Décidément, l’obligation de sécurité et de résultat prend de l’ampleur dans le paysage de l’entreprise… Et une épée de Damoclès est suspendue au dessus de la tête des employeurs qui envisagent une réorganisation de leur entreprise sans vérifier que celle-ci ne nuit pas à la santé et à la sécurité des salariés. Infraction aux règles d’hygiène et de sécurité ou non, le juge peut, en amont, suspendre la réorganisation. C’est ce qu’il ressort d’un arrêt remarqué du 5 mars 2008 rendu par la chambre sociale de la cour de cassation.
L’affaire :
Au sein d’un entreprise de production de pièces de moteurs d’avions, l’employeur envisageant de mettre en place une nouvelle organisation du service de maintenance et de surveillance dans un « centre énergie » chargé de distribuer en permanence de l’énergie et les fluides nécessaires à l’activité de l’entreprise, a consulté le comité d’hygiène et de sécurité ainsi que le comité d’établissement sur cette réorganisation. L’un comme l’autre ont exprimé, après avis d’un expert, leur opposition à ce projet.
L’avis de ces deux institutions ne liant pas l’employeur, ce dernier a informé trois mois plus tard le personnel de l’application de la nouvelle organisation du travail par le biais d’une note de service.
Estimant que la réorganisation compromettait la santé et la sécurité de l’entreprise Snecma, le syndicat CGT Snecma Gennevilliers avait saisi le tribunal de grande instance afin d’obtenir l’annulation de ladite note et qu’il soit fait défense à l’employeur de mettre en application les dispositifs qu’elle prévoyait. Cette juridiction, constatant que le projet de réorganisation mis en œuvre par la note n’était pas conforme avec les dispositions du code du travail (L.230-2 et L120-2) a ordonné la suspension de la réorganisation et a renvoyé les parties à « définir les modalités de la réorganisation décidée dans le cadre du dialogue social ».
Dans une décision du 14 septembre 2006, la cour d’appel de Versailles , relevant notamment que « la nouvelle organisation réduisait le nombre de salariés assurant le service de jour et entraînait l’isolement du technicien chargé d’assurer seul la surveillance et la maintenance de jour, en début de service et en fin de journée, ainsi que pendant la période estivale et à l’occasion des interventions, cet isolement augmentant les risques liés au travail et que le dispositif d’assistance était insuffisant pour garantir la sécurité des salariés » a confirmé le jugement du tribunal et ainsi ordonné l’annulation et la suspension de la réorganisation.
C’est donc dans ses conditions que le chef d’entreprise a formé un pourvoi en cassation.
A travers une formule usuelle, la haute juridiction rappelle que « l’employeur est tenu à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité et de résultat qui lui impose de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs » et ajoute « qu’il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet la santé et la sécurité des salariés ».
1-La logique de la décision
Obligation légale et réglementaire, inspirée de la directive 89/391/CEE du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, l’obligation de sécurité de l’employeur est devenue, au fil des années, tentaculaire.
On se souvient des fameux arrêts « amiante » du 28 février 2002 dans lesquelles la cour a considéré que l’employeur est redevable d’une obligation de sécurité et de résultat et que le manquement à cette obligation constitue une faute inexcusable dès lors que ce dernier « avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ».
Ces arrêts ont été le début d’une longue évolution et on note notamment l’apparition de cette obligation en matière d’accidents du travail (Cass. soc, 31 octobre 2002 n°00-18.359, 24 juin 2005 n°03-30.038), de harcèlement moral (Cass. soc, 21 juin 2006 n°05-43.914 ; Cass. civ 2eme, 22 février 2007), de protection des travailleurs contre le tabagisme dans l’entreprise (Cass. Soc, 29 juin 2005 ,n° 03-44.412 ; 8 novembre 2007 n°06-15.873) ou encore en matière de visite médicale d’entreprise (Cass. soc, 9 janvier 2008, n°06-46.043) et aujourd’hui en matière de réorganisation.
La décision rendue le 5 mars dernier confirme donc la volonté de la cour de cassation de faire peser sur l’employeur une véritable obligation de sécurité et de résultat.
On ne peut, dans un premier temps, que féliciter la Cour d’avoir suivi, en partie, l’analyse de la cour d’appel de Versailles. Quoi de plus logique que de suspendre une réorganisation lorsque celle-ci met en péril la santé et la sécurité des salariés. A notre sens, la décision de la cour se veut, avant tout, préventive.
La logique de la décision trouve notamment sa source dans le fondement de la décision, et particulièrement dans l’article L230-2 du code du travail. En effet, s’il incombe au chef d’établissement de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé de ses salariés, cette obligation a pour corollaire l’interdiction de prendre des mesures menaçant la santé et la sécurité des salariés. Qui dit « obligation » dit a fortiori « interdiction ».
Et force est de constater que la réorganisation décidée pour l’employeur ne respectait pas ladite obligation.
Le syndicat aurait d’ailleurs pu évoquer la mise en danger d’autrui : le tribunal de grande instance ayant été saisi en la forme de référés, les dangers auxquels étaient exposés les salariés de la société Snecma étaient certainement imminents , et l’employeur en ne prenant pas les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de ses travailleurs est susceptible de tomber sous le coup de l’article 223-1 du code pénal ( en ce sens, voir CA de Douai, 6 mars 2008, Alstom Power Boilers).
Toutefois, il est intéressant d’observer que l’obligation de sécurité et de résultat passe de l’individuel au collectif. C’est, en effet, la première fois que la cour de cassation applique le principe issu de l’ article L. 230-2 du code du travail à la gestion collective d’entreprise.
2- Le pouvoir des juges du fond de bloquer une décision patronale en matière d’organisation de travail…
Il semble loin le temps où la cour de cassation affirmait « qu’il n’appartenait pas au juge d’apprécier le choix opéré par l’employeur entre les différentes solutions de réorganisations possibles ». L’arrêt SAT rendu le 8 décembre 2000 en Assemblée plénière(n°97-44.219) a t-il largué les amarres ?
Depuis plus de quarante ans, la jurisprudence nous réaffirme que les juges ne peuvent substituer leur propre appréciation à celle de l’employeur en matière d’organisation de l’entreprise et de travail.
La cour de cassation a toujours refusé de s’immiscer dans le pouvoir de gestion de l’employeur. (Cass.soc,31 mai 1956 ; Cass. soc., 3 octobre 2001). C’était justement l’un des arguments du pourvoi dans la présente décision. En ordonnant la suspension de la réorganisation, les juges se sont immiscés dans le pouvoir de direction de l’employeur.
Peut-on leur reprocher cette immixtion ? Evidemment, non. Car si le juge ne peut remettre en cause en cause la nouvelle organisation de travail décidée par l’employeur, c’est à condition que celle–ci ne menace pas la santé et/ou la sécurité des travailleurs.
En l’espèce, si les juges se sont ingérés dans le pouvoir de gestion du chef d’entreprise, c’est aux fins de prévenir un danger et de protéger la santé et la sécurité des salariés.
Néanmoins, aucun texte ne permet aux juges de substituer leur appréciation à celle de l’employeur.
C’est pourquoi il est fort intéressant de noter que pour justifier leur immixtion, les juges prennent une nouvelle fois appui sur l’article L120-2 du code du travail.
Par conséquent, les restrictions apportées par les juges ne portent nullement atteinte la liberté d’entreprendre comme le prétendait le pourvoi, et son totalement justifiées et proportionnées au but recherché : protéger la santé et la sécurité des travailleurs.
3- …mais pas d’obliger l’employeur à négocier sur l’organisation du travail
Non. L’arrêt SAT n’a pas pris le large, bien qu’on aurait pu le penser au vu des commentaires susvisés, la décision du 5 mars 2008 vient faire la leçon aux juges du fond en leur rappelant que « le tribunal n’avait pas le pouvoir d’imposer à l’employeur de négocier les modalités du travail dans le centre énergie ni de subordonner l’exercice de son pouvoir de direction à l’accord des institutions représentatives du personnel ».
Pour la haute juridiction, la cour d’appel a porté atteinte à la liberté d’entreprendre en confirmant le jugement du tribunal de grande instance. Le chef d’entreprise est bel et bien maître de son affaire et les juges ne peuvent lui imposer de négocier une nouvelle organisation du travail.
On se souvient, que dans le même ordre d’idée, et au visa du « principe de la liberté d’entreprendre », la Chambre sociale a rappelé que les juges du fond ne pouvaient imposer à la société un emplacement précis pour installer les pointeuses, cela portant atteinte au pouvoir de direction de l’employeur.(Cass.soc, 13 juillet 2004, n°02-15.142). La cour de cassation reste donc fidèle à cette jurisprudence.
Ainsi, bien que les Hauts magistrat opèrent un rappel à l’ordre sur la séparation entre les pouvoirs du juges et ceux de l’employeur, force est de reconnaître que la solution de la cour innove en permettant aux juges de suspendre une réorganisation compromettant la santé et la sécurité des salariés.
Finalement, l’arrêt SAT s’est arrêté à mi–chemin… L’employeur n’est plus seul maître dans la gestion de son entreprise, le juge peut venir pointer le bout de son nez.
Sabrina KEMEL