Le statut des baux commerciaux n'est, en principe, applicable qu'aux contrats de bail portant sur des lieux dans lesquels est exploité un fonds de commerce (article L 145-1 eu suivants du code de commerce).
Cependant, par exception, un bail dérogatoire, destiné à échapper à ce statut protecteur des intérêts du locataire, peut constituer une arme dangereuse, à effet boomerang, pour tout propriétaire-loueur qui ne saurait pas bien le manier.
On pourrait dire qu’en cette matière, trop n’en faut ou bien, que bail dérogatoire sur bail dérogatoire ne vaut. De quoi s’agit-il ?
Avant d’analyser la législation applicable et son application jurisprudentielle, je me pencherai sur la définition. Ensuite, je m’interrogerai sur la question de savoir si un tel bail, une fois prorogé expressément voire tacitement, du fait d’une certaine tolérance au maintien dans les lieux n’est pas sans risques.
I- Une notion à définir : le bail dérogatoire n’est pas un bail précaire
A) Le bail précaire n’est pas un bail dérogatoire
Même si le bail dérogatoire est souvent appelé improprement bail précaire ou de courte durée, il diffère du premier.
3 ème Civ, 19 novembre 2003, pourvoi n° 02-15.887, Société Théatre Le Rex c/ Mme Danielle Montoudis a rappelé que
« la convention d’occupation précaire se caractérise, quelle que soit sa durée, par le fait que l’occupation des lieux n’est autorisée qu’à raison de circonstances exceptionnelles et pour une durée dont le terme est marqué par d’autres causes que la seule volonté des parties ».
Ainsi, quelle que soit le titre donnée par les parties à leur convention, il ne pourra s’agir d’une « convention d’occupation précaire » ou « bail précaire » seulement si l’élément de précarité autorisant l’adoption de ce contrat « sui generis » y est précisément défini et si la durée de ces circonstances exceptionnelles est bien indépendante de la seule volonté des parties.
A défaut de mention dans les conventions sur l’existence des circonstances exceptionnelles marquant leur terme, ces conventions devaient s’analyser juridiquement en des « baux dérogatoires ou de courte durée » expressément prévus par les dispositions du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953, partiellement abrogé et codifié aux articles L 145-1 et suivants du Code de commerce.
cette dernière n'est pas limitée dans le temps et peut durer tant que le motif de précarité qui a justifié sa conclusion ne se réalise pas.
La convention d'occupation précaire n'est autorisée qu'à raison de circonstances objectives particulières, celles-ci devant constituer un motif légitime de précarité 3eme civ. 9 novembre 2004; pourvoi N° 1170 F-PB, SCI Alcazar c/ Université de Lille III Charles de Gaulle
Elle est caractérisée par le fait que l'occupant ne peut fonder aucun espoir d'avenir vers la possession de la chose pour la création d'un commerce ou d'une industrie ; la fragilité de l'occupation est donc le critère essentiel de ce type de convention (CA Versailles 12 janvier 1995 n° 94-7406, 12e ch. sect. 2, SCI Les Côtes de Maisons c/ ESUP).
C’est notamment le cas lorsque l’immeuble loué est en situation transitoire (ex : en attente d’expropriation), ou que l’occupation n’est consentie que de façon discontinue et temporaire, aux seuls jours de marché par exemple 3eme civ,14 novembre 1973, pourvoi N° 72-13.043
B) Le bail dérogatoire : ne doit pas être une arme pour détourner la législation d’ordre public des baux commerciaux
Le code de commerce l’envisage en son article L 145-5 comme suit :
« Les parties peuvent, lors de l'entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à deux ans.
Si, à l'expiration de cette durée, le preneur reste et est laissé en possession, il s'opère un nouveau bail dont l'effet est réglé par les dispositions du présent chapitre. Il en est de même, à l'expiration de cette durée, en cas de renouvellement exprès du bail ou de conclusion, entre les mêmes parties, d'un nouveau bail pour le même local »
1°- Ce bail, d’une durée maximale de deux années ne donne droit à aucune indemnité d'éviction si le bailleur décide de signifier un congé au locataire, bien que non obligatoire ici.
Il conviendra de bien analyser la volonté réelle des parties de déroger au statut ainsi que la nature de l’activité exercée dans les locaux loués, la qualité du locataire le cas échéant pour savoir déjà si le principe du statut des baux commerciaux est concevable : ex est-il inscrit au RCS ?
Le propriétaire aura intérêt clairement de se manifester pour signer un état des lieux de sortie, s’il n’entend pas le renouveler, manifester cette intention non équivoque, et ne pas laisser son locataire au-delà de 2 ans sans se manifester.
2°- En principe, il ne doit pas être renouvelé, au risque de faire tomber le bail dérogatoire dans les dispositions du décret du 30/09/ 1953, contenu dans le code de commerce aux articles L 145-1 et suivants avec bénéfice pour le locataire d'acquérir la propriété commerciale (révision triennale du loyer à la valeur locative, renouvellement de bail ou à défaut indemnité d’éviction…).
La Cour de Cassation a pu rappeler qu'à défaut de respecter des conditions, le juge peut re-qualifier ce contrat en faisant application du statut des baux commerciaux.
II- Renouvellement des baux dérogatoires dans le délai de 2 ans ou au-delà
A) Renouvellement par baux précaires : au-delà de 2 années : Trop n’en faut
3 ème Civ, 2 février 2005, N° de pourvoi 03-19541a précisé que:
La simple mention d'une durée inférieure à deux ans dans le contrat ne suffit pas à caractériser la volonté des parties de déroger au statut des baux commerciaux, lorsque les autres clauses, charges et conditions sont conformes au statut des baux commerciaux. Il doit résulter de l'économie du contrat une volonté claire et non équivoque des parties de se soustraire au statut.
Antérieurement à la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, l'article L. 145-5, alinéa 3, du Code de commerce empêchait en théorie, de renouveler un bail dérogatoire ou de conclure un nouveau bail dérogatoire.
L'article L.145-5 dans sa rédaction issue de la loi du 4 août 2008 énonce
"les parties peuvent, lors de l'entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à deux ans".
Il est donc possible suite à cette réforme de faire succéder plusieurs baux dérogatoires, pourvu que la durée totale de ces baux ne dépassent pas deux ans.
Cependant,dès le deuxième bail de 24 mois, le propriétaire ne pourra plus mettre dehors, son locataire...
Il aura concédé, sans le savoir ou sans le vouloir, ou en toute connaissance de cause un bail de 9 ans.
B) Renouvellement par tolérance de fait au-delà de 2 ans : un risque catastrophe pour le bailleur qui ne souhaite pas proroger.
Il faut avoir que tout dépassement de la durée contractuelle, ou tout nouveau contrat (y compris donc dans la période de deux ans) emporte de plein droit application du statut des baux commerciaux.
Le fait qu’un preneur tolère dans les lieux au-delà de 2 ans son locataire, ou de faire encaisser ses loyers lui permet aussi a fortiori de revendiquer du statut des baux commerciaux, sauf à démontrer sa volonté ferme et non équivoque de le faire partir avant cette prolongation.
Ainsi, vous lui délivrerez ensuite congé, et plaiderez à sa qualité de sans droit ni titre pour le faire expulser.
Le bailleur, aura intérêt à prendre les devants. En effet, s’il n’est pas obligé d’envoyer un congé par exploit ou acte d'huissier, l’envoi d’une lettre de rappel par RAR sera utile pour rappeler que le bail se termine et qu’il n’a pas l’intention de le renouveler.
3 ème Civ, 2 avril 2003 RJDA 2003 n° 7, n° 698, a même retenu de façon stricte que la seule signature d'un second bail dérogatoire, sans mention de la volonté du locataire de renoncer au bénéfice au statut, ne suffit pas à emporter exclusion du statut.
, à l'expiration des deux ans, si le locataire reste dans les lieux sans opposition du bailleur, il s'opère donc un nouveau bail soumis cette fois au statut des baux commerciaux (C. com. art. L 145-5, al. 2).Cette règle peut être invoquée tant par le locataire que par le bailleur (CA Riom 28 février 2007 n° 06-411).Il en est de même si le locataire et le bailleur conviennent de renouveler le bail ou d'en conclure un nouveau.
Cette situation a été récemment illustrée par un arrêt de la Cour de cassation
3 eme civ. 23 mars 2011 pourvoi N° 10-12.254, Sté Vout's c/ Nouy. BPIM 3/11 Inf. 246).
Un bailleur avait donné à bail à une société un local à usage commercial, pour une durée d'un an renouvelable par tacite reconduction, sauf dénonciation par lettre recommandée avec avis de réception trois mois avant l'échéance.
Plusieurs années s'écoulèrent avant que la société locataire donne finalement congé, avec un préavis d’un mois.
Le bailleur avait alors assigné la locataire en nullité du congé. Il soutenait que, cette dernière étant restée dans les lieux au terme du contrat, il s'était opéré, en application de l'article L. 145-5 précité, un nouveau bail soumis au statut des baux commerciaux, de sorte qu'elle aurait dû donner congé conformément aux règles statutaires, à savoir par acte extrajudiciaire et six mois avant l'expiration d'une période triennale (C. com., art. L. 145-9).
La cour d'appel donne raison au bailleur et le locataire se pourvoit en cassation.
Mais la Cour de cassation a rejeté le pourvoi au motif que « qu'à l'expiration du bail dérogatoire initial la locataire était restée dans les lieux, qu'elle y exploitait son fonds de commerce et était inscrite au registre du commerce, et qu'en application de l'article L. 145-5 du code de commerce un nouveau bail, soumis au statut des baux commerciaux, s'était opéré » et qu’en conséquence le congé devait être donné selon les dispositions de l’article L. 145-9, s’appliquant aux baux commerciaux.
Cette solution est conforme aux textes. Si le preneur se maintient dans les lieux à l'expiration du bail dérogatoire, il devient titulaire, en vertu de l'article L. 145-5, d'un bail de neuf ans soumis au statut des baux commerciaux.
III- L'exception au statut des baux commerciaux par la volonté expresse, claire et non équivoque des parties d'y déroger après deux ans
La volonté du juge est de veiller au strict respect des conditions tout en respectant la volonté des parties, lorsqu'elle est clairement exprimée de renoncer au bénéfice du statut.
La jurisprudence a donc admis qu'à l'issue d'un bail de deux ans, les parties peuvent renoncer, clairement et ensemble à la propriété commerciale et conclure un nouveau bail de courte durée.
Il faudra que la renonciation intervienne :
- en toute connaissance de cause, (information expresse, claire et non équivoque par une clause contenue dans le nouveau bail de la possibilité de bénéficier des dispositions nées et acquises au statut),
-postérieurement à l'expiration du bail qui fait naître le bénéfice du statut.
3ème Civ, 24 novembre 2004, N° de pourvoi 03-12605 Ste Brand Nord Picardie C/ Ste Base de Chaulnes fait application de ce principe aussi au bailleur.
Pour la Cour de Cassation, il faudra caractériser aussi " la renonciation non équivoque du bailleur à se prévaloir du statut des baux commerciaux "
Donc, une fois encore, ne pas oublier de manifester son intention.
A défaut, votre locataire pourrait arguer de 3 choses pour demander de bénéficier du statut des baux commerciaux:
1) du fait du second bail.
2) du fait du maintien dans les lieux, toléré au-delà de 2 ans,
3) de son refus d’écarter le décret.
Donc rien n'interdit, comme auparavant, de renouveler indéfiniment des baux dérogatoires en se fondant sur la théorie de la possibilité de renonciation à un texte d'ordre public de protection.
Il suffit d'inclure, pour ce faire, au nouveau bail, une clause indiquant que le preneur, qui dispose d'un droit acquis au renouvellement de son bail sous les dispositions des articles L.145-1 et suivants du Code de commerce, entend y renoncer expressément et donne son accord pour la conclusion d'un nouveau bail dérogatoire.
Le problème est que cette renonciation expresse aurait dû impérativement être incluse dans chacun des précédents baux, depuis le 03/03/2003.
Si cela n'a pas été fait, il existe un risque majeur de requalification du contrat en bail soumis au statut des baux commerciaux.
Concernant la façon de délivrer congé: même si le bail ne risquait pas une requalification, il est toujours possible - et préférable - de donner congé même si le contrat prévoit que le bail arrive à son terme sans qu'il soit besoin de délivrer congé.
IV- Quel est le loyer du bail commercial qui prend naissance à l'expiration du bail dérogatoire en cas de maintien dans les lieux du locataire ou de renouvellement exprès ?
A) La valeur locative, rien que la valeur locative
La Cour de cassation a décidé que le loyer du nouveau bail, prenant effet à l'expiration du bail dérogatoire, doit correspondre à la valeur locative.
3ème Civ, 5 février 2008, N° pourvoi M 06-21.999 c.
Ayant relevé que le bail soumis au statut parce que le locataire a été laissé en possession au terme du bail dérogatoire est un "premier bail", d'où il se déduit que l'article L.145-33 du Code de commerce a seul vocation à constituer le cadre de la détermination du prix du loyer alors applicable si les parties ne s'accordent pas, que la valeur locative s'impose par application de ce texte, la cour d'appel, qui n'a pas méconnu le principe de la contradiction, abstraction faite d'un motif erroné mais surabondant relatif à l'existence d'un bail expiré fictif, a légalement justifié sa décision.
Elle avait déjà pu affirmer ce principe dans
3ème Civ, 14 décembre 2005 , N° pourvoi 05-12.587,
considérant que le loyer du nouveau bail prenant effet au terme du bail dérogatoire doit correspondre, à défaut d’accord entre les parties, à la valeur locative définie par le statut "à défaut d'accord , cette valeur est déterminée d'après.
1 Les caractéristiques du local considéré ;
2 La destination des lieux ;
3 Les obligations respectives des parties ;
4 Les facteurs locaux de commercialité ;
5 Les prix couramment pratiqués dans le voisinage
B) La révision triennale
La révision triennale ordinaire prévue par l’article L 145-38 du Code de commerce devra intervenir sur demande du bailleur.
Elle devra s’effectuer en fonction de l’évaluation de la valeur locative et de la règle du plafonnement limitant l’augmentation du loyer à la variation de l’indice trimestriel du coût de la construction intervenu depuis la dernière fixation du loyer. (variation à la hausse ou à la baisse) Elle interviendra trois ans au moins après la date d’entrée en jouissance du locataire ou après le point de départ du bail renouvelé.
N’étant pas automatique, elle devra être faite par exploit d’huissier ou par RAR et à peine de nullité et devra préciser le montant du loyer demandé.
A défaut d’accord son montant sera fixé par le Président du Tribunal de grande instance.
Cependant et par exception, ce plafond du loyer révisé pourra être écarté au profit de la valeur locative , si est établie une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative.
En conclusion:
Le bail dérogatoire, appelé parfois improprement bail de courte durée ou précaire, ne doit jamais être renouvelé, sauf aux risques et périls des deux parties,puisqu'il piégera le propriétaire non informé, sans volonté de renouveler, lequel se verra imposer un bail de 9 ans avec la propriété commerciale en prime.
La prudence doit rester de mise.
Mon conseil : Après un bail dérogatoire, le locataire doit partir, Mieux vaudra négocier le maintien par le biais d’un bail commercial de 9 ans librement consenti.
Demeurant à votre entière disposition pour toutes précisions en cliquant sur http://www.conseil-juridique.net/sabine-haddad/avocat-1372.htm
Sabine HADDAD
Avocate au barreau de Paris