006, pourvoi no 03-46.593, Bull. 2006, V, no 168) : il a été considéré qu’il s’oppose à ce qu’un employeur puisse se prévaloir des règles de conflit de juridictions et de lois pour décliner la compétence des juridictions nationales et évincer l’application de la loi française dans un différend qui présente un rattachement avec la France, et qui a été élevé par un salarié placé à son service sans manifestation personnelle de sa volonté et employé dans des conditions ayant méconnu sa liberté individuelle.
Une clause attributive de compétence incluse dans un contrat de travail international ne peut faire échec aux dispositions impératives de l’article R. 1412-1 du code du travail applicables dans l’ordre international (Soc., 29 septembre 2010, pourvoi no 09-40.688, Bull. 2010, V, no 204). Ainsi, le litige concernant un salarié travaillant à l’ambassade du Maroc, à Paris, relève de la compétence du conseil de prud’hommes de Paris.
Mais dès lors qu’un employeur et un salarié sont, dans un pays étranger où s’exécutait la relation de travail, convenus, à l’occasion de l’affectation du salarié dans un site de l’employeur situé en France, que le contrat de travail qui les liait restait régi par la loi étrangère même après le changement d’affectation et que les juridictions de ce pays seraient seules compétentes pour le règlement des litiges nés de l’exécution du contrat de travail, une telle clause attributive de compétence, qui n’est pas contraire à la conception française de l’ordre public international, est opposable au salarié (Soc., 21 janvier 2004, pourvoi no 01-44.215, Bull. 2004, V, no 24).
Section 2 – Devant la chambre criminelle
Au cœur de la protection de cet ordre public international, on va retrouver la compétence universelle, mais ici en tant qu’instrument national de lutte contre les crimes internationaux les plus graves (§ 1). Il est également permis de penser que se rattachent à la conception française de l’ordre public international les dispositions ou décisions qui imposent le respect des principes fondamentaux de la justice répressive (§ 2).
§ 1. La compétence universelle pour les infractions relevant de la Cour pénale internationale
Si, en tant qu’expression privilégiée d’un ordre public international répressif, la compétence universelle est traditionnellement fondée sur une convention internationale (voir chapitre 1, section 1, § 3, B), il est des hypothèses dans lesquelles ce n’est pas le cas. L’instauration d’une telle compétence en droit français apparaît alors comme l’expression d’une conception française de l’ordre public international. Parmi ces hypothèses, qui ont trait à des infractions relevant de la compétence de juridictions pénales internationales, on se bornera à citer la loi no 2010-930 du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale qui, en ajoutant dans un souci d’efficacité répressive un article 689-11 au code de procédure pénale, a fait le choix d’une compétence universelle que ne lui imposait pas la Convention, signée à Rome le 18 juillet 1998, portant statut de la Cour pénale internationale. Sont visés les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (articles 6 à 8 de la Convention) ; en revanche, le législateur français a imposé des conditions plus strictes à l’exercice de cette compétence et notamment la résidence habituelle de la personne poursuivie sur le territoire français, la double incrimination des faits dans l’hypothèse où ils n’ont pas été commis sur le territoire d’un État partie ou par une personne ayant la nationalité d’un tel État, et le monopole du ministère public pour l’engagement des poursuites « si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l’extradition de la personne » (article 689-11, alinéa 2, du code de procédure pénale). Et le texte de préciser : « À cette fin, le ministère public s’assure auprès de la Cour pénale internationale qu’elle décline expressément sa compétence et vérifie qu’aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n’a demandé sa remise et qu’aucun autre État n’a demandé son extradition. »
On remarquera que, le 13 février 2013, la commission des lois du Sénat a adopté une proposition de loi « tendant à modifier l’article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale ». Elle vise à soumettre cette compétence universelle aux règles qui la gouvernent traditionnellement (article 689-1 du code de procédure pénale), à savoir la présence de l’intéressé sur le territoire français au jour de l’engagement des poursuites. Son objectif est de permettre à la justice française de travailler de façon complémentaire avec la Cour pénale internationale, comme le prévoit la Convention de Rome du 18 juillet 1998 précitée. En revanche, la mise en mouvement de l’action publique reste réservée au ministère public.
§ 2. La défense des droits fondamentaux de la personne poursuivie dans le cadre de l’entraide judiciaire lato sensu entre États
Les exemples les plus topiques sont ceux de l’extradition, instrument d’entraide majeur entre États (A), du mandat d’arrêt européen, applicable entre les États membres de l’Union européenne (B), et celui des actes d’entraide judiciaire n’impliquant pas la remise de l’intéressé (C).
A. En matière d’extradition
En ce qui concerne l’extradition, le droit commun de cette procédure issue de la loi no 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité s’applique soit dans le cas où la France n’est pas liée par un traité international avec l’État étranger, soit lorsqu’un accord existe mais ne traite pas certains domaines. Dès lors, le code de procédure pénale peut avoir à jouer soit un rôle principal, soit un rôle supplétif.
Dans la section I du chapitre V du titre X du livre IV du code de procédure pénale, les articles 696-1 à 696-7 énumèrent les conditions de fond de l’extradition en droit commun.
L’article 696-4 du code de procédure pénale prévoit que l’extradition n’est pas accordée : « 2° Lorsque le crime ou le délit [a] un caractère politique ou lorsqu’il résulte des circonstances que l’extradition est demandée dans un but politique ; […] 4° Lorsque les crimes ou délits, quoique commis hors du territoire de la République, y ont été poursuivis et jugés définitivement ; 5° Lorsque, d’après la loi de l’État requérant ou la loi française, la prescription de l’action s’est trouvée acquise antérieurement à la demande d’extradition, ou la prescription de la peine antérieurement à l’arrestation de la personne réclamée et d’une façon générale toutes les fois que l’action publique de l’État requérant est éteinte ; 6° Lorsque le fait à raison duquel l’extradition a été demandée est puni par la législation de l’État requérant d’une peine ou d’une mesure de sûreté contraire à l’ordre public français ; 7° Lorsque la personne réclamée serait jugée dans l’État requérant par un tribunal n’assurant pas les garanties fondamentales de procédure et de protection des droits de la défense ; […] ».
Cette énumération donne la mesure de la conception française d’une certaine approche de l’ordre public international notamment par les références explicites aux principes fondamentaux tels que le refus des poursuites fondées sur un but politique, la prescription de l’action publique, les garanties attachées aux droits de la défense et, plus généralement, pour les peines, tout ce qui est contraire à l’ordre public français, telles la peine de mort ou encore une peine attentatoire à l’intégrité physique de la personne réclamée (voir en ce sens Crim., 29 octobre 2008, pourvoi no 08-85.713, Bull. crim. 2008, no 217, énonçant que la peine d’amputation est « contraire à l’ordre public français », entendu comme la conception française de l’ordre public international).
On trouve un autre exemple de cette conception française de l’ordre public dans la réserve consignée par la France dans l’instrument de ratification, déposée le 10 février 1986, lors de la ratification de la Convention européenne d’extradition (ouverte à la signature le 13 décembre 1957, entrée en vigueur pour la France le 11 mai 1986), qui régit notamment les demandes d’extradition entre la Russie et la France, selon laquelle « l’extradition pourra être refusée si la remise est susceptible d’avoir des conséquences d’une gravité exceptionnelle pour la personne réclamée, notamment en raison de son âge ou de son état de santé ».
Lorsqu’il s’agit de l’application des réserves ou des motifs légaux de non-remise touchant aux droits fondamentaux, la chambre criminelle, qui se montre rigoureuse, a, à plusieurs reprises, cassé des décisions de chambres de l’instruction qui avaient insuffisamment recherché si la remise ne comportait pas pour la personne des risques d’une exceptionnelle gravité.
Ainsi, dans un arrêt du 16 septembre 2009 (Crim., 16 septembre 2009, pourvoi no 09-83.267, Bull. crim. 2009, no 156), elle a jugé que ne satisfait pas, en la forme, aux conditions essentielles de son existence légale un arrêt de la chambre de l’instruction statuant dans une procédure d’extradition qui, pour écarter l’argumentation invoquant la situation de « réfugié géorgien » de la personne réclamée, retient que cette dernière n’a pas lieu de craindre la rigueur des institutions de son pays d’origine puisque l’extradition est requise par l’État russe et non par l’État géorgien dont elle a la nationalité, alors qu’il lui appartenait de rechercher si, en cas de remise aux autorités russes, la situation de l’intéressé ne risquait pas d’être aggravée pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d’opinions politiques.
De même, dans un arrêt du 6 juillet 2011 (Crim., 6 juillet 2011, pourvoi no 11-82.897), la chambre criminelle a censuré une chambre de l’instruction qui, pour écarter l’argumentation de la personne réclamée qui invoquait avoir obtenu le bénéfice du statut de réfugié en raison de la répression politique en Russie des mouvements d’origine tchétchène et soulignait les liens existant entre l’Ukraine et la Russie, avait retenu que « la protection accordée à l’intéressé en sa qualité de réfugié ne vaut qu’à l’égard de son pays d’origine, la Russie, et ne saurait être opposable aux autorités judiciaires de l’Ukraine ». Elle a jugé : « qu’en prononçant ainsi, sans rechercher si, en cas de remise aux autorités ukrainiennes, la situation de M. X… ne risquait pas d’être aggravée pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d’opinions politiques, l’arrêt ne satisfait pas, en la forme, aux conditions essentielles de son existence légale ».
Dans une décision du 9 octobre 2012 (Crim., 9 octobre 2012, pourvoi no 12-85.134), elle a sanctionné un arrêt qui avait émis un avis favorable à la demande d’extradition présentée par les autorités judiciaires russes, « sans préalablement rechercher, en application de l’article 1er alinéa 2 des réserves du gouvernement de la République française à la Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957, si, compte tenu des conditions de détention dans les établissements pénitentiaires de Russie, la remise de la personne recherchée n’était pas susceptible d’avoir des conséquences d’une gravité exceptionnelle sur son état de santé, […] ».
B. En matière de mandat d’arrêt européen
En matière de mandat d’arrêt européen la chambre criminelle a rappelé que la procédure restait soumise au respect des droits fondamentaux (Crim., 7 février 2007, pourvoi no 07-80.162, Bull. crim. 2007, no 39 ; Crim., 16 mai 2007, pourvoi no 07-82.698).
Elle a approuvé une chambre de l’instruction d’avoir, avant d’ordonner la remise des intéressés, vérifié que les violences illégitimes alléguées par les personnes recherchées avaient donné lieu à des décisions judiciaires des autorités espagnoles rejetant les accusations portées (Crim., 25 juillet 2007, pourvoi no 07-83.503).
Plus récemment encore, elle a approuvé des arrêts qui, pour écarter le grief tiré de l’obtention des éléments de preuve sous la torture, avaient retenu qu’il s’agissait de simples allégations dépourvues de tout commencement de preuve (Crim., 15 avril 2008, pourvoi no 08-82.031 et Crim., 15 avril 2008, pourvoi no 08-82.032).
En revanche, dans une décision de 2010 (Crim., 18 août 2010, pourvoi no 10-85.717), la chambre criminelle a censuré la cour d’appel pour les motifs suivants : alors que le mémoire soutenait que les déclarations accusant la personne recherchée émanaient d’une autre personne qui les avait proférées sous la torture – une information pour violences illégitimes avait été ouverte en Espagne, État d’émission du mandat –, la chambre de l’instruction avait répondu qu’il n’appartenait pas au juge français d’apprécier les conditions dans lesquelles auraient été recueillies les charges retenues à l’encontre de l’intéressée. Au visa de l’article 593 du code de procédure pénale, une telle réponse a été jugée insuffisante par la chambre : « Mais attendu qu’en statuant ainsi, sans mieux s’expliquer sur les autres éléments fondant la mise en cause de X… et alors que le grief tiré de la violation de l’article 15 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants signée à New York le 10 décembre 1984, n’était pas inopérant, la chambre de l’instruction n’a pas justifié sa décision ». Le contrôle ainsi exercé sur la motivation de la décision de remise apparaît assurément comme l’expression d’une conception française de l’ordre public international tournée vers le respect des droits fondamentaux de la personne recherchée.
C. En matière d’entraide judiciaire internationale
Enfin, en ce qui concerne l’entraide judiciaire internationale en général, les juridictions françaises doivent veiller au respect des principes fondamentaux de la procédure pénale pour les actes exécutés à l’étranger dans la mesure où ils peuvent avoir été accomplis en violation de ces principes.
La chambre criminelle a donc admis un contrôle minimum dont l’objet n’est pas d’examiner si les dispositions techniques de l’une ou l’autre des législations en présence ont été respectées, mais de s’assurer que « les actes […] n’ont pas été accomplis en violation des droits de la défense, ni d’aucun principe général du droit » (Crim., 4 novembre 1997, pourvoi no 97-83.463, Bull. crim. 1997, no 366 ; voir aussi Crim., 31 mai 2007, pourvoi no 07-81.712 ; Crim., 20 juin 2012, pourvoi no 12-81.024, Bull. crim. 2012, no 157).
On remarquera que l’expression « principe général du droit » est suffisamment vague pour laisser aux juridictions du fond une certaine marge d’appréciation. On observera que la chambre criminelle ne s’est pas référée aux principes généraux de la procédure pénale française ou encore à l’ordre public procédural français. En effet, il s’agit ici de faire respecter des principes dont on peut considérer qu’ils transcendent les législations internes. Ce sont, pour l’essentiel, ceux que l’on trouve proclamés à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La chambre criminelle invite ainsi les juridictions pénales à un contrôle pragmatique. Il n’importe que certaines formes tenues pour essentielles en droit français soient ignorées par le droit étranger, du moment qu’ont été assurées, pour l’accomplissement de l’acte, les garanties fondamentales d’un procès équitable.
De plus est imposée la nécessité de respecter les principes fondamentaux pour les actes exécutés en France à la demande des autorités étrangères.
On rappellera que depuis un arrêt du 24 juin 1997 (Crim., 24 juin 1997, pourvoi no 96-85.581, Bull. crim. 1997, no 252), la chambre criminelle pose le principe du contrôle par les juridictions françaises de la régularité des actes accomplis sur le territoire national pour l’exécution des commissions rogatoires internationales adressées par les autorités judiciaires étrangères. Cette solution est fondée sur l’article 3 de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, ouverte à la signature le 20 avril 1959 (ratifiée par la France le 23 mai 1967, entrée en vigueur le 21 août 1967) et sur l’article 694-3 du code de procédure pénale qui dispose que » les demandes d’entraide émanant des autorités judiciaires étrangères sont exécutées selon les règles de procédure prévues par le présent code. Toutefois, si la demande d’entraide le précise, elle est exécutée selon les règles de procédure expressément indiquées par les autorités compétentes de l’État requérant, à condition, sous peine de nullité, que ces règles ne réduisent pas les droits des parties ou les garanties procédurales prévus par le présent code. Lorsque la demande d’entraide ne peut être exécutée conformément aux exigences de l’État requérant, les autorités compétentes françaises en informent sans délai les autorités de l’État requérant et indiquent dans quelles conditions la demande pourrait être exécutée. Les autorités françaises compétentes et celles de l’État requérant peuvent ultérieurement s’accorder sur la suite à réserver à la demande, le cas échéant, en la subordonnant au respect desdites conditions ».
L’article 694-4 du même code dispose que « si l’exécution d’une demande d’entraide émanant d’une autorité judiciaire étrangère est de nature à porter atteinte à l’ordre public ou aux intérêts essentiels de la Nation, le procureur de la République saisi de cette demande ou avisé de cette demande en application du troisième alinéa de l’article 694-1 la transmet au procureur général qui détermine, s’il y a lieu, d’en saisir le ministre de la justice et donne, le cas échéant, avis de cette transmission au juge d’instruction. S’il est saisi, le ministre de la justice informe l’autorité requérante, le cas échéant, de ce qu’il ne peut être donné suite, totalement ou partiellement, à sa demande. Cette information est notifiée à l’autorité judiciaire concernée et fait obstacle à l’exécution de la demande d’entraide ou au retour des pièces d’exécution ».
La chambre criminelle exige que la juridiction, pour apprécier la régularité des opérations, dispose des pièces originales, et non de simples copies, par référence aux dispositions des articles 173, 194 et 197 du code de procédure pénale (Crim., 3 juin 2003, pourvoi no 02-87.484, Bull. crim. 2003, no 113).
Dans une autre décision (Crim., 11 juin 2008, pourvoi no 07-87.319, Bull. crim. 2008, no 145), il a été jugé que » dès lors que la mesure de saisie, exécutée en application de l’article 694-3 du code de procédure pénale, conformément à l’article 97 dudit code et destinée à empêcher les requérantes d’user de leurs biens, suivait un objectif d’intérêt général, résidant dans l’exécution par l’État français de ses obligations résultant de la Convention des Nations unies contre la corruption, la chambre de l’instruction a, sans méconnaître les dispositions conventionnelles invoquées au moyen, justifié sa décision ».
La chambre criminelle a récemment rappelé que » les dispositions de l’article 173 du code de procédure pénale ne font pas obstacle à ce que la chambre de l’instruction soit saisie, selon les modalités qu’il prévoit, d’une requête en annulation de pièces d’exécution en France d’une commission rogatoire délivrée par une autorité judiciaire étrangère, à la condition que ces pièces puissent être mises à la disposition de la juridiction compétente pour en assurer le contrôle » (Crim., 16 février 2010, pourvoi no 09-88.273, Bull. crim. 2010, no 29).
En conclusion, qu’il s’agisse de définir des infractions à caractère international et de mettre en œuvre un système procédural permettant leur poursuite, le législateur et les juridictions de l’ordre judiciaire sont au cœur d’un ordre public complexe à la fois international et interne. Il est difficile de considérer qu’en émerge une véritable conception française de l’ordre public international en matière pénale.
De fait, le législateur et les juridictions s’inspirent, aménagent l’ordre public et s’adaptent à celui-ci et au droit international en adhérant à l’idée universelle de lutte contre l’impunité.
« L’attitude de la France est en harmonie avec l’idée d’un ordre répressif mondial, auquel elle participe avec les autres États, qui écarte les règles contraires de droit interne, même si ces aménagements n’arrivent pas toujours à s’expliquer » (J.-F. Roulot, « La répression des crimes contre l’humanité par les juridictions criminelles en France. Une répression nationale d’un crime international », Rev. sc. crim. 1999, p. 545).