Dans ses rapports avec les nouvelles technologies, le droit adopte toujours de prime abord une posture d’observation et de précaution.
C’est également le cas s'agissant de la blockchain, technologie de stockage et de transmission d’informations qui a trois propriétés principales : elle est fortement distribuée, décentralisée et infalsifiable. Pour l’heure, trois principaux cas d’usage de la blockchain sont observables.
D’abord, bien évidemment, la transmission de jetons fongibles ou non fongibles, c’est-à-dire de monnaie virtuelle ou de NFT.
Ensuite, la conservation, l’horodatage et la traçabilité de données dans un registre immuable.
Enfin, l’automatisation d’un certain nombre de tâches via le smart contract.
Si la blockchain est le genre, le smart contract en est une espèce parmi d’autres.
Pour comprendre le smart contract, il y a au préalable deux incompréhensions majeures à surmonter.
D’abord sa désignation. La traduction française de « smart contract » est « contrat intelligent ». Or il ne s’agit pas d’un "contrat", et encore moins d’un contrat "intelligent".
En effet, un smart contract n’est pas un contrat mais un protocole informatique, un algorithme destiné à gérer des obligations contractuelles. Ce programme permet de réaliser des actions avec une certaine automaticité, comme un transfert de monnaies, l’exécution d’une obligation ou encore l’extinction d’un acte juridique. Il ne s’agit donc pas d’un contrat mais d’une simple modalité d’exécution d’un contrat sous la forme d’un code informatique. Cependant, un smart contract peut être une annexe fonctionnelle de contrat ou être rattaché à un contrat.
Par ailleurs, il n’est pas « intelligent ». En effet, à une époque où l’intelligence artificielle est encore balbutiante, le programmeur doit déterminer en amont les hypothèses qui seront gérées par le smart contract et qui n’aura donc ni autonomie, ni prise d’initiative.
Le smart contract fonctionne selon le syllogisme formel : « if… , then… » (« si…, alors… »). Il exécute automatiquement des obligations préalablement définies sans intervention humaine et de manière désintermédiée. Sa traduction officielle, « automate d’exécution de clauses contractuelles », reflète d’avantage sa vocation à exécuter ce qui a été prévu. Or, dans un contrat, tout n’est pas prévisible.
Le plus souvent, un contrat réel encadre ce programme et en fixe les modalités de fonctionnement et les conséquences juridiques. Tout ne sera jamais smart contractualisable car il existe des obstacles technologiques et juridiques.
Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que les algorithmes ne sont pas neutres. Ils adoptent la morale des forts et sont commandés par une philosophie ultralibérale correspondant aux conceptions absolutistes de la théorie et de l’analyse économique du droit des contrats. Les codes sont en effet exploités aux fins de réduction des coûts, d’efficacité économique des droits du créancier et de mise à l’écart de l’intervention humaine.
La philosophie libertarienne à l’origine des blockchains publiques pose les bases d’un nouveau monde créé en totale autonomie vis-à-vis de l’État, posant ses propres règles et véhiculant ses propres valeurs. Or l’État a pour fonction essentielle de protéger les droits fondamentaux des administrés.
Le smart contractualisme, ce courant politico-techno-idéologique voulant tout réduire au smart contract à l’exclusion de toute autre norme, se verra freiner notamment par le droit français des contrats. Cependant le smart contract reste une réalité qui a vocation à se développer inéxorablement de manière exponentielle.
Ainsi, si conformément au principe d’innovation, le juriste devra appréhender cette technologie sans freiner le développement économique qu’elle apporte, il devra faire preuve de précaution et rester vigilant quant aux nombreuses incertitudes qu’elle renferme.
o L’opportunité d’une appréhension du smart contract par le droit des contrats
· L’optimisation contractuelle
Au stade de la formation du contrat d’abord, le smart contract permet de réduire les coûts, de réduire les délais et d’instaurer une plus grande sécurité. En effet, il est souvent difficile d’établir la preuve de la date de la remise d’un document de manière certaine, date faisant courir un délai de rétractation ou de droit de préemption par exemple.
Par ailleurs, le smart contract reposant sur la blockchain permet la saisie de données exactes et en temps réel des différentes phases du processus contractuel. Par exemple, à date une œuvre artistique n’est protégeable que lorsqu’elle est à l’état achevée. Par le smart contract, une œuvre artistique pourrait être protégée en temps réel au fur et à mesure de sa création. Cet horodatage à chaque étape de développement de la création permet d’avoir des preuves de dates certaines en cas de litige ultérieure sur la propriété de la création. La technologie permettra ainsi une authentification et une sécurité plus efficace.
Au stade de l’exécution du contrat ensuite, le smart contract permet d’optimiser l’efficacité et la rapidité de l’exécution du contrat. Dès lors qu’un fait est accompli, un document remis ou un acte réalisé, le smart contract automatise certaines tâches. L’exécution d’un contrat fiat conclu dans le monde physique sera ainsi assurée par un protocole de smart contract garantissant une plus grande effectivité et efficacité des engagements.
Par exemple dans le cadre d’un contrat de transport, tout retard constaté donnerait lieu au versement d’une indemnité de manière automatisée et désintermédiatisée directement auprès du transporté. L’engagement est ainsi plus efficace, notamment pour les débiteurs réticents et de mauvaise foi.
Par ailleurs, dans le marché des objets connectés et de la location d’appartement, un smartphone apposé devant la porte permet déjà de l’ouvrir, dès lors qu’il est établi que les fonds ont été versés au loueur. Dans le cadre de la location d’une voiture, une clé électronique cesserait de fonctionner en cas de non-paiement. Il peut également servir à l’échange d’électricité peer to peer dans un quartier ou un immeuble.
Encore, s’agissant d’une promesse classique, dès lors qu’une date prévue pour la réalisation d’une condition suspensive est dépassée, la promesse deviendra caduque. Les fonds seront restitués ou perdus en cas d’échec imputable, et ce sans besoin d’intervention humaine.
Dans le domaine des industries créatives, le smart contract peut devenir un outil d’excellence opérationnelle permettant d’optimiser la gestion de la chaîne de contrats notamment en automatisant la remontée des recettes. Par exemple, si le smart contrat prévoit que le compositeur de la top line d’une œuvre musicale aura droit à tel pourcentage pour chaque vente de l’œuvre, il en recevra directement le montant sur son wallet sans passer par la reddition de comptes, opaque, lente et aléatoire, surtout s’agissant des exploitations à l’étranger. Ou encore, s’agissant des œuvres de collaboration comme une œuvre cinématographique, les recettes générées par l’exploitation via les différents canaux de diffusion seront distribuées automatiquement aux différentes parties prenantes, qu’il s’agisse du réalisateur, du producteur ou du distributeur.
Par ailleurs, le smart contrat apporte plus de sécurité en ce que les documents remis sont infalsifiables. Lorsqu’il y a une multitude d’intervenants dans un projet complexe, le smart contract permet d’éviter les mauvais acheminements ou qu’une personne de mauvaise foi ne remette pas le document. Une plateforme pourrait accueillir tous les documents qui resteraient accessibles en en limitant l’accès.
S’agissant des actes de grande banalité, on pourrait se passer du tiers de confiance. Dans le domaine de l’internet et des objets connectés notamment, les plateformes numériques intermédiaires ont vocation à disparaître et être remplacées par des systèmes de blockchain et des smart contracts.
· Une révolution contractuelle totalement désintermédiée ?
Mais il n’y aura jamais de totale désintermédiation, ce qui serait préjudiciable au justiciable ou au consommateur. Il y aura toujours des hypothèses où des tiers seront imposés par la loi car il faudra identifier une personne pour imputer une responsabilité.
Le smart contract pourra prévoir l’intervention d’un nouveau tiers de confiance, l’Oracle, lien entre la blockchain et le monde, qui sera responsable d’intégrer dans la blockchain l’information manquante permettant au smart contract de produire ses effets.
Pour reprendre l’exemple d’une intempérie entraînant un retard de transport déclenchant une assurance, un oracle devra intégrer l’information après l’avoir vérifiée pour enclencher le smart contract.
Celui qui exercera cette nouvelle profession consistant à authentifier en amont les différentes données servant à automatiser la mise en place du smart contrat en supportera le risque. La fonction d'Oracle pourrait être exercée par des avocats ou des institutionnels classiques comme la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) ou l’Institut national de la propriété industrielle (INPI).
o Le nécessaire respect des règles étatiques par le smart contract
Bien que le législateur préfère encore attendre et observer l’évolution du marché et l’autorégulation par les acteurs s’appropriant cette technologie avant d’intervenir, il est certain que le smart contract devra à terme être régulé et encadré juridiquement.
· Une auto-régulation par le smart contract
Le smart contract, bien que supprimant certains risques, en fait naître de nouveaux.
Par exemple, le smart contrat ne peut encore gérer ni l’imprévu ni l’imprévisible. Or un contrat est par définition un pari sur l’avenir et ne peut pas tout prévoir
La qualité et l’efficacité du smart contract dépendra directement de la qualité du programmeur et des juristes qui l’accompagneront pour lui expliquer toutes les subtilités du droit des contrats. Cette notion d’ « imprévu » est d’autant plus importante en droit français des contrats qu’il est irradié de standards juridiques et de notions à contenu variable, surtout depuis l’Ordonnance n°2016-131 en date du 10 février 2016 dont l’objet était de rendre plus lisible et plus accessible le droit des contrats.
Par ailleurs, le contrôle de proportionnalité auquel se livre le plus souvent le juge judiciaire rend l’automaticité du smart contract délicate.
Un Digital right management (DRM) devra consister en la multiplication de clauses contractuelles destinées à encadrer les risques: clause de force majeure prévoyant les cas de problèmes de réseau indisponible, de piratage ou encore de corruption des données, clause de conciliation, clause de répartition des risques, clause exonératoire de responsabilité, clause pénale, clause de renégociation, clause de « hardship », clause d’attribution de juridiction, clause de choix du droit applicable, clause probatoire.
· Des concepts non smart contractualisables
Comment intégrer les notions de « bonne foi », d’ « effort raisonnable » ou encore de « disproportion manifeste » dans un smart contract ?
De même, certaines règles d’ordre public se concilient mal avec l’automaticité de l’exécution du contrat permise par le smart contract.
Comment la concilier par ailleurs avec le délai de grâce accordé par le juge au débiteur ?
Dans le cadre d’un contrat d’adhésion conclu avec un consommateur, une exécution automatique serait jugée abusive et en conséquence privée d’effet par le juge.
L’automaticité de la sanction pourrait être incompatible avec le droit des procédures collectives.
En matière de droit bancaire, la banque qui procéderait à une rupture abusive de crédit se verrait sanctionnée.
Un enjeu de souveraineté nationale est également à prendre en compte. En matière de droit des marques, si la blockchain permet d’avoir des preuves de dates certaines des différentes étapes de développement de la création d’un logo par exemple, le titre de propriété ne peut quant à lui être fourni que par une institution nationale, l’INPI en France.
Enfin, les sociétés de gestion collective ne laisseront jamais leur métier totalement se blockchainiser. La blockchain pourra en revanche les aider à optimiser la gestion des droits de propriété littéraire et artistique, longue et compliquée. La blockchain ne va pas remplacer ces mécanismes mais les supporter.
La désintermédiation totale se voit ainsi confrontée :
- à des limites technologiques: il y a des notions juridiques qu’on ne parvient pas encore à intégrer dans un smart contract ;
- à des limites juridiques: des conditions de formes doivent être respectées pour avoir force probante.
En tout état de cause, blockchain et smart contract n’échapperont pas à leur destin juridique.
Avocat spécialisé en Droit de l'immatériel et des industries créatives, je suis à votre disposition pour toute intervention, en conseil ou en contentieux.
Me. Ronn HACMAN
Avocat à la Cour
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