Maitre Kouceila ZERGUINE

Avocat agréé à la Cour Suprême & Conseil d'Etat

Entretien avec Maitre Kouceila ZERGUINE, sur le phénomène de EL HARGA (Migrantion) Journal ELWATAN

Publié le 24/08/2019 Vu 1 104 fois 0
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“Le phénomène de la ‘‘harga’’ est le signe d’un désespoir de tout un peuple, et de la rupture de ce dernier avec le pouvoir algérien dans sa globalité”

“Le phénomène de la ‘‘harga’’ est le signe d’un désespoir de tout un peuple, et de la rupture d

Entretien avec Maitre Kouceila ZERGUINE, sur le phénomène de EL HARGA (Migrantion)                                                                         Journal ELWATAN

 

L’Algérie connaît, depuis quelques mois, une nouvelle vague de harraga. Plusieurs vidéos circulant sur les réseaux sociaux montrent des jeunes femmes et des familles entières dans des barques de fortune en direction de l’Europe. Certains considèrent ce phénomène comme nouveau en Algérie, où la harga était réservée aux hommes. L’est-il vraiment, selon vous ?

 

 

Au contraire. Le phénomène de la harga même pour les femmes et les familles a toujours existé, et ce, depuis son avènement dans les années 2000. Il n’y a rien de nouveau.

La seule différence qu’il y a aujourd’hui est qu’on arrive à constater l’ampleur du phénomène et à voir cette pénible réalité et en temps réel grâce à la démocratisation des moyens technologiques comme les smartphones et les réseaux sociaux, ce qui n’est pas repris par les médias conventionnels. Nous avons enregistré depuis l’explosion du phénomène de la harga en 2005 toutes les catégories sociales confondues : hommes, femmes, mineurs accompagnés et non accompagnés, voire même des nourrissons ayant effectué la traversée de la Méditerranée dans les bras de leurs parents.

 

Il y a aussi des personnes âgées, comme cela a été le cas en 2009 pour le «doyen» des harraga, âgé de 70 ans. En 2005, des familles entières ont quitté les côtes algériennes depuis Sidi Salem à Annaba vers l’Europe. Plusieurs embarcations de mineurs de moins de 16 ans avaient été enregistrées durant cette période aussi. En 2011, des médecins, des infirmiers et des policiers ont pris le large à partir des plages de Skikda. Donc, le phénomène migratoire n’a jamais cessé, même après son incrimination avec la loi 01-09 relative à l’émigration qualifiée d’«illégale». Il n’y a pas un jour où des harraga ne sont pas déférés devant les tribunaux.

 

Quand la presse nationale évoque le cas de cinq ou dix embarcations, cela veut dire qu’il faut multiplier ce chiffre par dix ou à vingt, puisque la réalité dépasse largement les chiffres repris par la presse. Cela dit, pour ce qui concerne les migrants et réfugiés subsahariens, la loi 08-11 relative à l’entrée et le séjour et le déplacement dans le territoire national a bel et bien montré ses limites.

 

 

– Pourquoi, selon vous, la loi 01-09 relative à l’incrimination de l’émigration n’a pas été aussi dissuasive pour convaincre les Algériens de ne plus recourir à la harga ?

 

 

Le phénomène s’amplifie. Ce ne sont pas les lois qui vont l’absorber. Au contraire. Il faut répondre à l’origine du problème qui dépend de plusieurs facteurs d’ordre politique, économique et culturel. Quand vous entendez un harrag dire : «Bouteflika, je vous lègue l’Algérie. Bouffez-là si vous voulez», cela s’explique politiquement.

 

Quand vous vivez dans un pays où les libertés individuelles et collectives ne sont pas consacrées, c’est un problème. Le peuple veut vivre. Il voit ce qui se passe ailleurs. La moitié des harraga sont fonctionnaires en Algérie. Le mode de vie en Algérie est derrière le malaise national. Economiquement, la plupart des harraga vivent bien ici.

 

Donc, les gens qui partent n’ont pas pour idée de s’enrichir ou de trouver du travail, ce n’est pas de la migration économique, mais ils le font dans le but de vivre dans un pays libre et où il peuvent jouir de la liberté qu’ils n’ont pas trouvé chez eux. Une femme veut aussi vivre seule sans que personne ne la dérange ou que la société ne la condamne. De plus, ce malaise national dont je parle s’inscrit aussi dans un contexte international qui est l’écart entre le Sud et le Nord.

 

Nous avons nos problèmes nationaux, mais également internationaux, notamment l’entrave au droit international de la liberté de circulation. Dans un rapport publié par une ONG internationale sur le système des visas, nous avons constaté que 3 personnes sur 5 ont déjà demandé un visa plus de trois fois et qu’il leur a été refusé sans raison valable à leurs yeux.

 

Cela veut dire qu’au départ elles ont choisi la voie conventionnelle, mais elles ont fini par opter pour des voies irrégulières après avoir vu leur demande de visa refusée par les différents consulats des pays du Nord. Même les harraga ont changé de stratégie depuis le renforcement des dispositifs sécuritaires en mer. Aujourd’hui, ils partent en groupe avec 20 embarcations par exemple. Ainsi, si la marine arrive à en retenir une partie, l’autre va réussir à continuer son voyage.

 

 

– Existe-t-il des chiffres pour mesurer réellement l’ampleur du phénomène en Algérie ?

 

 

Il ne peut pas y avoir de chiffres précis, car depuis le début de ce phénomène en Algérie, l’Etat n’a jamais installé d’instance ou de commission dédiée à ce sujet. Il devait y en avoir normalement. Le phénomène des harraga n’intéresse vraisemblablement pas les pouvoirs publics, qui dans leur discours officiel ne font référence qu’à la stabilité du pays, la prospérité et le bien-être des Algériens.

 

Or, ce phénomène est le signe d’un malaise national dans la société, d’un désespoir de tout un peuple et de la rupture de ce dernier avec le pouvoir algérien dans sa globalité. En Tunisie, même si ce n’est pas un modèle en la matière, l’Etat a installé une commission qui se charge du dossier des disparus entre l’Italie et la Tunisie. Mais ils n’ont jamais pris en compte les Tunisiens, eux-mêmes, qui sont victimes des disparitions forcées.

 

Car là-bas, il y a eu un changement dans le régime et non un changement de régime. Les mêmes responsables qui jadis géraient ce dossier sont encore au pouvoir. Le dossier des disparitions forcées des migrants et encore un sujet qui fâche. De plus, dans les chiffres officiels que communique l’Etat, ce dernier ne prend en compte que le nombre des personnes déférées devant la justice.

 

  Il ne prend pas en compte les personnes disparues en mer dans des circonstances méconnues, le nombre des harraga victimes des disparitions forcées et on ne prend pas en compte aussi les harraga qui ne sont pas arrêtés dans leur parcours migratoire ou qui sont arrivés à leur destination. Donc, le phénomène migratoire n’a jamais cessé, et les lois qui ont été élaborées n’ont pu arrêter le phénomène. Il a toujours existé et il existera toujours.

 

 

 

– Vous allez prendre part, dans quelques jours, à la 8e édition du Forum mondial des migrants prévu du 1er au 3 novembre au Mexique. Quel est l’objectif de votre participation ? Le dossier des migrants algériens vers l’Europe sera-t-il évoqué ? Et qu’en est-il de celui migrants subsahariens qui passent par l’Algérie ?

 

 

Depuis ces dix dernières années, le travail selon une approche régionale voire même internationale est un choix qui s’impose dans la mesure où le phénomène migratoire est nourri entres autres par des facteurs externes dus principalement à la politique migratoire imposée par les payés du Nord. Notre participation vient comme la suite à une collaboration de plusieurs années entre les différentes ONG de défense des droits de migrants, voire même avec le mouvement «Mésaméricano» ou le mouvement des mères des migrants disparus en Amérique latine.

 

Si les lieux sont différents et lointains, il n’en est pas de même pour les conséquences. Notre objectif après avoir uni nos efforts est de faire entendre la voix de quelques milliers de parents de harraga qui restent jusqu’à aujourd’hui sans nouvelles de leurs enfants, et ce, depuis plus d’une décennie. Ce sont des parents épuisés par les années qui passent sans qu’ils puissent entrevoir une issue à un drame qui n’a que trop duré.

 

La rencontre avec le mouvement Mésaméricano, indépendamment de sa valeur symbolique, celle de l’union et la solidarité, est une opportunité pour s’entraider et échanger les bonnes expériences dans des process stratégiques que nous envisageons à entreprendre ensemble devant les instances internationales, et ceci afin de faire éclater la vérité et la justice sur le sort de quelques milliers de migrants disparus, ou victimes de disparition forcée dans les parcours migratoires.

 

 

– Vous parlez d’un nouveau concept dans ce dossier, qui est celui des migrants victimes de disparition forcée ? Pouvez-vous nous l’expliquer et nous dire où vous en êtes avec le dossier des migrants algériens détenus en Tunisie ?

 

 

Nous n’avons cessé, depuis 2007, de tirer la sonnette d’alarme sur le fait que dans le phénomène migratoire, il existe bien des violations graves des droits humains et imprescriptibles, telle que les disparitions forcées et le trafic des êtres humains. Plus de cent cas de harraga algériens ont été victimes de disparition forcée sur le territoire tunisien entre 2007 et 2008.

 

Ces derniers, lors de leur traversée de la Méditerranée en direction de la Sardaigne en Italie, ont traversé les eaux tunisiennes, où les gardes-côtes de la marine tunisienne les guettaient du côté de l’île tunisienne de La Galite (gouvernorat de Bizerte) et étaient considérés comme susceptibles d’être des terroristes.

 

Mais le problème qui subsiste est qu’au lieu de les déférer devant un tribunal, l’Etat tunisien les a mis dans les sous-sol du ministère de l’Intérieur tunisien et également dans des établissements pénitentiaires qui ne sont pas déclarés. Nous avons des témoignages vidéo de gens qui sont allés dans ces prisons où on leur a dit que leurs enfants y étaient. Les gardiens de prison ignorent que ces prisonniers sont détenus illégalement. Et les parents algériens n’ont jamais pu avoir le permis de visite pour revoir leurs enfants en prison.

 

Nous qualifions ces faits comme étant des disparitions forcées dans la mesure où les agents de l’Etat tunisien ont procédé à leur arrestation, d’où leur devenir demeure continuellement inconnu depuis. Au regard de la convention internationale contre les disparitions forcées, est considérée comme victime toute personne qui se trouve en dehors de la protection juridique, ce qui est assurément le cas pour les harraga algériens.

 

Toutes nos demandes d’ouverture d’enquêtes déposées auprès des instances judiciaires algériennes, voire même tunisiennes ont été classées sans suite entre 2009 et 2010. Nous avons alors déposé de nouveau des plaintes après la chute du Ben Ali, où on accuse, preuves à l’appui bien sûr, de hauts responsables tunisiens. Malheureusement, toutes ces plaintes se trouvent depuis 2015 au niveau du ministère de la Justice et aucune suite n’a été donnée depuis.

 

 

– Vous dites que vous avez déposé plusieurs plaintes contre l’Etat tunisien auprès de l’ONU. Où en êtes-vous dans cette affaire ?

 

 

Justement, ceci nous a contraint de porter le dossier devant les instances internationales, plus exactement des plaintes auprès du Groupe de travail contre les disparitions forcées ou involontaires de l’ONU (GTDFI). En date du 22/06/2017, ledit Groupe a considéré dans cette lettre adressée au gouvernement tunisien, après avoir examiné les plaintes, qu’il s’agit  effectivement de cas de disparitions forcées. Il a demandé par la même occasion à l’Etat tunisien d’ouvrir, sans plus tarder, des enquêtes appropriées pour élucider le sort des harraga et les lieux où ils se trouvent pour assurer leurs droits.

 

Cela a été fait en date du 09/06/2017, et en remettant également aux gouvernements algérien et italien, voire même l’agence Frontex et Interpol une copie. Dans sa correspondance datée du 06/06/2018, le Groupe de travail contre les disparitions forcées a même considéré la réponse du gouvernement tunisien d’insuffisante pour déterminer le sort des harraga. Il a réitéré par la même occasion que lesdits cas de harraga resteront sous son contrôle.

 

Si aucune évolution positive n’est enregistrée, nous comptons également déposer 110 autres plaintes l’année prochaine auprès du même Groupe de travail et porter l’affaire devant le comité des droits de l’homme de l’ONU. Par ailleurs, une rencontre avec les parlementaires européens a été tenue l’année passée et une autre est programmée pour la fin du mois novembre à Bruxelles, ceci pour discuter de l’évolution de ce dossier, ainsi que les démarches à entreprendre dans un proche avenir. 

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