PREMIÈRE SECTION
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AFFAIRE SCHALK ET KOPF c. AUTRICHE
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(Requête no 30141/04)
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ARRÊT
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STRASBOURG
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24 juin 2010
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DÉFINITIF
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22/11/2010
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Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.
En l’affaire Schalk et Kopf c. Autriche,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
             Christos Rozakis, président,
             Anatoly Kovler,
             Elisabeth Steiner,
             Dean Spielmann,
             Sverre Erik Jebens,
             Giorgio Malinverni,
             George Nicolaou, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 février et 3 juin 2010,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30141/04) dirigée contre la République d’Autriche et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Horst Michael Schalk et M. Johan Franz Kopf (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants ont été représentés par Me K. Mayer, avocat à Vienne. Le gouvernement autrichien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H. Tichy, ambassadeur, chef du département de droit international au ministère fédéral des Affaires européennes et internationales.
3.  Les requérants alléguaient en particulier qu’ils avaient fait l’objet d’une discrimination au motif que, étant tous deux de même sexe, ils s’étaient vu refuser la possibilité de se marier ou de faire reconnaître juridiquement d’une autre manière leur relation.
4.  Le 8 janvier 2007, le président de la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
5.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de la requête. Le Gouvernement a également déposé des observations écrites complémentaires. En outre, une tierce intervention a été reçue du gouvernement britannique, qui avait été autorisé par le président à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement de la Cour). Par ailleurs, quatre organisations non gouvernementales ont soumis une tierce intervention commune après avoir été autorisées par le président à intervenir ; il s’agit de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, de la Commission internationale de juristes, de AIRE Centre, et de l’European Region of the International Lesbian and Gay Association. Ces organisations ont aussi été autorisées par le président à intervenir lors de l’audience.
6.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 25 février 2010 (article 59 § 3 du règlement).
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Ont comparu :
–  pour le Gouvernement
Mmes             B. Ohms, chancellerie fédérale,             agent adjoint,
             G. Paschinger, ministère fédéral des Affaires
                          européennes et internationales,
M.             M. Stormann, ministère fédéral de la Justice,             conseillers ;
–  pour les requérants
MM.             K. Mayer,             conseil,
             H. Schalk,             requérant ;
–  pour les organisations non gouvernementales tierces intervenantes
M.             R. Wintemute, King’s College, Londres,             conseil,
Mme             A. Jernow, Commission internationale de juristes,             conseiller.
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La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Ohms, M. Mayer et M. Wintermute.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7.  Les requérants sont nés respectivement en 1962 et 1960. Ils forment un couple homosexuel et vivent à Vienne.
8.  Le 10 septembre 2002, les requérants demandèrent au bureau de l’état civil (Standesamt) de procéder aux formalités nécessaires pour leur permettre de se marier.
9.  Par une décision du 20 décembre 2002, la mairie (Magistrat) de Vienne rejeta la demande des requérants. S’appuyant sur l’article 44 du code civil (Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch), elle dit que seules des personnes de sexe opposé pouvaient contracter mariage. Elle ajouta que, d’après la jurisprudence constante, un mariage conclu entre deux personnes de même sexe était nul et non avenu et conclut que, les requérants étant deux hommes, ils n’avaient pas capacité pour contracter mariage.
10.  Les requérants formèrent un recours devant le chef du gouvernement (Landeshauptmann) de Vienne, en vain. Par une décision du 11 avril 2003, le chef du gouvernement confirma l’avis juridique de la mairie. En outre, il renvoya à la jurisprudence du tribunal administratif selon laquelle le fait que deux personnes soient de même sexe constituait un obstacle au mariage. Il ajouta que l’article 12 de la Convention réservait le droit au mariage aux personnes de sexe différent.
11.  Les requérants formèrent un recours constitutionnel pour se plaindre que l’impossibilité juridique de se marier où ils se trouvaient constituait une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale et du principe de non-discrimination. Ils soutenaient que la notion de mariage avait évolué depuis l’entrée en vigueur du code civil en 1812. En particulier, la procréation et l’éducation des enfants ne feraient plus partie intégrante du mariage. A l’heure actuelle, le mariage serait plutôt perçu comme une union permanente englobant tous les aspects de la vie. Il n’y aurait aucune justification objective pour interdire aux couples homosexuels de se marier, et ce d’autant plus que la Cour européenne des droits de l’homme aurait reconnu que les différences fondées sur l’orientation sexuelle devaient se justifier par des raisons particulièrement graves. D’autres pays européens soit autoriseraient le mariage homosexuel soit auraient amendé leur législation pour conférer un statut équivalent aux partenariats entre personnes de même sexe.
12.  Enfin, les requérants alléguaient une violation de leur droit au respect de leurs biens. Ils faisaient valoir que, lorsqu’un des membres d’un couple homosexuel mourait, l’autre subissait une discrimination puisqu’il se retrouvait dans une situation beaucoup moins favorable au regard du droit fiscal que le conjoint survivant d’un couple marié.
13.  Le 12 décembre 2003, la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof) débouta les requérants. Son arrêt se lit ainsi, en ses passages pertinents :
« La procédure administrative qui a débouché sur la décision attaquée portait exclusivement sur la question de la légitimité du mariage. Dès lors, le seul grief applicable est celui selon lequel l’article 44 du code civil ne reconnaît et ne permet que le mariage entre « personnes de sexe opposé ». L’allégation d’atteinte au droit de propriété n’est qu’un moyen de plus pour tenter de montrer que cet état de choses est injustifié.
S’agissant du mariage, l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui a rang constitutionnel, dispose :
« A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. »
Ni le principe d’égalité énoncé dans la Constitution fédérale autrichienne ni la Convention européenne des droits de l’homme (comme le montrent les termes « l’homme et la femme » utilisés à l’article 12) n’exigent que la notion de mariage, axée sur la possibilité fondamentale d’être parent, soit étendue à d’autres types de relations. De plus, l’essence du mariage n’est nullement touchée par le fait que les époux peuvent divorcer (ou se séparer) ni par la circonstance que la possibilité ou le désir d’avoir des enfants tienne aux époux eux-mêmes. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé dans son arrêt Cossey c. Royaume-Uni (27 septembre 1990, série A no 184 – qui portait sur la situation particulière de transsexuels) que la limitation du mariage à ce concept « traditionnel » se justifiait objectivement, observant qu’elle voyait
« (...) dans l’attachement audit concept traditionnel un motif suffisant de continuer d’appliquer des critères biologiques pour déterminer le sexe d’une personne aux fins du mariage (...) »
[La modification apportée ultérieurement à la jurisprudence relative à la question particulière des transsexuels avec l’arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni ([GC], no 28957/95, CEDH 2002-VI) ne permet pas de conclure qu’il faut apporter le moindre changement à l’appréciation de la question générale qui se trouve posée en l’espèce.]
Le fait que des relations homosexuelles relèvent de la notion de vie privée et bénéficient à ce titre de la protection de l’article 8 de la Convention – laquelle interdit aussi en son article 14 la discrimination pour des motifs non objectifs – ne donne nullement naissance à l’obligation de modifier la législation sur le mariage.
Il est inutile en l’espèce de rechercher si et dans quel domaine la loi opère une discrimination injustifiée à l’encontre des relations homosexuelles en ce qu’elle prévoit des règles spéciales pour les couples mariés. Il n’incombe pas non plus à la Cour constitutionnelle de conseiller le législateur sur des questions constitutionnelles ni même sur des points de politique juridique.
En bref, il y a lieu de rejeter le grief pour défaut de fondement. »
14.  L’arrêt de la Cour constitutionnelle fut notifié à l’avocat des requérants le 25 février 2004.
II.  LE DROIT INTERNE ET LE DROIT COMPARÉ PERTINENTS
A.  Le droit autrichien
1.  Le code civil
15.  L’article 44 du code civil (Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch) dispose :
« Le contrat de mariage constitue la base des relations familiales. En vertu de pareil contrat, deux personnes de sexe opposé déclarent leur intention légitime de vivre ensemble et d’être unies par les liens indissolubles du mariage, de procréer et d’élever des enfants et de se porter aide et assistance mutuelles. »
Cette disposition est restée inchangée depuis son entrée en vigueur le 1er janvier 1812.
2.  La loi sur le partenariat enregistré
16.  La loi sur le partenariat enregistré (Eingetragene Partnerschaft-Gesetz) a été créée dans le but d’offrir aux couples homosexuels un mécanisme officiel reconnaissant leur relation et donnant à celle-ci un effet juridique. A cet égard, le législateur a particulièrement tenu compte de l’évolution dans d’autres Etats européens (voir le rapport explicatif sur le projet de loi – Erläuterungen zur Regierungsvorlage, 485 der Beilagen XXIV GP).
17.  La loi sur le partenariat enregistré, parue au Journal officiel (Bundesgesetzblatt) no 135/2009, vol. I, est entrée en vigueur le 1er janvier 2010. Elle dispose en son article 2 :
« Un partenariat enregistré ne peut être conclu que par deux personnes de même sexe (partenaires enregistrés). Ces personnes s’engagent ainsi à nouer une relation durable comportant des droits et obligations mutuels. »
18.  Les règles relatives à la création d’un partenariat enregistré, à ses effets et à sa dissolution sont proches de celles qui régissent le mariage.
19.  Le partenariat enregistré implique que les partenaires cohabitent de façon permanente ; il peut être conclu par deux personnes de même sexe capables juridiquement et majeures (article 3). Ne peuvent conclure un partenariat enregistré les personnes ayant entre elles des relations étroites de parenté ou les personnes déjà mariées ou ayant conclu un partenariat enregistré encore valable avec quelqu’un d’autre (article 5).
20.  A l’instar des couples mariés, les partenaires enregistrés doivent vivre ensemble comme des époux à tous égards et partager un domicile commun, et se doivent mutuellement respect et assistance (article 8 §§ 2 et 3). Toujours comme entre époux, le partenaire qui s’occupe du foyer et n’a pas de revenus a l’autorité juridique pour représenter l’autre membre du partenariat dans les actes juridiques de la vie courante (article 10). Les partenaires enregistrés ont les mêmes obligations en matière de pensions alimentaires que les époux (article 12).
21.  Les motifs de dissolution d’un partenariat enregistré sont les mêmes que ceux présidant à la dissolution du mariage ou divorce. La dissolution d’un partenariat enregistré se produit en cas de décès de l’un des partenaires (article 13). Elle peut aussi être prononcée par la justice pour d’autres motifs, comme l’absence d’intention de créer un tel partenariat (article 14), la faute de l’un des partenaires ou des deux ou une rupture du partenariat due à des différences inconciliables (article 15).
22.  La loi sur le partenariat enregistré contient aussi toute une série d’amendements à la législation en vigueur destinés à conférer aux partenaires enregistrés le même statut que les époux dans divers autres domaines du droit tels que le droit des successions, le droit du travail, le droit social et de l’assurance sociale, le droit fiscal, le droit administratif, le droit sur la protection des données et le service public, les questions de passeport et de déclaration domiciliaire ainsi que la législation sur les étrangers.
23.  Toutefois, il subsiste certaines différences entre le mariage et le partenariat enregistré en dehors du fait que seules deux personnes de même sexe peuvent conclure un tel partenariat. Les différences suivantes ont fait l’objet d’un débat public avant l’adoption de la loi sur le partenariat enregistré : alors que les mariages sont enregistrés par le bureau de l’état civil, les partenariats le sont par l’autorité administrative de district. Les règles portant sur le choix du nom diffèrent de celles valables pour les couples mariés : par exemple, la loi utilise les termes « nom propre » lorsque des partenaires choisissent le même nom, mais l’expression « nom de famille » lorsqu’il s’agit d’un couple marié. Les différences les plus importantes, toutefois, portent sur les droits parentaux : contrairement aux couples mariés, les partenaires enregistrés ne sont pas autorisés à adopter un enfant ; un partenaire ne peut pas non plus adopter l’enfant de son partenaire (article 8 § 4). L’insémination artificielle est également interdite (article 2 § 1 de la loi sur la procréation artificielle – Fortpflanzungsmedizingesetz).
B.  Le droit comparé
1.  Le droit de l’Union européenne
24.  L’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte »), signée le 7 décembre 2000 et entrée en vigueur le 1er décembre 2009, est ainsi libellé :
« Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »
25.  La partie pertinente du commentaire relatif à la Charte déclare ce qui suit (traduction du greffe de la Cour) :
« En dépit des tendances et évolutions apparues récemment dans le droit interne d’un certain nombre de pays visant à plus d’ouverture et à une meilleure acceptation des couples homosexuels, quelques Etats conservent des politiques publiques et/ou réglementations qui excluent explicitement le droit pour les couples homosexuels de se marier. Il existe à l’heure actuelle une très faible reconnaissance juridique des relations entre personnes de même sexe en ce sens que le mariage n’est pas ouvert aux couples homosexuels. En d’autres termes, le droit interne de la majorité des Etats part de l’idée que les futurs époux sont de sexe différent. Néanmoins, dans un petit nombre de pays, par exemple aux Pays-Bas et en Belgique, le mariage de personnes de même sexe est autorisé par la loi. D’autres pays, comme les pays scandinaves, ont adopté une législation sur le partenariat enregistré, ce qui signifie notamment que la plupart des dispositions concernant le mariage, à savoir ses conséquences juridiques en matière de partage des biens, de droits de succession, etc., sont aussi applicables à ce type d’union. En même temps, il importe de signaler que la dénomination « partenariat enregistré » a été choisie intentionnellement pour établir une distinction avec le mariage et que ce type de contrat a été créé comme un mode différent de reconnaissance des relations personnelles. Cette nouvelle institution n’est donc accessible par définition qu’aux couples qui ne peuvent se marier, et le partenariat entre personnes de même sexe n’a pas le même statut et n’emporte pas les mêmes avantages que le mariage.
Afin de tenir compte de la diversité des législations concernant le mariage, l’article 9 de la Charte renvoie aux lois nationales. Comme son libellé le montre, cette disposition a une portée plus large que les articles correspondants des autres instruments internationaux. Etant donné que, contrairement aux autres instruments de défense des droits de l’homme, l’article 9 ne mentionne pas expressément « l’homme et la femme », on pourrait dire que rien ne s’oppose à la reconnaissance des relations entre personnes de même sexe dans le cadre du mariage. Cependant, cette disposition n’exige pas non plus explicitement que les lois nationales facilitent ce type de mariage. Les juridictions et comités internationaux ont jusqu’à présent hésité à ouvrir le mariage aux couples homosexuels. »
26.  Un certain nombre de directives offrent aussi un intérêt en l’espèce. La directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial fixe les conditions dans lesquelles est exercé le droit au regroupement familial dont disposent les ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire des Etats membres.
En son article 4, qui s’inscrit dans le chapitre « Membres de la famille », cette directive dispose :
« 3.  Les Etats membres peuvent, par voie législative ou réglementaire, autoriser l’entrée et le séjour, au titre de la présente directive, sous réserve du respect des conditions définies au chapitre IV, du partenaire non marié ressortissant d’un pays tiers qui a avec le regroupant une relation durable et stable dûment prouvée, ou du ressortissant de pays tiers qui est lié au regroupant par un partenariat enregistré, conformément à l’article 5, paragraphe 2 (...) »
La directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 concerne le droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres.
Son article 2 contient la définition suivante :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
(...)
2)  « membre de la famille » :
a)  le conjoint ;
b)  le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a contracté un partenariat enregistré, sur la base de la législation d’un Etat membre, si, conformément à la législation de l’Etat membre d’accueil, les partenariats enregistrés sont équivalents au mariage, et dans le respect des conditions prévues par la législation pertinente de l’Etat membre d’accueil ;
c)  les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt et un ans ou qui sont à charge, et les descendants directs du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ;
d)  les ascendants directs à charge et ceux du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ;
(...) »
2.  L’état de la législation pertinente dans les Etats membres du Conseil de l’Europe
27.  A l’heure actuelle, six des quarante-sept Etats membres ouvrent le mariage aux couples homosexuels : la Belgique, l’Espagne, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal et la Suède.
28.  En outre, treize Etats membres qui n’accordent pas aux couples homosexuels le droit au mariage ont adopté une forme de législation autorisant les couples homosexuels à enregistrer leurs relations. Ce sont l’Allemagne, l’Andorre, l’Autriche, le Danemark, la Finlande, la France, la Hongrie, l’Islande, le Luxembourg, la République tchèque, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Suisse. En bref, les couples homosexuels ont la possibilité de se marier ou de conclure un partenariat enregistré dans dix-neuf Etats membres (voir aussi l’exposé figurant dans l’arrêt Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 26, CEDH 2008).
29.  Dans deux Etats, l’Irlande et le Liechtenstein, des réformes visant à accorder aux couples homosexuels l’accès à une forme de partenariat enregistré sont en cours ou prévues. En outre, la Croatie s’est dotée d’une loi sur les unions civiles entre personnes de même sexe qui reconnaît les couples homosexuels vivant ensemble à certaines fins limitées mais sans leur offrir la possibilité de se faire enregistrer.
30.  Selon les informations dont dispose la Cour, les Etats concernés ont dans leur grande majorité créé la législation pertinente au cours de la décennie écoulée.
31.  Les conséquences juridiques du partenariat enregistré sont variables : elles vont d’une équivalence quasi totale au mariage à l’octroi de droits assez limités. On peut classer ces conséquences en trois grandes catégories : les conséquences matérielles, parentales et autres.
32.  Les conséquences matérielles sont l’effet du partenariat enregistré sur différents types d’impôt, l’assurance santé, les cotisations de sécurité sociale et les pensions. Dans la plupart des Etats concernés, les partenaires obtiennent un statut comparable à celui conféré par le mariage. Cela vaut aussi pour d’autres conséquences matérielles, comme la réglementation sur la communauté et les dettes, l’application des règles relatives à la pension alimentaire en cas de séparation, le droit à réparation au cas où le partenaire est victime d’un homicide par imprudence et les droits successoraux.
33.  Pour ce qui est des conséquences parentales, toutefois, les possibilités ouvertes aux partenaires enregistrés de subir une insémination sous assistance médicale ou d’accueillir en placement ou d’adopter des enfants sont très variables d’un pays à l’autre.
34.  Quant aux autres conséquences, on peut citer l’utilisation du nom propre du partenaire, l’impact sur un partenaire étranger de l’obtention d’un permis de séjour et de la citoyenneté, le refus de témoigner, le statut de parent à des fins médicales, la transmission du bail au décès du partenaire et le don légal d’organes.
EN DROIT
I.  SUR LA DEMANDE DU GOUVERNEMENT VISANT À RAYER LA REQUÊTE DU RÔLE DE LA COUR
35.  Dans ses observations orales, le Gouvernement a soutenu que la loi sur le partenariat enregistré permettait aux couples homosexuels d’obtenir un statut juridique aussi proche que possible de celui conféré par le mariage aux couples hétérosexuels. Il a indiqué que la question pouvait être considérée comme réglée et qu’il était justifié de rayer la requête du rôle. Il invoque l’article 37 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents :
« 1.  A tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure
(...)
b)  que le litige a été résolu ;
(...)
Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. »
36.  Pour pouvoir conclure à l’applicabilité de l’article 37 § 1 b) au cas d’espèce, la Cour doit répondre à deux questions successives : elle doit se demander, en premier lieu, si les faits dont l’intéressé se plaint directement persistent ou non, et, en second lieu, si les conséquences qui pourraient résulter d’une éventuelle violation de la Convention à raison de ces faits ont été effacées (Chevanova c. Lettonie (radiation) [GC], no 58822/00, § 45, 7 décembre 2007).
37.  La Cour observe que les requérants se plaignent en substance que, étant un couple homosexuel, ils n’ont pas le droit de se marier. Cette situation persiste après l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat enregistré. Ainsi que le Gouvernement l’a lui-même fait remarquer, cette loi permet aux couples homosexuels de bénéficier d’un statut qui n’est que similaire ou comparable au mariage ; elle ne leur accorde en revanche pas le droit de se marier, lequel reste réservé aux couples hétérosexuels.
38.  La Cour conclut que les conditions requises pour pouvoir rayer la requête du rôle ne sont pas remplies et rejette en conséquence la demande du Gouvernement.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 12 DE LA CONVENTION
39.  Les requérants allèguent que le refus des autorités de leur permettre de se marier emporte violation de l’article 12 de la Convention, libellé en ces termes :
« A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. »
Le Gouvernement conteste cette thèse.
A.  Recevabilité
40.  La Cour observe que le Gouvernement pose la question de savoir si le grief des requérants relève de l’article 12, étant donné qu’il s’agit de deux hommes qui réclament le droit de se marier. Le Gouvernement n’a cependant pas formulé d’exception d’irrecevabilité de la requête pour incompatibilité ratione materiae. La Cour estime que la question est suffisamment complexe pour ne pas se prêter à une résolution au stade de la recevabilité.
41.  A la lumière des arguments des parties, la Cour considère que le grief soulève sous l’angle de la Convention d’importantes questions de droit et de fait qui appellent un examen au fond. Il s’ensuit que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été constaté.
B.  Fond
1.  Les arguments des parties
42.  Le Gouvernement s’appuie sur l’arrêt rendu en l’espèce par la Cour constitutionnelle, observant que celle-ci a pris en compte la jurisprudence de la Cour et n’a pas conclu à la violation des droits des requérants garantis par la Convention.
43.  Dans ses observations orales devant la Cour, le Gouvernement a plaidé que tant le libellé non équivoque de l’article 12 que la jurisprudence de la Cour indiquent que le droit de se marier est par nature limité aux couples hétérosexuels. Tout en admettant que l’institution du mariage a été profondément bouleversée par l’évolution de la société depuis l’adoption de la Convention, il a considéré qu’il n’existait pas encore de consensus en Europe pour octroyer le droit de se marier aux couples homosexuels, et que pareil droit ne pouvait pas non plus se déduire de l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte ») puisque, en dépit d’une différence dans le libellé, cette disposition renvoyait aux lois nationales pour régir la question du mariage homosexuel.
44.  Les requérants soutiennent que, dans la société d’aujourd’hui, le mariage civil est une union de deux personnes qui englobe tous les aspects de la vie et que la procréation et l’éducation des enfants n’en forment plus un aspect fondamental. L’institution du mariage ayant connu des changements considérables, il n’y aurait plus aucune raison de refuser l’accès au mariage aux couples homosexuels. L’article 12 ne devrait pas nécessairement être compris comme signifiant qu’un homme ou une femme ont seulement le droit d’épouser une personne du sexe opposé. De plus, même s’il renvoie aux « lois nationales » pertinentes, l’article 12 ne saurait signifier que les Etats jouissent d’une latitude illimitée pour réglementer l’exercice du droit au mariage.
2.  Les arguments des tiers intervenants
45.  Le gouvernement britannique déclare que, selon la jurisprudence existante de la Cour, l’article 12 vise « le mariage traditionnel entre deux personnes de sexe biologique différent » (Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, 30 juillet 1998, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1998-V). Il ne voit aucune raison de revenir sur cette définition.
46.  Il rappelle que, si la Cour a souvent souligné que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui, elle n’a recouru à cette approche pour faire évoluer sa jurisprudence que dans les cas où elle a constaté une convergence des normes en vigueur dans les Etats membres. Dans l’affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni ([GC], no 28957/95, CEDH 2002-VI), par exemple, la Cour aurait revu sa position au sujet de la possibilité pour les transsexuels opérés de se marier avec une personne du sexe opposé à leur nouveau sexe, sachant qu’une majorité d’Etats contractants autorisait ce type de mariage. En revanche, il n’existerait aucune convergence des normes s’agissant du mariage homosexuel. Le gouvernement britannique indique qu’à l’époque où il a soumis son intervention, seuls trois Etats membres autorisaient le mariage homosexuel, tandis que des propositions à cet effet étaient à l’étude dans deux autres. Le mariage homosexuel concernerait un domaine sensible soulevant des controverses dans les champs social, politique et religieux. En l’absence de consensus, l’Etat bénéficierait d’une marge d’appréciation particulièrement large.
47.  Les quatre organisations non gouvernementales appellent la Cour à saisir cette occasion pour élargir aux couples homosexuels l’accès au mariage civil. Le fait que les couples hétérosexuels puissent se marier alors que les couples homosexuels ne le peuvent pas constituerait une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle. S’appuyant sur l’affaire Karner c. Autriche (no 40016/98, § 37, CEDH 2003-IX), elles plaident qu’une telle différence ne peut se justifier que par des « raisons particulièrement graves ». Or à leur avis, il n’existe aucune raison de ce genre, puisque l’interdiction faite aux couples homosexuels de se marier ne sert pas à protéger le mariage ou la famille au sens traditionnel. L’ouverture du mariage aux couples homosexuels ne dévaloriserait pas non plus le mariage traditionnel. De plus, l’institution du mariage aurait été profondément bouleversée et, comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Christine Goodwin (précité, § 98), l’incapacité à procréer ne saurait en soi passer pour priver du droit de se marier. Les quatre organisations reconnaissent que l’affaire Christine Goodwin et la présente espèce se distinguent par l’état du consensus européen. Toutefois, elles font valoir qu’en l’absence de justification objective et rationnelle de la différence de traitement en question, il convient d’accorder un poids bien moindre au consensus européen.
48.  Enfin, les quatre organisations renvoient à des arrêts rendus par la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, les cours d’appel canadiennes de l’Ontario et de Colombie britannique, et les Cours suprêmes de Californie, du Connecticut, de l’Iowa et du Massachussetts, aux Etats-Unis, dans lesquels ces juridictions ont dit que l’interdiction de contracter un mariage civil opposée aux couples homosexuels constituait une discrimination.
3.  Appréciation de la Cour
a)  Principes généraux
49.  D’après la jurisprudence constante de la Cour, par l’article 12 se trouve garanti le droit fondamental, pour un homme et une femme, de se marier et de fonder une famille. Son exercice entraîne des conséquences d’ordre personnel, social et juridique. Il « obéit aux lois nationales des Etats contractants », mais les limitations en résultant ne doivent pas restreindre ou réduire le droit en cause d’une manière ou à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même (B. et L. c. Royaume-Uni, no 36536/02, § 34, 13 septembre 2005, et F. c. Suisse, 18 décembre 1987, § 32, série A no 128).
50.  La Cour observe d’emblée qu’elle n’a pas encore eu l’occasion d’examiner la question de savoir si deux personnes de même sexe peuvent prétendre au droit de se marier. Toutefois, elle peut déduire certains principes de sa jurisprudence relative aux transsexuels.
51.  Dans un certain nombre d’affaires, la question s’est posée de savoir si le refus de permettre à un transsexuel opéré de se marier avec une personne du sexe opposé à son nouveau sexe emportait violation de l’article 12. Dans ses premiers arrêts sur le sujet, la Cour a jugé que l’attachement au concept traditionnel de mariage qui sous-tend l’article 12 fournissait à l’Etat défendeur un motif suffisant de continuer d’appliquer des critères biologiques pour déterminer le sexe d’une personne aux fins du mariage. Elle a ainsi considéré que cette matière relevait du pouvoir dont jouissent les Etats contractants de réglementer par des lois l’exercice du droit de se marier (Sheffield et Horsham, précité, § 67, Cossey c. Royaume-Uni, 27 septembre 1990, § 46, série A no 184, et Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, §§ 49-50, série A no 106).
52.  Dans l’arrêt Christine Goodwin (précité, §§ 100-104), la Cour s’est écartée de cette jurisprudence : elle a considéré que les termes utilisés à l’article 12, à savoir le droit pour un homme et une femme de se marier, ne pouvaient plus être compris comme impliquant que le sexe doive être déterminé selon des critères purement biologiques. A cet égard, elle a noté que, depuis l’adoption de la Convention, l’institution du mariage avait été profondément bouleversée par l’évolution de la société. De plus, elle s’est référée à l’article 9 de la Charte, dont le libellé diffère de celui de l’article 12. Enfin, la Cour a noté que le mariage des transsexuels sous leur nouvelle identité sexuelle recueillait une grande adhésion. Pour conclure, la Cour a jugé que l’impossibilité pour un transsexuel opéré de se marier sous sa nouvelle identité sexuelle avait emporté violation de l’article 12 de la Convention.
53.  Deux autres affaires montrent un intérêt dans le présent contexte : Parry c. Royaume-Uni (déc.), no 42971/05, CEDH 2006-XV, et R. et F. c. Royaume-Uni (déc.), no 35748/05, 28 novembre 2006). Dans les deux cas, les requérantes formaient un couple marié composé d’une femme et d’un transsexuel passé du sexe masculin au sexe féminin à la suite d’une opération. Elles se plaignaient notamment sous l’angle de l’article 12 de la Convention de l’obligation de mettre un terme à leur mariage pour que la seconde requérante puisse obtenir la pleine reconnaissance juridique de son changement de sexe. La Cour a rejeté ce grief pour défaut manifeste de fondement après avoir noté que le droit interne ne permettait le mariage qu’entre personnes de sexe opposé, qu’il s’agisse du sexe à la naissance ou du sexe résultant d’une procédure de reconnaissance de l’identité sexuelle, et qu’il n’autorisait pas le mariage homosexuel. Elle a rappelé que, de même, l’article 12 consacrait le concept traditionnel du mariage, à savoir l’union d’un homme et d’une femme. La Cour a reconnu qu’un certain nombre d’Etats contractants avaient ouvert le mariage aux partenaires de même sexe tout en précisant que ce choix reflétait leur propre conception du rôle du mariage dans leur société et ne découlait pas d’une interprétation du droit fondamental en cause tel qu’énoncé par les Etats contractants dans la Convention en 1950. La Cour a conclu que la question de savoir comment encadrer juridiquement les effets d’un changement de sexe sur le mariage relevait de la marge d’appréciation de l’Etat. Elle a en outre estimé que, au cas où les requérantes décideraient de divorcer pour permettre au conjoint transsexuel d’obtenir une reconnaissance complète de sa nouvelle identité sexuelle, le fait que les requérantes aient la possibilité de conclure un partenariat civil contribuait à conférer un caractère proportionnel au régime de reconnaissance de l’appartenance sexuelle attaqué.
b)  Application des principes précités en l’espèce
54.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 12, « l’homme et la femme » ont le droit de se marier. Selon le texte anglais, « men and women (...) have the right to marry ». Cette disposition énonce de plus le droit de fonder une famille.
55.  Les requérants plaident que ce libellé n’implique pas nécessairement qu’un homme ne puisse épouser qu’une femme et vice versa. La Cour observe que, pris isolément, le texte de l’article 12 peut s’interpréter comme n’excluant pas le mariage entre deux hommes ou entre deux femmes. Toutefois, toutes les autres dispositions matérielles de la Convention accordent des droits et libertés à « toute personne » ou indiquent que « nul » ne peut être l’objet de certains traitements interdits. Force est donc de considérer que les mots employés à l’article 12 ont été choisis délibérément. De surcroît, il faut tenir compte du contexte historique dans lequel la Convention a été adoptée. Dans les années 1950, le mariage était à l’évidence compris au sens traditionnel d’union entre deux personnes de sexe différent.
56.  Quant au rapport entre le droit de se marier et le droit de fonder une famille, la Cour a déjà eu l’occasion de dire que l’incapacité pour un couple de concevoir ou d’élever un enfant ne saurait en soi passer pour le priver du droit de se marier (Christine Goodwin, précité, § 98). Cependant, ce constat n’autorise pas à tirer une quelconque conclusion au sujet du mariage homosexuel.
57.  Quoi qu’il en soit, les requérants ne s’appuient pas principalement sur une interprétation littérale de l’article 12. Ils invoquent en substance la jurisprudence de la Cour selon laquelle la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui (E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 92, 22 janvier 2008, et Christine Goodwin, précité, §§ 74-75). D’après les requérants, à la lumière des conditions d’aujourd’hui, l’article 12 doit se comprendre comme accordant aux couples homosexuels le droit au mariage ou, en d’autres termes, comme obligeant les Etats membres à leur accorder ce droit dans leur législation.
58.  La Cour n’est pas convaincue par cet argument. Bien que, comme elle l’a noté dans l’arrêt Christine Goodwin précité, l’institution du mariage ait été profondément bouleversée par l’évolution de la société depuis l’adoption de la Convention, elle observe qu’il n’existe pas de consensus européen sur la question du mariage homosexuel. A l’heure actuelle, seuls six Etats contractants sur quarante-sept autorisent le mariage entre partenaires de même sexe (paragraphe 27 ci-dessus).
59.  Ainsi que le gouvernement défendeur et le gouvernement britannique, tiers intervenant, l’ont fait valoir à juste titre, il convient d’établir une distinction entre la présente espèce et l’affaire Christine Goodwin. Dans cet arrêt (précité, § 103), la Cour a observé qu’il existait une convergence des normes s’agissant du mariage des transsexuels sous leur nouvelle identité sexuelle. De plus, cette affaire ne concernait que le mariage de partenaires n’appartenant pas au même sexe (gender en anglais), cette notion étant définie non à l’aide de critères purement biologiques mais en tenant compte d’autres facteurs tels que le changement de sexe de l’un des partenaires.
60.  Pour en venir à la comparaison entre l’article 12 de la Convention et l’article 9 de la Charte, la Cour a déjà indiqué que la référence « à l’homme et à la femme » a été délibérément omise de cette dernière disposition (Christine Goodwin, précité, § 100). Le commentaire relatif à la Charte, qui est devenu juridiquement contraignant en décembre 2009, confirme que l’article 9 est conçu pour avoir une portée plus large que les articles correspondants des autres instruments de défense des droits de l’homme (paragraphe 25 ci-dessus). En même temps, la référence qu’il contient aux lois nationales reflète la diversité des législations de chaque pays, qui vont d’une autorisation du mariage homosexuel à une interdiction explicite de celui-ci. En mentionnant les lois nationales, l’article 9 de la Charte laisse les Etats décider d’autoriser ou non le mariage homosexuel. Pour reprendre les termes du commentaire :
« [On] pourrait dire que rien ne s’oppose à la reconnaissance des relations entre personnes de même sexe dans le cadre du mariage. Cependant, cette disposition n’exige pas non plus explicitement que les lois nationales facilitent ce type de mariage. »
61.  Dès lors, prenant en compte l’article 9 de la Charte, la Cour ne considère plus que le droit de se marier consacré par l’article 12 de la Convention doive en toutes circonstances se limiter au mariage entre deux personnes de sexe opposé. C’est pourquoi on ne saurait dire que l’article 12 ne s’applique pas au grief des requérants. Néanmoins, en l’état actuel des choses, l’autorisation ou l’interdiction du mariage homosexuel est régie par les lois nationales des Etats contractants.
62.  A cet égard, la Cour observe que le mariage possède des connotations sociales et culturelles profondément enracinées susceptibles de différer notablement d’une société à une autre. Elle rappelle qu’elle ne doit pas se hâter de substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales, qui sont les mieux placées pour apprécier les besoins de la société et y répondre (B. et L. c. Royaume-Uni, précité, § 36).
63.  En bref, la Cour conclut que l’article 12 n’impose pas au gouvernement défendeur l’obligation d’ouvrir le mariage à un couple homosexuel tel que celui des requérants.
64.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 12 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
65.  Sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, les requérants se plaignent d’avoir subi une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle au motif que le droit de se marier leur a été refusé et qu’ils n’avaient pas d’autre possibilité de faire reconnaître juridiquement leur relation avant l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat enregistré.
L’article 8 est libellé en ces termes :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
L’article 14 dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A.  Recevabilité
1.  Epuisement des voies de recours internes
66.  Le Gouvernement a plaidé dans ses observations écrites que les requérants s’étaient exclusivement plaints devant les juridictions internes de l’impossibilité pour eux de se marier, et que tout autre grief soulevé explicitement ou implicitement dans leur requête à la Cour, comme la question d’une autre forme de reconnaissance juridique de leur relation, devait donc être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes. Toutefois, le Gouvernement n’a pas expressément repris cet argument dans ses observations orales. Il a au contraire déclaré que la question du partenariat enregistré pouvait être considérée comme faisant partie intégrante de la requête.
67.  Les requérants contestent l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement. Ils soutiennent en particulier que la discrimination dont ils sont l’objet en tant que couple homosexuel est englobée dans leur grief et, par ailleurs, qu’ils ont aussi invoqué dans leur recours constitutionnel la jurisprudence de la Cour relative à l’article 14 combiné avec l’article 8.
68.  La Cour réaffirme que l’article 35 § 1 de la Convention impose de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 66, Recueil 1996-IV).
69.  En l’espèce, la procédure interne avait trait au refus des autorités de reconnaître aux requérants le droit de se marier. Etant donné que la possibilité de conclure un partenariat enregistré n’existait pas à l’époque des faits, il est difficile de voir comment les requérants auraient pu soulever la question de la reconnaissance juridique de leur relation autrement qu’en cherchant à conclure un mariage. C’est pourquoi leur recours constitutionnel était aussi centré sur le manque d’accès au mariage. Cependant, ils se plaignaient également, au moins en substance, de l’absence de tout autre moyen de faire reconnaître juridiquement leur relation. Ainsi, la Cour constitutionnelle était en mesure d’aborder la question, ce qu’elle a d’ailleurs fait brièvement en se contentant de déclarer qu’il appartenait au législateur de rechercher les domaines dans lesquels la loi risquait de créer une discrimination à l’encontre des couples homosexuels en limitant certains droits aux couples mariés. Dans ces conditions, la Cour est convaincue que les requérants ont satisfait à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes.
70.  Quoi qu’il en soit, la Cour pense comme le Gouvernement que la question de la reconnaissance juridique par d’autres moyens que le mariage est intimement liée à celle de l’absence de droit au mariage, de sorte qu’il y a lieu de considérer qu’elle fait partie intégrante de la requête à l’étude.
71.  Pour conclure, la Cour rejette l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants ont failli à épuiser les voies de recours internes s’agissant de leur grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8.
2.  Qualité de victime des requérants
72.  Dans ses observations orales à la Cour, le Gouvernement a également soulevé la question de savoir si les requérants pouvaient toujours se prétendre victimes de la violation alléguée après l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat enregistré.
73.  La Cour réaffirme que la qualité de victime d’un requérant peut dépendre de l’indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont il se plaint devant la Cour ainsi que du point de savoir si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, la violation de la Convention. Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont remplies que la nature subsidiaire du mécanisme de la Convention empêche un examen de la part de la Cour (voir, par exemple, Scordino c. Italie (déc.), no 36813/97, CEDH 2003-IV).
74.  En l’espèce, la Cour n’a pas à rechercher s’il est satisfait à la première condition étant donné que la seconde n’est pas remplie. Le Gouvernement a clairement fait savoir que la loi sur le partenariat enregistré avait été adoptée par suite d’un choix de politique et non pour répondre à une obligation découlant de la Convention (paragraphe 80 ci-dessous). L’adoption de cette loi ne saurait donc passer pour la reconnaissance de la violation de la Convention alléguée par les requérants. Dès lors, la Cour rejette l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes de la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 qu’ils allèguent.
3.  Conclusion
75.  La Cour considère, à la lumière des arguments des parties, que le grief soulève au regard de la Convention d’importantes questions de droit et de fait qui appellent un examen au fond. Elle conclut dès lors que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été constaté.
B.  Fond
1.  Les arguments des parties
76.  Les requérants soutiennent que c’est la discrimination qu’ils ont subie en tant que couple homosexuel qui se trouve au cœur de leur grief. Considérant comme le Gouvernement que l’article 14 combiné avec l’article 8 est applicable, ils allèguent que, à l’instar des différences fondées sur le sexe, les différences fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des raisons particulièrement graves. Or, à leur avis, le Gouvernement n’a pas fourni de raisons de cette nature pour justifier qu’on leur refuse l’accès au mariage.
77.  Il découlerait de l’arrêt Karner (précité, § 40) que la protection de la famille traditionnelle constitue une raison importante et légitime, mais qu’il doive aussi être prouvé qu’une différence donnée est nécessaire pour réaliser ce but. Or rien ne montrerait qu’il faille exclure du mariage les couples homosexuels afin de protéger la famille traditionnelle.
78.  Dans leurs observations orales, commentant la création de la loi sur le partenariat enregistré, les requérants ont soutenu que les différences subsistant entre le mariage, d’une part, et le partenariat enregistré, d’autre part, étaient encore discriminatoires. Ils ont notamment cité le fait que cette loi ne donne pas la possibilité de se fiancer, que les partenariats, contrairement aux mariages, ne sont pas enregistrés par le bureau de l’état civil mais par l’autorité administrative de district, qu’ils ne donnent pas droit à réparation lorsque le partenaire est victime d’un homicide par imprudence et qu’il n’est pas sûr que certains avantages accordés aux « familles » soient également consentis aux partenaires enregistrés et aux enfants de l’un d’eux vivant au domicile commun. Les requérants ont conclu que, bien que les différences de traitement fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des raisons particulièrement graves, le Gouvernement n’a fourni nulle raison de ce genre.
79.  Le Gouvernement admet que l’article 14 combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer. Jusqu’à présent, la Cour aurait considéré dans sa jurisprudence que les relations homosexuelles relevaient de la notion de « vie privée » mais il pourrait y avoir de bonnes raisons d’estimer que la relation qui unit deux personnes de même sexe vivant ensemble tombe dans le champ d’application de la « vie familiale ».
80.  S’agissant de l’observation des exigences de l’article 14 combiné avec l’article 8, le Gouvernement soutient que c’est au législateur qu’il appartient, dans le cadre de sa marge d’appréciation, de donner ou non aux couples homosexuels la possibilité de faire reconnaître leur relation par la loi sous une forme autre que le mariage. Il précise que le législateur autrichien a pris la décision d’offrir une telle possibilité aux couples homosexuels. En vertu de la loi sur le partenariat enregistré, entrée en vigueur le 1er janvier 2010, les partenaires de même sexe seraient en mesure de conclure un partenariat enregistré leur conférant un statut très proche de celui du mariage. Cette nouvelle loi couvrirait des domaines aussi variés que le droit civil et pénal, le droit du travail, le droit social et de l’assurance sociale, le droit fiscal, le droit administratif, le droit sur la protection des données et le service public, les questions de passeport et de déclaration domiciliaire ainsi que la législation sur les étrangers.
2.  Les arguments des tiers intervenants
81.  Pour ce qui est de l’applicabilité de l’article 8, le gouvernement britannique soutient que, même si la jurisprudence élaborée jusqu’à présent par la Cour n’englobe pas les relations entre personnes de même sexe dans la notion de « vie familiale », il n’y a pas de raison d’exclure que cela puisse être le cas à l’avenir. A son avis, toutefois, il ne faudrait pas considérer que l’article 8 combiné avec l’article 14 exige que les partenaires de même sexe aient droit soit au mariage soit à la création d’autres formes de reconnaissance juridique de leur relation.
82.  Quant à la justification de cette différence de traitement, le gouvernement britannique conteste les arguments tirés par les requérants de l’arrêt Karner. Il rappelle en effet que, dans cette affaire, la Cour a dit qu’il n’était pas nécessaire d’exclure les couples homosexuels de la protection accordée aux couples hétérosexuels au titre de la loi sur les loyers pour réaliser le but légitime que constitue la protection de la famille au sens traditionnel. Or la question que pose l’espèce serait différente : l’enjeu serait l’accès au mariage ou à une autre forme de reconnaissance juridique. A cet égard, la justification de cette différence particulière de traitement entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels résiderait dans le texte même de l’article 12.
83.  Enfin, le gouvernement britannique indique qu’au Royaume-Uni, la loi de 2004 sur le partenariat civil, entrée en vigueur en décembre 2005, a créé un système d’enregistrement des partenariats entre personnes de même sexe. Il précise toutefois que cette loi a été adoptée par suite d’un choix de politique, dans le but de promouvoir la justice sociale et l’égalité, étant entendu que la Convention n’impose pas l’obligation positive de fournir pareille possibilité. Le gouvernement britannique considère que la décision adoptée par la Cour dans l’affaire Courten c. Royaume-Uni ((déc.), no 4479/06, 4 novembre 2008) confirme cette position.
84.  Dans leurs observations communes, les quatre organisations non gouvernementales plaident que la Cour doit statuer sur la question de savoir si une relation de concubinage entre partenaires de même sexe relève de la notion de « vie familiale » au sens de l’article 8. Elles notent que cette question n’a pas été tranchée dans l’arrêt Karner (précité, § 33). A leur avis, il est désormais généralement admis que les couples homosexuels ont la même capacité à établir des relations affectives et sexuelles durables que les couples hétérosexuels et ont de ce fait, tout comme des derniers, besoin de faire reconnaître leur relation par la loi.
85.  Pour le cas où la Cour conclurait que l’article 12 n’impose pas aux Etats contractants d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels, il lui faudrait examiner la question de savoir si l’article 14 combiné avec l’article 8 exige de fournir d’autres moyens que le mariage de reconnaître juridiquement les partenariats entre personnes de même sexe.
86.  Pour leur part, ces organisations répondent par l’affirmative à cette question ; premièrement, exclure les couples homosexuels du bénéfice de certains droits et prestations liés au mariage (comme le droit à une pension de réversion) sans leur donner d’autres moyens d’en bénéficier constituerait une discrimination indirecte (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV). Deuxièmement, elles souscrivent aux arguments tirés par les requérants de l’arrêt Karner (précité). Troisièmement, elles soutiennent que l’état du consensus européen conforte de plus en plus l’idée que les Etats membres sont tenus de fournir, sinon l’accès au mariage, du moins d’autres moyens de reconnaissance juridique. A l’heure actuelle, près de 40 % d’entre eux seraient dotés d’une législation autorisant les couples homosexuels à faire enregistrer leur relation soit sous la forme du mariage soit sous une autre forme (paragraphes 27-28 ci-dessus).
3.  Appréciation de la Cour
a)  Applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8
87.  La Cour a examiné un certain nombre d’affaires dans le domaine de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Certaines l’ont été sous l’angle du seul article 8 ; il s’agissait d’affaires se rapportant à l’interdiction pénale des relations homosexuelles entre adultes (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, série A no 142, et Modinos c. Chypre, 22 avril 1993, série A no 259) ou au renvoi d’homosexuels de l’armée (Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999-VI). D’autres ont été étudiées sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8. Elles concernaient entre autres les différences dans l’âge du consentement aux relations homosexuelles prévu en droit pénal (L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, CEDH 2003‑I), l’attribution de l’autorité parentale (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, CEDH 1999-IX), l’autorisation d’adopter un enfant (Fretté c. France, no 36515/97, CEDH 2002-I, et E.B. c. France, précité) et le droit à la transmission d’un bail après le décès du partenaire (Karner, précité).
88.  En l’espèce, les requérants ont formulé leur grief sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8. La Cour juge qu’il convient de suivre cette approche.
89.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, par exemple, E.B. c. France, précité, § 47, Karner, précité, § 32, et Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998-II).
90.  Nul ne conteste en l’espèce que la relation qu’entretiennent deux personnes de même sexe telles que les requérants relève de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. Toutefois, à la lumière des commentaires des parties, la Cour juge approprié de se pencher sur la question de savoir si leur relation est également constitutive d’une « vie familiale ».
91.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante relative aux couples hétérosexuels, la notion de « famille » au sens où l’entend cet article ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage et peut englober d’autres liens « familiaux » de fait lorsque les parties cohabitent en dehors du mariage. Un enfant issu d’une telle relation s’insère de plein droit dans cette cellule « familiale » dès sa naissance et par le fait même de celle-ci (Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 43, CEDH 2000-VIII, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 56, série A no 112).
92.  Néanmoins, la Cour a seulement admis dans sa jurisprudence que la relation affective et sexuelle qui unit un couple homosexuel relève de la « vie privée », mais non qu’elle se rapporte au domaine de la « vie familiale », même lorsqu’est en jeu une relation entre deux personnes vivant ensemble. Elle est parvenue à cette conclusion après avoir observé que, malgré l’évolution constatée dans plusieurs Etats européens tendant à la reconnaissance légale et juridique des unions de fait stables entre homosexuels, il s’agit là d’un domaine dans lequel les Etats contractants, en l’absence d’un dénominateur commun amplement partagé, jouissent encore d’une grande marge d’appréciation (Mata Estevez c. Espagne (déc.), no 56501/00, CEDH 2001-VI, et autres références citées). Dans l’arrêt Karner (précité, § 33), qui concernait le droit du partenaire survivant d’un couple homosexuel à se voir transmettre le bail dont le défunt était titulaire, et qui relevait de la notion de « domicile », la Cour a expressément laissée ouverte la question de savoir si l’affaire faisait aussi entrer en jeu la « vie privée et familiale » du requérant.
93.  La Cour note que depuis 2001, date d’adoption de sa décision dans l’affaire Mata Estevez, l’attitude de la société envers les couples homosexuels a connu une évolution rapide dans de nombreux Etats membres. Depuis lors, un nombre considérable d’Etats membres ont accordé une reconnaissance juridique aux couples homosexuels (paragraphes 27-30 ci-dessus). Certaines dispositions du droit de l’Union européenne reflètent également une tendance croissante à englober les couples homosexuels dans la notion de « famille » (paragraphe 26 ci-dessus).
94.  Eu égard à cette évolution, la Cour considère qu’il est artificiel de continuer à considérer que, au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » aux fins de l’article 8. En conséquence, la relation qu’entretiennent les requérants, un couple homosexuel cohabitant de fait de manière stable, relève de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation.
95.  La Cour conclut donc que les faits de la cause entrent dans le champ d’application de la notion de « vie privée » ainsi que de celle de « vie familiale » au sens de l’article 8. Partant, l’article 14 combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer.
b)  Observation de l’article 14 combiné avec l’article 8
96.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à -dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).
97.  D’une part, la Cour a maintes fois dit que, comme les différences fondées sur le sexe, les différences fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des raisons particulièrement graves (Karner, précité, § 37, L. et V. c. Autriche, précité, § 45, et Smith et Grady, précité, § 90). D’autre part, la marge d’appréciation accordée à l’Etat au titre de la Convention est d’ordinaire ample lorsqu’il s’agit de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006-VI).
98.  L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, le domaine et le contexte ; la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard (Petrovic, précité, § 38).
99.  Bien que les parties ne se soient pas expressément prononcées sur le point de savoir si les requérants se trouvaient dans une situation comparable aux couples hétérosexuels, la Cour se fonde sur la prémisse selon laquelle les couples homosexuels sont, tout comme les couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables. Les requérants se trouvent donc dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et de protection de leur relation.
100.  Les requérants soutiennent qu’ils subissent une discrimination en tant que couple homosexuel, premièrement parce qu’ils n’ont toujours pas accès au mariage et, deuxièmement, parce qu’ils ne disposaient d’aucun autre moyen juridique de faire reconnaître leur relation jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat enregistré.
101.  Pour autant que les requérants semblent faire valoir que le droit au mariage homosexuel peut se déduire de l’article 14 combiné avec l’article 8 à défaut d’être inclus dans l’article 12, la Cour marque son désaccord avec cette thèse. Elle rappelle que la Convention forme un tout, de sorte qu’il y a lieu de lire ses articles en harmonie les uns avec les autres (Johnston et autres, précité, § 57). Eu égard à sa conclusion ci-dessus, à savoir que l’article 12 n’impose pas aux Etats contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels, l’article 14 combiné avec l’article 8, dont le but et la portée sont plus généraux, ne sauraient être compris comme imposant une telle obligation.
102.  Pour en venir à la seconde branche du grief des requérants, à savoir l’absence d’autre forme de reconnaissance juridique, la Cour note qu’à l’époque où les requérants ont introduit leur requête ils ne disposaient d’aucune possibilité de faire reconnaître leur relation en droit autrichien. Cette situation a perduré jusqu’au 1er janvier 2010, date à laquelle est entrée en vigueur la loi sur le partenariat enregistré.
103.  La Cour rappelle à cet égard que, dans une affaire tirant son origine d’une requête individuelle, il lui faut se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas concret dont on l’a saisie (F. c. Suisse, précité, § 31). Sachant que les requérants peuvent désormais conclure un partenariat enregistré, la Cour n’a pas à rechercher si l’absence de reconnaissance juridique des couples homosexuels aurait emporté violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 si telle était encore la situation.
104.  La question qui reste à trancher en l’occurrence est celle de savoir si l’Etat défendeur aurait dû fournir aux requérants un autre mode de reconnaissance juridique de leur relation plus tôt qu’il ne l’a fait.
105.  Force est pour la Cour de constater que se fait jour un consensus européen tendant à la reconnaissance juridique des couples homosexuels et que cette évolution s’est en outre produite avec rapidité au cours de la décennie écoulée. Néanmoins, les Etats qui offrent une reconnaissance juridique aux couples homosexuels ne constituent pas encore la majorité. Le domaine en cause doit donc toujours être considéré comme un secteur où les droits évoluent, sans consensus établi, et où les Etats doivent aussi bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives (Courten, décision précitée, et M.W. c. Royaume-Uni (déc.), no 11313/02, 23 juin 2009, ces deux décisions se rapportant à l’introduction de la loi sur le partenariat civil au Royaume-Uni).
106.  La loi autrichienne sur le partenariat enregistré, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2010, reflète l’évolution décrite ci-dessus et s’inscrit ainsi dans le cadre du consensus européen qui est en train d’apparaître. Même s’il n’est pas à l’avant-garde, le législateur autrichien ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir créé plus tôt la loi sur le partenariat enregistré (voir, mutatis mutandis, Petrovic, précité, § 41).
107.  Enfin, la Cour entend se pencher sur l’argument des requérants selon lequel ils subissent encore une discrimination en tant que couple homosexuel à raison des différences existant entre, d’une part, le statut conféré par le mariage et, d’autre part, celui découlant du partenariat enregistré.
108.  La Cour part de ses constats précédents, à savoir que les Etats demeurent libres, tant au regard de l’article 12 qu’au titre de l’article 14 combiné avec l’article 8, de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels. Néanmoins, les requérants paraissent soutenir que, si un Etat décide d’offrir aux couples homosexuels un autre mode de reconnaissance juridique, il est obligé de leur conférer un statut qui, même s’il porte un nom différent, correspond à tous égards au mariage. La Cour n’est pas convaincue par cet argument. Elle pense au contraire que les Etats bénéficient d’une certaine marge d’appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré par les autres modes de reconnaissance juridique.
109.  La Cour observe que la loi sur le partenariat enregistré donne aux requérants la possibilité d’obtenir un statut juridique équivalent ou similaire au mariage à de nombreux égards (paragraphes 18-23 ci-dessus). Les différences s’agissant des conséquences matérielles sont minimes tandis que celles qui subsistent quant aux droits parentaux sont importantes. Toutefois, cela correspond dans l’ensemble à la tendance observée dans d’autres Etats membres (paragraphes 32-33 ci-dessus). De plus, la Cour n’a pas à se prononcer en l’espèce sur chacune de ces différences de manière détaillée. Par exemple, les requérants n’ayant pas allégué qu’ils étaient directement touchés par les restrictions en matière d’insémination artificielle ou d’adoption, rechercher si ces différences sont justifiées déborderait du cadre de la présente requête. Dans l’ensemble, la Cour ne discerne nul signe indiquant que l’Etat défendeur aurait outrepassé sa marge d’appréciation dans le choix qu’il a fait des droits et obligations conférés par le partenariat enregistré.
110.  Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
111.  Les requérants se plaignent d’être désavantagés par rapport aux couples mariés dans la sphère financière, notamment dans le domaine du droit fiscal. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Recevabilité
112.  Dans ses observations écrites, le Gouvernement a fait valoir qu’il fallait déclarer irrecevable faute d’épuisement des voies de recours internes le grief des requérants relatif à une éventuelle discrimination dans le domaine financier. Il n’a toutefois pas explicitement repris cet argument dans ses observations orales devant la Cour.
113.  La Cour note que les requérants ont évoqué dans leur recours devant la Cour constitutionnelle la question de la discrimination dans le domaine financier, et en particulier fiscal, afin d’illustrer leur grief principal, à savoir qu’ils faisaient l’objet d’une discrimination en tant que couple homosexuel en ce qu’ils n’avaient pas accès au mariage.
114.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour n’est pas appelée à résoudre la question de savoir si les requérants ont ou non épuisé les voies de recours internes. Elle se borne à observer que, dans leur requête, les requérants n’ont donné aucun détail au sujet de la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1. Elle en conclut que ce grief n’est étayé par aucun élément.
115.  Dès lors, ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Rejette, à l’unanimité, la demande du Gouvernement visant à rayer la requête du rôle de la Cour ;
Â
2.  Déclare, par six voix contre une, recevable le grief tiré par les requérants de l’article 12 de la Convention ;
Â
3.  Déclare, à l’unanimité, recevable le grief tiré par les requérants de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;
Â
4.  Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour le surplus ;
Â
5.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 12 de la Convention ;
Â
6.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 24 juin 2010, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
             André Wampach             Christos Rozakis
             Greffier adjoint             Président
Â
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion dissidente commune aux juges Rozakis, Spielmann et Jebens ;
–  opinion concordante du juge Malinverni, à laquelle se rallie le juge Kovler.
C.L.R.
A.M.W.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGE ROZAKIS, SPIELMANN ET JEBENS
(Traduction)
1.  Nous avons voté contre le point 6 du dispositif de l’arrêt. En effet, nous ne pouvons nous rallier à l’avis de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, et ce pour les raisons ci-dessous.
2.  Dans cette affaire très importante, la Cour, après avoir attentivement examiné les précédents, a fait franchir à sa jurisprudence un pas majeur en élargissant la notion de « vie familiale » aux couples homosexuels. S’appuyant notamment sur l’évolution du droit européen (voir la directive 2003/86/CE du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial et la directive 2004/38/CE du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres), la Cour a constaté au paragraphe 93 de l’arrêt l’existence d’« une tendance croissante à englober les couples homosexuels dans la notion de « famille ».
3.  La Cour a affirmé cela solennellement au paragraphe 94 de l’arrêt :
« Eu égard à cette évolution, la Cour considère qu’il est artificiel de continuer à considérer que, au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » aux fins de l’article 8. En conséquence, la relation qu’entretiennent les requérants, un couple homosexuel cohabitant de fait de manière stable, relève de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation. »
4.  L’absence de tout cadre juridique avant l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat enregistré (« la loi ») soulève un grave problème. Nous relevons à cet égard une contradiction dans le raisonnement de la Cour. En effet, ayant dit au paragraphe 94 que « la relation qu’entretiennent les requérants (...) relève de la notion de « vie familiale », la Cour aurait dû en tirer des conclusions. Or en concluant à la non-violation, elle a en même temps avalisé le vide juridique en jeu sans imposer à l’Etat défendeur l’obligation positive de prévoir un cadre satisfaisait qui offre aux requérants, au moins dans une certaine mesure, la protection dont toute famille doit bénéficier.
5.  Au paragraphe 99, la Cour a aussi décidé d’office que :
« les couples homosexuels sont, tout comme les couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables [et que les] requérants se trouvent donc dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et de protection de leur relation. »
6.  Les requérants se plaignent non seulement de faire l’objet d’une discrimination en ce qu’on leur a refusé le droit de se marier mais aussi – et cela est important – de ne pas avoir eu d’autre possibilité de faire reconnaître juridiquement leur relation avant l’adoption de la loi.
7.  Nous ne souhaitons pas nous étendre sur l’effet de cette loi, qui n’est entrée en vigueur qu’en 2010, ni en particulier sur la question de savoir si les caractéristiques de celle-ci, mentionnées par la Cour aux paragraphes 18 à 23 de l’arrêt, sont conformes à l’article 14 combiné avec l’article 8 puisque, à notre avis, il y a en tout état de cause eu violation de ces deux dispositions combinées avant l’entrée en vigueur de la loi.
8.  Ayant constaté l’existence d’une « situation comparable » (paragraphe 99 de l’arrêt) et souligné que « les différences fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des raisons particulièrement graves » (paragraphe 97 de l’arrêt), la Cour aurait dû conclure à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 au motif que le gouvernement défendeur n’a avancé aucun argument pour justifier la différence de traitement en cause mais s’est contentée d’invoquer principalement sa marge d’appréciation (paragraphe 80 de l’arrêt). Or en l’absence de solides raisons avancées par le gouvernement défendeur pour justifier la différence de traitement, il n’y a pas lieu de faire jouer la marge d’appréciation. En conséquence, « la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants » (paragraphe 98 de l’arrêt) est un facteur dénué de pertinence car il ne doit entrer en jeu que de manière secondaire en vue de l’application de la notion de marge d’appréciation. En effet, ce n’est que lorsque les autorités nationales fournissent des justifications que la Cour peut se déclarer convaincue, en tenant compte de la présence ou de l’absence d’un dénominateur commun, que celles-ci sont mieux placées qu’elle-même pour traiter efficacement la question.
9.  Il est aujourd’hui largement reconnu et admis par la société que les couples homosexuels nouent des relations stables. L’absence de tout cadre juridique leur offrant, au moins dans une certaine mesure, les mêmes droits et avantages que ceux qui accompagnent le mariage (paragraphe 4 ci-dessus) doit être justifiée par des raisons solides, surtout si l’on tient compte de la tendance croissante en Europe à prévoir des moyens permettant de bénéficier de tels droits et avantages.
10.  Voilà pourquoi, selon nous, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE MALINVERNI,
À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE KOVLER
J’ai voté avec mes collègues en faveur de la non-violation de l’article 12 de la Convention. Toutefois, je ne saurais me rallier à certains arguments que contient l’arrêt pour parvenir à cette conclusion.
1.  Ainsi, je ne peux pas souscrire à l’affirmation selon laquelle « pris isolément, le texte de l’article 12 peut s’interpréter comme n’excluant pas le mariage entre deux hommes ou entre deux femmes » (paragraphe 55 de l’arrêt).
Aux termes de l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (« la Convention de Vienne »), qui établit la règle générale d’interprétation des traités internationaux, « [u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ».
Selon moi, le « sens ordinaire à attribuer aux termes du traité » dans le cas de l’article 12 ne peut être que celui qui reconnaît à un homme et à une femme, c’est-à -dire à des personnes de sexe opposé, le droit de se marier. Telle est également la conclusion à laquelle je parviens lorsque je lis l’article 12 « à la lumière de son objet est de son but ». L’article 12 associe en effet le droit de se marier à celui de fonder une famille.
L’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne dispose que, en même temps que du contexte, il convient de tenir compte « [d]e toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ».
Je ne pense pas que l’on puisse invoquer cette disposition de la Convention de Vienne pour parvenir à la conclusion qui figure au paragraphe 55 de l’arrêt. Le fait que quelques Etats, au nombre de six à l’heure actuelle, prévoient la possibilité, pour des couples homosexuels, de se marier, ne saurait à mes yeux être regardé comme une « pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité », au sens de cette disposition.
L’interprétation littérale, qui représente, selon la Convention de Vienne, la « règle générale d’interprétation », exclut donc que l’article 12 puisse être interprété comme conférant le droit de se marier à des personnes de même sexe.
Je parviens à la même conclusion si j’interprète l’article 12 en ayant recours à d’autres règles d’interprétation, qui ne sont toutefois, comme le rappelle opportunément le titre de l’article 32 de la Convention de Vienne, que des moyens complémentaires d’interprétation, l’interprétation littérale demeurant la règle générale d’interprétation (article 31de la Convention de Vienne).
Selon l’article 32 de la Convention de Vienne, il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment en vue « de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 : a)  laisse le sens ambigu ou obscur ; ou b)  conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable ».
Compte tenu du fait que les moyens complémentaires d’interprétation sont notamment, selon l’article 32 de la Convention de Vienne, les « travaux préparatoires et [les] circonstances dans lesquelles le traité a été conclu », je suis d’avis que l’interprétation dite historique à laquelle se réfère l’article 32 de la Convention de Vienne ne peut que « confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31 » (article 32 de la Convention de Vienne).
Il ne fait donc aucun doute à mes yeux que l’article 12 ne peut être interprété que comme s’appliquant exclusivement à des personnes de sexe opposé.
Certes, la Convention est un instrument vivant à interpréter de manière « contemporaine », à la lumière des conditions qui prévalent aujourd’hui (E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 92, 22 janvier 2008, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, §§ 74-75, CEDH 2002-VI). Il est également vrai que, depuis l’adoption de la Convention, l’institution du mariage a été profondément bouleversée par l’évolution de la société (Christine Goodwin, précité, § 100). Cependant, comme l’a affirmé la Cour dans l’affaire Johnston et autres c. Irlande (18 décembre 1986, § 53, série A no 112), la Convention doit s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui « mais la Cour ne saurait en dégager, au moyen d’une interprétation évolutive, un droit qui n’y a pas été inséré au départ ».
2.  Je ne saurais non plus me rallier à l’affirmation suivante :
« [P]renant en compte l’article 9 de la Charte, la Cour ne considère plus que le droit de se marier consacré par l’article 12 de la Convention doive en toutes circonstances se limiter au mariage entre deux personnes de sexe opposé. C’est pourquoi on ne saurait dire que l’article 12 ne s’applique pas au grief des requérants. » (paragraphe 61 de l’arrêt)
Pour moi l’article 12 est au contraire inapplicable à des personnes appartenant au même sexe.
Certes, en garantissant le droit au mariage, l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte ») a, de manière délibérée, omis toute référence à l’homme et à la femme, puisqu’il dispose que « [l]e droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ».
A mon avis, l’on ne saurait toutefois en tirer une conclusion quelconque pour l’interprétation de l’article 12 de la Convention.
Le commentaire de la Charte confirme d’ailleurs que les auteurs de l’article 9 ont voulu conférer à cette disposition une portée plus large que celle qu’ont les articles correspondants d’autres traités internationaux. Il convient toutefois de ne pas perdre de vue que l’article 9 de la Charte garantit le droit de se marier et de fonder une famille « selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ».
En se référant ainsi à la législation pertinente des Etats, l’article 9 de la Charte laisse simplement aux Etats la liberté de décider s’ils veulent reconnaître aux couples homosexuels le droit de se marier. Mais comme le dit fort opportunément le commentaire :
« [R]ien ne s’oppose à la reconnaissance des relations entre personnes de même sexe dans le cadre du mariage. Cependant, cette disposition n’exige pas non plus explicitement que les lois nationales facilitent ce type de mariage. »
De mon point de vue, l’article 9 de la Charte ne saurait donc en aucune manière influer sur l’interprétation de l’article 12 de la Convention selon laquelle cette disposition ne confère un droit de se marier qu’à des personnes de sexe opposé.
Il est vrai que la Cour s’est déjà référée à l’article 9 de la Charte dans son arrêt Christine Goodwin (précité, § 100). Mais, dans cette affaire, la Cour a examiné si le fait que le droit national retienne, aux fins de la possibilité de se marier, le sexe enregistré à la naissance, et non pas celui nouvellement acquis après une opération de conversion sexuelle, constituait en l’espèce une limitation portant atteinte à la substance même du droit de se marier. Après son opération, la requérante menait en effet une vie de femme et souhaitait épouser un homme. Cette affaire ne concernait donc pas un mariage entre personnes de même sexe.