La résidence principale de l’entrepreneur individuel est un bien insaisissable de plein droit, sauf pour les créanciers dont les droits sont nés avant l’entrée en vigueur de la loi du 6 août 2015 ou dont la créance ne provient pas de l’activité professionnelle du débiteur. Cette insaisissabilité a pour effet de soustraire le bien à l’emprise de la procédure collective ouverte à l’encontre de l’entrepreneur. Mais qu’advient-il de ce bien après la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif ? Le créancier auquel l’insaisissabilité est inopposable peut-il reprendre ses poursuites individuelles sur l’immeuble, malgré le principe de non-reprise des poursuites édicté par l’article L. 643-11 du code de commerce ? La Cour de cassation, dans un arrêt du 13 décembre 2023, a répondu par l’affirmative à cette question, en consacrant le maintien du droit de poursuite du créancier sur le bien insaisissable, même après la clôture de la liquidation judiciaire.
L’affaire soumise à la Cour de cassation (Com. 13 décembre 2023, n°22-19749) concernait deux époux qui avaient fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire, clôturée pour insuffisance d’actif. Une banque, qui avait consenti aux époux un crédit pour l’acquisition de leur résidence principale, avait déclaré une créance représentant le solde du prêt. Après la clôture de la liquidation, la banque avait signifié un commandement de payer valant saisie immobilière, puis avait assigné les époux à l’audience d’orientation du juge de l’exécution. Les débiteurs avaient soulevé l’irrecevabilité de la demande, en invoquant l’article L. 643-11 du code de commerce, qui dispose que le jugement de clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif ne fait pas recouvrer aux créanciers l’exercice individuel de leurs actions contre le débiteur, sauf dans certains cas limitativement énumérés. Les juges du fond avaient accueilli l’argument des débiteurs, en estimant que l’action de la banque ne rentrait dans aucune des exceptions prévues par le texte.
La Cour de cassation a censuré cette décision, en se fondant sur les articles L. 526-1 et L. 643-11 du code de commerce. Elle a rappelé que, selon le premier texte, le créancier auquel l’insaisissabilité de la résidence principale est inopposable peut exercer son droit de poursuite sur l’immeuble, indépendamment de ses droits dans la procédure collective du propriétaire de ce bien. Elle en a déduit que, selon le second texte, le créancier conserve ce droit, même postérieurement à la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif, sans que le principe de non-reprise des poursuites individuelles y fasse obstacle.
La solution retenue par la Cour de cassation est conforme à la logique du régime de l’insaisissabilité de la résidence principale de l’entrepreneur individuel. En effet, ce régime repose sur l’idée que le bien insaisissable échappe à l’effet réel de la procédure collective, qui ne porte que sur les biens du débiteur affectés à son activité professionnelle. Le créancier auquel l’insaisissabilité est inopposable n’est donc pas soumis aux règles de la procédure, qui visent à assurer l’égalité des créanciers et la réalisation du patrimoine du débiteur. Il conserve le droit d’appréhender l’immeuble, comme s’il n’y avait pas de procédure collective. Il serait illogique de lui interdire de reprendre ses poursuites après la clôture de la liquidation judiciaire, alors qu’il n’a jamais perdu ce droit pendant la procédure. La clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif n’a pas pour effet d’effacer les dettes du débiteur, mais seulement de mettre fin à la procédure. Le créancier auquel l’insaisissabilité est inopposable peut donc continuer à exercer son action contre le débiteur, sur le fondement du droit commun.
L’arrêt du 13 décembre 2023 apporte ainsi une précision importante sur le sort de la résidence principale de l’entrepreneur individuel après la clôture de la liquidation judiciaire. Il confirme que l’insaisissabilité de ce bien est une mesure relative, qui ne protège pas le débiteur contre tous ses créanciers, et qui ne lui garantit pas de conserver son bien indéfiniment. Il montre aussi que le principe de non-reprise des poursuites individuelles après la clôture de la liquidation judiciaire n’est pas absolu, et qu’il doit être concilié avec le respect du droit de propriété du créancier sur le bien insaisissable. Il illustre enfin la complexité du régime de l’insaisissabilité de la résidence principale de l’entrepreneur individuel, qui soulève de nombreuses difficultés pratiques et juridiques, et qui appelle peut-être une réforme plus globale et plus cohérente.
Guillaume Lasmoles
Avocat en droit des Affaires