Le recours pour excès de pouvoir est « un procès fait contre un acte[1] ». Il est question ici de l’acte administratif unilatéral pris par l’administration sans le consentement de ses destinataires en vertu du « privilège du préalable ». Or, le contrat administratif n’est pas un acte unilatéral. Sa conclusion est soumise à un accord de volonté entre les parties. C’est dans ce sillage que le juge administratif a longtemps refusé d’admettre la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre les clauses d’un contrat administratif[2]. Ainsi, les tiers comme les parties à un contrat administratif demeuraient dans l’impossibilité de contester le contrat, alors même qu’il soit dépourvu de base légale. Autrement dit, ces derniers, même lésés dans leurs intérêts, ne pouvaient pas demander au juge d’annuler une clause réglementaire d’un contrat administratif et de déclarer par ricochet sa nullité. Ce déni de justice ne pouvait pas perdurer en raison du risque d’insécurité juridique qu’il présentait dans l’ordonnancement juridique.
Ainsi, pour pallier ce risque d’insécurité juridique, le Conseil d’État avait commencé par admettre timidement la recevabilité du recours en annulation à l’encontre du contrat administratif. Dans sa décision Martin de 1905, il a enfin ouvert la possibilité aux tiers de contester les actes détachables d’un contrat administratif en excès de pouvoir. Selon le professeur René Chapus, un acte détachable est un acte qui concourt à la conclusion d’un contrat administratif[3]. C’est le cas, par exemple, d’une délibération d’une assemblée délibérante d’une personne publique autorisant la signature d’un contrat administratif. De manière plus large, un acte détachable peut concerner la décision même de conclure le contrat ou de procéder à son renouvellement ou celle constituant son approbation, etc. Pourtant, l’annulation de l’acte détachable n’entraînait pas, ipso facto, la nullité du contrat ou son annulation par le juge. On peut se demander légitimement à quoi sert une décision de justice si elle n’est pas exécutoire ou ne produit pas les effets qu’elle est censée produire.
Cependant, le même risque d’insécurité juridique renaît, puisque le contrat continuait à produire ses effets, alors même que l’un de ses actes détachables est annulé par le juge.
Ce n’est qu’avec l’avènement des mesures d’exécution que l’annulation de l’acte détachable produit ses effets. Avec la procédure de l’injonction, une fois un acte détachable annulé, le juge du contrat peut enjoindre à l’administration contractante de saisir le juge du contrat afin qu’il tire les effets d’une telle annulation. Depuis 1993, le juge administratif peut se saisir d’office pour tirer les conséquences de l’annulation d’un acte détachable dans le cadre d’une contestation portée devant lui[4]. Par conséquent, l’apport de jurisprudence Martin n’est plus sans effet sur le contrat administratif.
S’agissant des clauses réglementaires, aucune possibilité de contestation n’existait pour les tiers. Toutefois, le juge administratif avait ouvert un moyen de contestation en excès de pouvoir pour certaines clauses réglementaires du contrat administratif. Par exemple, la clause concourant à l’organisation du service public dans sa décision Cayzeele[5]. Il en est de même pour les contrats de recrutement d’agents publics contractuels selon une décision du Conseil d’État, Ville de Lisieux[6]. Hormis ces deux hypothèses, les contestations relatives aux contrats administratifs étaient soumises aux seuls actes détachables du contrat.
À partir de 2007, le Conseil d’État a ouvert des voies de droit nouvelles, contribuant au déclin du recours pour excès de pouvoir à l’égard des contrats administratifs. Autrement dit, depuis la jurisprudence Société Tropic travaux et signalisation jusqu’à nos jours, on assiste à un vaste chantier de recomposition des voies de recours contentieuses à l’égard des contrats administratifs, caractérisé par une montée en puissance du recours de plein contentieux. Dans sa décision de 2007, Société Tropic, Travaux et Signalisation[7], le Conseil d’État offre la possibilité aux concurrents évincés de contester un contrat administratif devant le juge de plein contentieux. Par la suite, le recours en plein contentieux a été étendu dans la quasi-totalité des contestations relatives aux contrats administratifs par un arsenal jurisprudentiel du Conseil d’État.
Dans les développements qui suivent, sera étudié dans un premier temps le déploiement progressif du recours de plein contentieux, et ce, au détriment du recours pour excès de pouvoir dans le contentieux des contrats administratifs (I).Ensuite, seront analysées dans un second temps les raisons d’une telle recomposition des voies de droit à l’égard des contrats administratifs (II).
I) Le développement progressif du recours de pleine juridiction dans le contentieux des contrats administratifs
L’ouverture du recours de pleine juridiction à l’égard des contrats administratifs a véritablement pris son essor après la jurisprudence Tropic Travaux Signalisation (V. supra). Depuis cette décision, le juge administratif n’a cessé d’étendre cette voie contentieuse dans le cadre des litiges contractuels.
Ainsi, la haute juridiction a franchi un nouveau cap en soumettant le contentieux de la validité des contrats administratifs à la pleine juridiction. C’est l’apport de la jurisprudence Commune de Béziers I de 2009[8]. Alors que, dans l’arrêt Tropic, seuls les concurrents évincés pouvaient contester la validité d’un contrat devant le juge de pleine juridiction, l’arrêt Commune de Béziers I a étendu cette possibilité. En effet, hormis les concurrents évincés, les parties elles-mêmes sont désormais recevables à contester la validité d’un contrat devant ce juge, soit par voie d’action, soit par voie d’exception.
Dans la continuité de cette évolution jurisprudentielle, le juge administratif a également admis, en 2011, la possibilité pour les parties à un contrat administratif de saisir le juge de pleine juridiction pour les litiges relatifs à ses mesures d’exécution. Cette avancée découle de l’arrêt Commune de Béziers II[9]. Par exemple, cela inclut les contestations relatives à la reprise des relations contractuelles.
En 2014, avec sa décision Département de Tarn-et-Garonne[10], le Conseil d’État a étendu cette solution en permettant à tous les tiers de contester un contrat conclu à partir du 4 avril 2014 devant le juge de pleine juridiction. Toutefois, pour agir, le tiers contestataire doit justifier d’un intérêt lésé suffisant pour demander l’annulation du contrat. Cette recomposition des voies de recours des tiers, entreprise dans la décision Département de Tarn-et-Garonne, ne concernait toutefois pas les contrats de recrutement d’agents publics contractuels. Ces derniers restent régis par le régime défini par l’arrêt Ville de Lisieux, confirmé en 2015[11].
Enfin, en 2017, le Conseil d’État a substitué le recours pour excès de pouvoir à un recours de pleine juridiction pour les litiges relatifs aux mesures d’exécution. Cette évolution, omise par la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne, a été consacrée dans l’arrêt Syndicat mixte pour la promotion de l’activité transmanche[12] (SMPAT). Ce dernier ouvre une nouvelle voie de droit, permettant aux tiers de contester une décision de refus de résiliation d’un contrat administratif en pleine juridiction. Toutefois, pour être recevable, le tiers doit justifier d’un intérêt lésé de manière suffisamment directe et certaine. Avant cet arrêt SMPAT, ce contentieux relevait du recours pour excès de pouvoir, tel qu’établi par une décision de 1964[13].
Malgré cette évolution majeure du recours de pleine juridiction, le recours pour excès de pouvoir subsiste dans certains domaines du contentieux des contrats administratifs. Il en va ainsi des contestations relatives aux actes détachables des contrats de droit privé conclus par l’administration[14] ou des actes relatifs à l’approbation d’un contrat administratif[15]. Ces derniers restent soumis au régime du recours Martin.
II) Une recomposition guidée par l’office du juge de pleine juridiction et sa volonté de garantir autant que possible la vie du contrat
Si le recours pour excès de pouvoir tend à s’effacer au profit du recours de pleine juridiction, c’est parce que le juge de l’excès de pouvoir dispose de prérogatives limitées lorsqu’il est saisi de contestations relatives à un contrat administratif.
Comme son nom l’indique, le recours pour excès de pouvoir ou recours en annulation a pour seul et unique objet de demander l’annulation d’un acte litigieux. Lorsqu’il est exercé à l’encontre d’un contrat, le requérant demande au juge d’annuler ce contrat.
Cependant, l’annulation d’un contrat entraîne des effets considérables du fait de sa rétroactivité. Une fois annulé, le contrat est réputé n’avoir jamais existé (il devient nul et non avenu). Par conséquent, cette sanction doit être réservée aux vices les plus graves affectant le contrat. Pour les parties au contrat, seules des irrégularités majeures dans la procédure de passation peuvent justifier l’annulation du contrat administratif. Cela inclut, par exemple, des irrégularités touchant le consentement des parties[16]. En revanche, une simple méconnaissance des règles de passation ne suffira pas[17].
Outre le pouvoir d’annulation, le juge de la pleine juridiction peut prononcer la résiliation du contrat, parfois avec effet différé. Avant de procéder ainsi, le juge doit évaluer la nature de l’illégalité commise, en tenant compte de l’objectif de stabilité des relations contractuelles. La résiliation ne sera prononcée que si la poursuite de l’exécution du contrat est impossible et qu’aucune régularisation n’est envisageable, que ce soit par l’administration ou d’un commun accord entre les parties[18].
Depuis la jurisprudence Béziers II de 2011, le juge de pleine juridiction peut recevoir des actions visant la reprise des relations contractuelles lorsque la résiliation d’un contrat administratif par l’administration est infondée. Contrairement au juge de l’excès de pouvoir, le juge de pleine juridiction cherche autant que possible à préserver la validité et la continuité du contrat. Cela repose sur l’exigence de loyauté dans les relations contractuelles, équivalente à l’obligation de bonne foi en droit civil[19]. Par exemple, les parties ne peuvent invoquer une irrégularité connue au moment de la conclusion du contrat pour demander ultérieurement son annulation.
Le juge de pleine juridiction est également guidé par l’intérêt général lorsqu’il s’agit de sauver des contrats administratifs en lien avec un service public. Ainsi, avant d’annuler ou de résilier un contrat, le juge veille à ce que sa décision ne porte pas une atteinte grave et excessive à l’intérêt général. Dans certains cas, il tient compte de l’intérêt des parties pour moduler les effets de sa décision. Par exemple, dans l’arrêt Société Cerba c. Caisse nationale d’assurance maladie, le Conseil d’État rappelle que l’intérêt général peut empêcher l’annulation d’un contrat administratif contesté.
Enfin, des voies spécifiques permettent de contester en urgence la méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence[20]. Avant la signature d’un contrat, le référé précontractuel est une voie de droit accessible, mais limitée aux intérêts lésés du requérant[21]. Une fois le contrat signé, le référé contractuel devient la voie de contestation.
Dans les deux cas, le juge administratif dispose de pouvoirs variés pour sauvegarder les contrats. Avant la signature, il peut ordonner une nouvelle mise en concurrence ou supprimer des clauses irrégulières. Après la signature, il peut annuler le contrat, le résilier, en réduire la durée ou imposer des sanctions financières, tout en veillant à préserver l’intérêt général[22].
NGOM Fallou, Elève-avocat à l'Ecole du Centre Ouest des Avocats
[1] LAFERRIÈRE Edouard, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux.
[2] CE, 24 décembre 1897, Le Buf, Req. n° 87703, p. 848
[3] CHAPUS René, Droit du contentieux administratif , Montchrestien, 13ème édition, 2008, n° 815, p.724
[4] CE, 1993, Société le Yatch Club international de Bormes les Mimosas
[5] Conseil d'État, Assemblée, du 10 juillet 1996, 138536, publié au recueil Lebon
[6] Conseil d'État, Section, du 30 octobre 1998, 149662, publié au recueil Lebon
[7] C.E, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux et Signalisation, n°291545 (G.A.J.A, 19e édition, 2013).
[8] CE, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n° 304802
[9] Conseil d'État, Section, 21/03/2011, 304806, Publié au recueil Lebon
[10] Conseil d'État, Assemblée, 04/04/2014, 358994, Publié au recueil Lebon
[11] CE, 2 février 2015, n°373520.
[12] Conseil d'État, Section, 30/06/2017, 398445, Publié au recueil Lebon, p.70
[13] SA de Livraisons industrielles et commerciales 12 Conseil d'État, 9ème - 10ème SSR, 27/10/2015, 386595, Légifrance
[14] Conseil d'État, 9ème - 10ème SSR, 27/10/2015, 386595, Légifrance
[15] Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 23/12/2016, 392815, Légifrance.
[16] Par exemple, la modification d’une clause relative aux pénalités : CE, 1er juillet 2015, Société Areon France
[17] CE, 15 mars 2019, SNCF Réseau.
[18] CE, 2009, Commune de Béziers I, V. supra.
[19] Article 1140 du code civil, Légifranc
[20] Applicables aux contrats soumis à ces exigences.
[21] Conseil d'État, Section du Contentieux, 03/10/2008, 305420, Publié au recueil Lebon
[22] Pour aller en profondeur : Le juge administratif et la commande publique, dossier thématique du Conseil d’État (https://www.conseil- etat.fr/decisions-de-justice/jurisprudence/dossiers-thematiques/le-juge-administratif-et-la-commande-publique )