La volonté de s’associer et de collaborer ensemble à la poursuite d’un but commun (« affectio societatis ») constitue l’une des conditions de validité du contrat de société.
La bonne entente et la volonté de travailler en bonne intelligence à la poursuite de l’objet social constitue donc l’hypothèse d’une relation saine entre les associés, là où la mésentente et les conflits en incarnent la situation pathologique.
Dans le cadre des sociétés agricoles, les conflits entre associés trouvent généralement leur origine dans les rapports familiaux qui unissent souvent les associés, qu’il s’agisse de sociétés constituées ou intégrées à la suite du décès d’un exploitant agricole qui lègue l’exploitation à ses enfants, d’une société patrimoniale réunissant une fratrie ou encore d’une société constituée entre époux.
Les situations possibles sont variables à l’infini et le contexte familial amplifie la charge émotionnelle des conflits ce qui les rend très acerbes et douloureux.
La pratique révèle ainsi diverses situations conflictuelles, et le choix du rédacteur est d’accomplir dans le cadre du présent article un focus sur trois d’entre elles :
- les conflits relatifs aux comptes courants ;
- les conflits relatifs à la répartition des bénéfices ;
- les conflits relatifs au départ d’un associé.
Chacune de ces hypothèses est susceptible de nuire au bon fonctionnement de la société.
Ainsi, un associé minoritaire « coincé » au sein de la structure pourrait décider de « ne plus jouer le jeu » et de s’opposer à des décisions essentielles pour la société requérant un vote à la majorité ou encore exiger le remboursement immédiat de son compte courant créditeur, soit pour faire pression sur le reste des associés et négocier une sortie à ses conditions, soit par pure mauvaise foi et volonté de nuire.
Les blocages peuvent être d’autant plus complexes à dénouer qu’ils reposent bien fréquemment sur un ressentiment ou une rivalité fraternelle de tel associé à l’encontre de tel(s) autre(s) qui peut remonter à l’enfance.
Le conflit entre associés peut encore conduire un associé belliqueux à attaquer en justice les délibérations d’assemblée générale qui ne le satisfont pas, notamment au regard de la répartition des bénéfices.
Une situation de conflit au sein de l’entreprise peut conduire à faire feu de tout bois et à relever la moindre irrégularité pour tenter d’en tirer parti dans le cadre d’une stratégie de nuisance ou de négociation.
Une telle situation s’avère particulièrement nuisible pour la gérance, dans la mesure où elle accapare son attention et l’éloigne ainsi de situations urgentes pour l’entreprise ou d’opportunités commerciales qui n’auront pas pu être saisies ou aussi bien négociées que si les gérants s’étaient trouvés en de meilleures conditions.
La situation se révèle d’autant plus anxiogène qu’elle menace la pérennité de l’entreprise agricole et l’outil de subsistance de l’exploitant.
Il existe plusieurs méthodes qui permettent de résoudre de telles situations et si aucune d’entre elles n’éludent le conflit sans bourse délier, la prévention et la voie amiable sont à privilégier (I), ces dernières s’avérant moins onéreuses que la voie judiciaire (II).
I. L’anticipation : des clauses statutaires au service du cantonnement du risque de conflits
Plusieurs clauses insérées dans les statuts aident à prévenir les conflits qui pourraient opposer les associés au cours de la vie sociale, qu’il s’agisse d’anticiper les conflits relatifs à des problématiques pécuniaires (A) ou de prévoir à l’avance des clauses autorisant la sortie d’un associé de la société (B).
A. Les clauses relatives aux problématiques pécuniaires
La pratique contractuelle rend possible de tempérer les prérogatives des associés quant à aux avances en comptes courants qu’ils concèdent à la société (1) ou de prévoir des stipulations relatives à la répartition des bénéfices (2).
1°) – L’encadrement dans l’intérêt de la société du droit au remboursement immédiat des comptes courants d’associés
Les premières clauses qu’il est intéressant d’envisager pour faire face à un éventuel conflit avec un associé sont celles qui organisent un encadrement du droit au remboursement immédiat des avances en comptes courants d’associés.
Les comptes courants d’associés sont juridiquement des prêts consentis par un associé à la société au sein de laquelle il est associé, ce qui présente pour cette dernière l’avantage d’obtenir facilement de la trésorerie sans avoir à passer par un prêt bancaire, tout en offrant en contrepartie un intéressement à l’associé puisque son prêt peut générer à son profit des intérêts.
Du fait de la nature de prêt, l’associé titulaire d’un compte courant d’associés peut par principe, sauf clause statutaire ou convention contraire, en demander le remboursement à tout moment, représailles qui ne manquent pas de s‘exercer en pratique en cas de conflit.
La technique du compte courant d’associés est commune et la plupart des sociétés civiles y ont recours, ce qui donne lieu à un abondant contentieux en matière de sociétés agricoles.
La prudence commande donc, lors de l’élaboration des statuts et alors que la situation est supposée être au beau fixe entre les associés, d’y insérer des clauses dont l’objet sera de faire échec à la règle du remboursement immédiat.
Il peut s’agir d’une clause visant à :
- imposer à l’associé prêteur un délai de préavis avant d’actionner le bénéfice du remboursement immédiat, pour que la société se ménage suffisamment de temps pour réunir les fonds (il serait ainsi par exemple possible de stipuler que la société bénéficierait d’un délai de 6 mois avant de procéder au remboursement) ;
- stipuler un terme, qui interdirait à l’associé de demander le remboursement avant que ne soit écoulé tel ombre d’années (il serait ainsi par exemple possible d’interdire la demande de remboursement avant que ne se soient écoulées 10 années à partir de la date à laquelle est consenti le prêt) ;
- stipuler une condition, qui interdirait à l’associé prêteur de demander le remboursement du compte courant avant la réalisation d’un événement déterminé par les parties, à condition que sa réalisation soit affectée d’un aléa et ne dépende pas de la seule volonté de l’une des parties (il serait ainsi par exemple possible d’interdire la demande de remboursement tant que la société n’aurait pas atteint tel ou tel objectif en termes de chiffre d’affaire).
Le moment de l’élaboration des statuts d’une société agricole est normalement un temps pacifié dont il serait prudent de tirer profit pour anticiper d’éventuelles situations de crises qui mettraient à mal le bon fonctionnement sociétaire.
2°) – L’adaptation des règles relatives à la répartition des bénéfices au gré de la participation aux travaux de chacun
La répartition des bénéfices entre les associés est réglementée par l’article 1844-1 du Code civil qui dispose que :
« La part de chaque associé dans les bénéfices et sa contribution aux pertes se déterminent à proportion de sa part dans le capital social et la part de l'associé qui n'a apporté que son industrie est égale à celle de l'associé qui a le moins apporté, le tout sauf clause contraire ».
Cet article ouvre la porte à l’imagination dans l’élaboration des statuts pour réglementer au mieux les situations de crises lors desquelles fréquemment l’un des associés peut ne plus s’investir autant qu’il le devrait dans l’activité, voire qu’il s’en désintéresse totalement.
Dans cette hypothèse, il ne serait pas inutile d’insérer dans les statuts une clause qui autoriserait le vote d’un partage des bénéfices plus important au bénéfice des associés qui la font effectivement fonctionner et prospérer, dérogeant ainsi à la règle posée par l’article 1844-1 selon laquelle seule compte la part détenue par chacun des associés dans le capital social.
En pratique cette clause est rarement prévue et pourtant il n’est pas exceptionnel de rencontrer des situations où les associés ont modifié en assemblée générale la répartition initialement fixée, au motif que l’un des associés ne participe plus à l’activité de la société du fait du conflit existant.
Si aucune clause des statuts n’autorise de déroger au texte, l’associé en conflit avec ses coassociés pourrait s’estimer lésé par une telle décision et saisir le Tribunal judiciaire, compétent en matière de sociétés civiles, d’une action en annulation de la délibération.
Les associés s’exposeraient alors à rembourser le trop perçu à la société afin que cette dernière opère un nouveau partage, cette fois conforme à la part détenue par chacun au sein du capital social.
On voit combien l’anticipation des conflits par l’introduction de clauses judicieuses tant que l’entente est au beau fixe entre les associés, est un moyen par la suite de préserver l’activité sociétaire.
B. Les clauses relatives à la sortie de l’associé de la société
Il convient de distinguer le cas du retrait de la société souhaité par l’associé en conflit (1), du cas de l’exclusion de l’associé recherchée par ses coassociés (2).
1°) Un retrait malaisé
Solutionner le conflit entre les associés suppose parfois d’envisager la sortie de l’associé mécontent de sa situation, une opération qui n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît.
En effet, en application de l’article 1869 du Code civil, « […] un associé peut se retirer totalement ou partiellement de la société, dans les conditions prévues par les statuts ou, à défaut, après autorisation donnée par une décision unanime des autres associés. Ce retrait peut également être autorisé pour justes motifs par une décision de justice ».
Ainsi, un associé ne saurait décider de se retirer de la société sans qu’une clause statutaire ne l’y autorise.
Si tel n’est pas le cas, il lui incombe :
- soit d’obtenir une autorisation unanime des associés, ce qui est aléatoire en cas de conflit,
- soit de solliciter une autorisation judiciaire en invoquant un juste motif autorisant le retrait, dont l’appréciation est soumise à la souveraineté du juge.
En outre, si la société de laquelle l’associé entend se retirer est un groupement foncier rural ou un groupement foncier agricole, seule une clause statutaire ou une décision unanime des associés pourraient autoriser le retrait : l’article L. 322-23 du Code rural et de la pêche maritime interdit en effet le retrait judiciaire pour juste motif, même si un important arrêt de la Cour de cassation est venu directement contredire la règle posée par le texte (Civ. 1ère, 1er mars 2017, n° 15-20.817, Publié au bulletin).
Ici la prudence s’impose donc et la prévision statutaire est le meilleur rempart contre les variations jurisprudentielles, car les juges du fond demeurent souverains et non tenus de s’aligner sur les décisions de la Cour de cassation.
L’inclusion d’une clause de retrait dans les statuts semble donc essentielle, a minima pour éviter d’avoir à saisir le tribunal judiciaire, compétent en matière de sociétés civiles agricoles.
2°) Une exclusion strictement réglementée
À l’inverse, les associés pourraient vouloir tenter d’exclure de la société l’associé avec lequel ils se trouvent en conflit.
Il convient tout d’abord de rappeler que la qualité d’associé étant attachée au droit de propriété de l’associé sur ses parts sociales, la protection de ce droit reconnu comme le plus absolu et le plus sacré en droit français interdit en principe de voter son exclusion de la société.
Seule l’insertion d’une clause d’exclusion dans les statuts pourrait autoriser un tel vote, mais sa validation par la jurisprudence suppose que sa rédaction obéisse à de strictes conditions.
La clause d’exclusion doit ainsi préciser les motifs susceptibles de fonder l’exclusion ainsi que la procédure à mettre en œuvre afin de la prononcer.
Il s’agira généralement de notifier la mise en œuvre de la procédure d’exclusion à l’associé en cause par courrier précisant le motif de l’exclusion envisagée, ainsi que ses modalités, et de l’y inviter à présenter ses observations (Chambre commerciale, 20 mars 2012, 11-10.855, Publié au bulletin).
Surtout, la clause ne devra pas priver l’associé en cause de la possibilité de voter lors de la délibération statuant sur son exclusion, sous peine de voir la clause réputée non écrite et donc privée d’efficacité.
Il convient donc d’en déduire que nonobstant la stipulation d’une clause d’exclusion particulièrement claire et motivée, si l’associé concerné dispose d’une majorité de blocage, en réalité son exclusion ne sera pas possible.
Pour finir sur la situation de la sortie de l’associé de la société, rappelons que dans l’hypothèse d’une EARL, l’exclusion ou le retrait d’un associé implique de respecter la règle édictée à l’article L.324-8 du Code rural et de la pêche maritime, selon laquelle les associés exploitants détiennent ensemble plus de 50 % des parts représentatives du capital.
Si l’exclusion ou le retrait venaient à entrainer la violation de cette règle, l’EARL disposerait alors en principe d’une année selon l’article L.324-9 du Code rural et de la pêche maritime, pour prendre les mesures adéquates pour y remédier (transformation de la forme sociale ou entrée dans le capital d’un nouvel associé exploitant).
******
Que l’associé en conflit avec le reste des associés quitte la structure par l’effet d’une clause de retrait ou d’une clause d’exclusion, la société demeurera tenue de lui rembourser la valeur de ses droits sociaux, ce qui suppose de faire procéder à une évaluation de ladite valeur.
L’opération a un coût et suppose l’intervention potentielle de plusieurs acteurs tels qu’un avocat, un expert comptable et ou un expert agricole et foncier.
En résumé, l’anticipation par l’insertion de clauses statutaires judicieuses et discutées entre les associés lorsque « le temps est au beau fixe » a le mérite, lorsque « le climat tourne au gros grain », de les dispenser de saisir le tribunal judiciaire d’une procédure forcément coûteuse, longue et dont l’issue est aléatoire.
II. Les modes de résolution amiables et judiciaires du conflit
Si l’insertion de clauses dans les statuts contribue en amont à la minimisation des conséquences d’un conflit entre associés, il s’avère fréquent en pratique qu’elles ne suffisent pas à l’éluder complètement, l’associé évincé pouvant notamment contester l’évaluation des parts sociales dont il doit être indemnisé.
Il se peut également que les statuts ne prévoient aucunes des stipulations évoquées ci-dessus, exigeant alors que le retrait ou l’exclusion de l’associé soient obtenus par la voie amiable (A) ou par la voie judiciaire (B).
A. Le recours aux modes alternatifs de règlement des litiges
Les modes alternatifs de règlement des litiges recouvrent diverses méthodes destinées à la résolution amiable des conflits entre associés.
Il s’agit notamment de procédures telles que la conciliation et surtout la médiation.
Ces modes alternatifs de règlement des conflits sont des recours envisageables dans toutes les situations de blocage.
Il ne s’agit plus à proprement parler de « transaction » avec les inévitables « concessions réciproques », mais bien de définir une solution qui convienne à tous.
Le cadre familial du conflit est propice à l’utilisation de la médiation, technique à même de dénouer des rivalités qui datent parfois de plusieurs décennies.
Le ressentiment qui s’est cristallisé avec le temps trouve souvent son origine dans les douleurs de l’enfance, les rivalités dans la fratrie ou bien dans les rancœurs amoncelées au fil du temps d’un couple qui ne s’aime plus.
En bref dans les situations de graves blocages, il n’est pas inutile avant d’envisager de « sortir l’artillerie judiciaire » de donner sa chance à la médiation.
Lorsqu’elle fonctionne c’est un gain de temps, d’argent mais également d’énergie mentale non négligeable.
L’opération aura un coût mais sans commune mesure avec ceux induits par une procédure judiciaire.
B. Le recours à la voie judiciaire, solution ultime
Les situations d’espèce sont variées et ont été abordées, pour exemple :
- L’associé qui exige le remboursement immédiat de son compte courant pourrait ainsi se voir opposé des délais de paiement en application de l’article 1343-5 du Code civil, qui pourront être ordonnés pour un maximum de deux ans en fonction de la situation du débiteur et des besoins du créancier.
- L’associé désireux de quitter la société en raison du conflit qui l’oppose au reste des associés pourrait quant à lui saisir le juge d’une demande tendant à obtenir son retrait pour juste motif sur le fondement de l’article 1869 du Code civil, la mésentente pouvant fonder un tel motif selon la Cour de cassation (Civ. 3ème, 11 février 2014, 13-11.197).
Une telle demande ne saurait toutefois prospérer si la société à laquelle appartient l’associé est un groupement foncier rural ou un groupement foncier agricole, en raison de l’interdiction posée à l’article L. 322-23 du Code rural et de la pêche maritime.
Il est enfin important de noter qu’il n’est pas possible de demander en justice l’exclusion d’un associé d’une société civile : seule l’insertion d’une clause dans les statuts pourrait l’habiliter.
À défaut, les associés en conflit devront continuer leur cohabitation, avec le risque de voir l’associé minoritaire bloquer les décisions requérant un vote à l’unanimité.
Dans cette hypothèse le recours à la notion d’abus de minorité, qui permet de faire désigner un mandataire ad hoc chargé de voter à la place de l’associé minoritaire dans un sens conforme à l’intérêt de la société, sera une possibilité.
L’abus de minorité suppose toutefois la réunion des trois conditions cumulatives suivantes :
- l’attitude de l’associé minoritaire doit être contraire à l’intérêt général de la société ;
- l’attitude de l’associé minoritaire doit empêcher la réalisation d’une opération essentielle pour la société ;
- l’attitude de l’associé minoritaire doit être motivée par l'unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l'ensemble des autres associés.
Il est en pratique difficile de démontrer que ces trois conditions sont remplies, ce qui explique que l’abus de minorité n’est que rarement admis par les juridictions devant lesquelles il est invoqué.
******************
En résumé, le recours au juge ne devrait s’envisager que de manière ultime en cas de conflits entre associés.
Privilégier la prévention par l’insertion de clauses statutaires discutées en toute transparence par des associés lorsqu’ils sont en paix est le meilleur moyen de se ménager, une fois la crise familiale survenue, une position stratégique bien plus confortable dans l’intérêt de la société que celle offerte par la seule lettre de la loi.
Toulouse, le 19 août 2021
Maître Isabelle GAYE, Avocat
avec l’aimable contribution de Monsieur Julien LOZE, Elève-avocat - EDASOP