« L’important est que le message de la Cour soit toujours parfaitement clair et compréhensible »
Entretien avec Jean-Marc Poncelet, chef du service linguistique de la Cour européenne des droits de l’homme
Comme nous l'explique Jean-Marc Poncelet dans l’entretien qu’il nous a accordé, la tâche des traducteurs de son service ne consiste pas à « traduire en droit français ou en droit anglais » mais simplement « en français ou en anglais et dans le contexte de la Convention ». Explications.
Quelle acuité revêt la fonction linguistique au sein de la Cour européenne des droits de l’homme et quels sont les enjeux auxquels est confronté le service que vous dirigez ?
Jean-Marc Poncelet : le Conseil de l’Europe, qui regroupe aujourd’hui 47 États membres, ne compte que deux langues officielles, le français et l’anglais. Cela vaut donc également pour la Cour européenne des droits de l’homme, qui en est une émanation. La Cour étant amenée à connaître d’affaires intéressant ces 47 États, elle doit disposer en interne de juristes issus de ceux-ci, qui connaissent parfaitement la langue et le système juridique de leurs pays. Ces juristes utilisent au choix le français ou l’anglais, en fonction de leurs facilités avec l’une ou l’autre langue, pour rédiger les projets d’arrêt ou de décision sur lesquels les juges délibèrent. Dans les affaires traitées par la Grande Chambre de la Cour, qui est la formation judiciaire suprême de celle-ci, ces projets sont traduits avant les délibérations, qui peuvent ainsi se dérouler dans les deux langues, chaque juge choisissant là aussi pour s’exprimer la langue dans laquelle il se sent le plus à l’aise. Cela représente en moyenne moins d’une vingtaine d’affaires par an. Dans les autres, la procédure est unilingue et seuls les arrêts et décisions de la Cour qui présentent un réel intérêt jurisprudentiel ou qui concernent des affaires sensibles fortement médiatisées sont traduits dans l’autre langue officielle. C’est ainsi que sur un total de plus de mille arrêts rendus sur un an, quelques dizaines seulement feront l’objet d’une traduction au sein de mon service.
Comment vous assurez-vous de la qualité linguistique des arrêts et décisions rendus ?
J.-M.P. : La grande majorité des juristes étant contraints de rédiger dans une langue qui n’est pas la leur, la Cour a décidé il y a quelques années de se doter de contrôleurs linguistiques. Affectés au service dont j’ai la responsabilité, ceux-ci sont actuellement au nombre de dix, trois de langue maternelle française et sept de langue maternelle anglaise, le déséquilibre s’expliquant par le fait qu’il y a nettement plus de juristes qui rédigent en anglais qu’il n’y en a qui rédigent en français. Ces contrôleurs linguistiques sont chargés de « toiletter » les projets avant qu’ils ne soient soumis aux juges. Il s’agit d’un travail relativement complexe, qui exige non seulement des qualités linguistiques mais également des connaissances juridiques et un grand esprit logique, car toute modification d’ordre linguistique apportée à un texte peut avoir un retentissement sur le sens de celui-ci, et il s’agit donc pour les contrôleurs linguistiques d’agir avec beaucoup de discernement.
Avez-vous parfois recours à des prestataires extérieurs ?
J.-M.P. : En principe, jamais pour les arrêts et décisions de la Cour mais, faute de disposer des ressources suffisantes pour accomplir ce travail nous-mêmes (mon service ne compte en effet qu’une quinzaine de traducteurs), nous faisons régulièrement traduire à l’extérieur les observations déposées par les parties devant la Cour dans les affaires de Grande Chambre. Dans les autres, je l’ai dit, la procédure n’est pas bilingue, et les observations, qu’elles soient déposées en français ou en anglais, ne sont donc pas traduites. La traduction juridique étant affaire de spécialistes, je dois dire que nous avons beaucoup de mal à trouver des traducteurs free-lance compétents. Avant d’être versées aux dossiers, les traductions que nous renvoient nos collaborateurs free-lance font d’ailleurs l’objet, pour autant que les délais le permettent, d’un rapide contrôle au sein de mon service, le but étant d’éliminer les éventuelles erreurs de sens qui pourraient nuire à la bonne compréhension de l’affaire par les juges, voire, dans le pire des cas, provoquer une décision fondée sur un malentendu. J’ajoute que les candidatures spontanées qui nous sont adressées sont considérées avec attention et bienveillance, mais aussi, évidemment, avec un œil très exigeant. Si un profil nous paraît intéressant, nous envoyons un petit texte à traduire à titre de test. Avis aux amateurs... qui doivent toutefois savoir qu’ils ne seront pas rémunérés pour ce test.
L’ensemble des documents traduits se retrouvent-ils dans la base de données HUDOC de la Cour ?
J.-M.P. : La base de données HUDOC donne effectivement accès, entre autres, à l’ensemble de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ainsi qu’à celle de l’ancienne Commission européenne des droits de l'homme. Selon le cas, les textes sont disponibles dans les deux langues officielles de la Cour ou seulement dans l’une d’elles. La base comporte également des traductions dans des langues non officielles, ainsi que des liens vers les sites Internet de tiers qui hébergent des traductions de la jurisprudence de la Cour. Je précise que les traductions dans les langues non officielles ne sont pas l'œuvre du greffe de la Cour, qui n'en contrôle ni l'exactitude ni la qualité linguistique. Elles ne sont publiées sur HUDOC qu'à titre purement informatif et n'engagent pas la responsabilité de la Cour.
En conclusion, avez-vous une anecdote autour d’une question de traduction ayant donné lieu à des divergences ou difficultés importantes ?
J.-M.P. : La difficulté principale vient de ce que les affaires traitées par la Cour peuvent concerner n’importe lequel des 47 États d’Europe qui sont parties à la Convention européenne des droits de l’homme. Or chacun a un système juridique, des institutions, une architecture judiciaire et des concepts juridiques qui lui sont particuliers. Il n’est donc pas toujours facile de trouver des équivalents parfaits dans les langues officielles de la Cour. Cela étant, il faut avoir présent à l’esprit que nous traduisons dans un contexte spécifique, qui est celui d’une convention internationale dont les termes ont leur sens propre. Ainsi, lorsqu’on parle d’« accusé » dans la Convention européenne des droits de l’homme, on ne vise pas, comme en droit français, une personne qui doit répondre d’un crime devant une cour d’assises, mais simplement une personne à qui une infraction est reprochée. La tâche des traducteurs de mon service ne consiste pas à traduire en droit français ou en droit anglais mais simplement en français ou en anglais et dans le contexte de la Convention. Par exemple, si le code de procédure pénale d’un Etat contractant utilise un terme qui signifie littéralement « inculper », la traduction en français de ce terme ne sera pas forcément « mettre en examen », car cette expression ne fait que refléter l’état du droit français à un moment donné. Au-delà des questions de terminologie, qui sont pour moi relativement secondaires, l’important est que le message de la Cour soit toujours parfaitement clair et compréhensible pour les lecteurs, qu’il s’agisse des juges des États membres du Conseil de l’Europe, qui sont censés appliquer la jurisprudence de la Cour, des praticiens, des organisations de défense des droits de l’homme ou des simples justiciables partout en Europe.