Si Oxmo Puccino et Damso sont respectivement les Jacques Brel et Serge Gainsbourg de la génération Hip-Hop, Claude M’Barali dit « Mc Solaar » en est sans aucun doute le George Brassens. Et pourtant, l’œuvre fondatrice de ce pionner du rap français est restée pendant près de 20 ans indisponible au public.
En effet, les 4 premiers albums sortis sous Polygram (devenue propriété du groupe Universal Music) Qui sème le vent récolte le temps, Prose combat, Paradisiaque et Mc Solaar sont retirés de la vente en 2000. Depuis lors, ces 4 albums ne sont plus édités, ni sur support physique, ni en téléchargement légal, faute d’accord commercial trouvé entre l’artiste et son ancien label.
Il a fallu attendre l’année 2021 pour qu’un accord soit conclu et que ces premiers albums soient réédités en vinyle et CD, et accessibles sur les plateformes de streaming.
Retour sur les faits.
Mc Solaar signe un contrat d’artiste le 12 septembre 1990 par lequel il concède à la société Polygram l’exclusivité de ses enregistrements pour une durée de 5 ans. Ce contrat est remplacé par un contrat en date du 2 août 1993 par lequel l’artiste cède au producteur l’exclusivité de ses enregistrements, en vue de leur fixation et reproduction sur phonogrammes et vidéogrammes, pour la durée nécessaire à l’enregistrement de 3 albums, soit un délai maximum de 4 ans à compter de la signature du contrat.
Après l’important succès de ses premiers albums (Qui sème le vent récolte le temps sorti en 1991 et Prose combat sorti en 1994), MC Solaar compose deux albums qu’il remet à sa maison de disque Polygram pour publication sous la forme d’un double album.
Or, allant à l’encontre des choix de l’artiste, le label publie les deux disques séparément : Paradisiaque sort le 17 juin 1997 (ci-après l’ « Album 2 ») et MC Solaar sort le 21 juillet 1998 (ci-après l’ « Album 3 »).
L’artiste saisi le Conseil des Prud’hommes aux fins d’obtention de la résolution du contrat pour violation de ses engagements contractuels par le producteur, et par là même la restitution des enregistrements litigieux (ci-après « masters »).
Les Prud’hommes donnent droit à l’artiste en 1997, décision confirmée par la Cour d’appel de Paris le 5 avril 2002, qui prononce:
- la résolution judiciaire du contrat aux torts exclusifs du producteur pour violation grave de ses engagements contractuels;
- l’interdiction pour le producteur d’exploiter les enregistrements et l’ordre de remise sous astreinte des enregistrements à l’artiste.
Considérant avoir respecté ses engagements, le groupe Universal Music forme un pourvoi en cassation, posant en substance à la Haute juridiction deux questions juridiques :
- peut-on violer un contrat aux clauses contradictoires ?
- la résolution du contrat d’artiste entraîne-t-elle la remise des masters au cocontractant ?
Par un arrêt en date du 21 juin 2004, la Chambre Sociale de la Cour de cassation a pu considérer qu’il y a eu effectivement violation du contrat par le producteur, ce qui entraîne sa résolution et la remise des masters litigieux à l’artiste.
o La violation du contrat d’enregistrement phonographique
- L’objet du contrat d’enregistrement exclusif: 3 albums en 4 ans
Le contrat d’enregistrement phonographique, dit aussi « contrat d’artiste », est un contrat de travail soumis aux règles du droit social, raison pour laquelle l’action attentée relève de la compétence des Prud’hommes.
L’obligation principale du contrat d’artiste est l’obligation mutuelle d’enregistrer. Ce contrat d’engagement prévoit donc une prestation à exécuter par l’artiste, en contrepartie d’un salaire versé par le producteur.
L’interprète doit proposer des titres à enregistrer, mettre au point le programme d’enregistrement, se rendre aux séances de studio réservées par le producteur et exécuter sa prestation. Du côté du producteur comme de celui de l’artiste, cette obligation de résultat est restreinte au nombre d’enregistrements prévus au contrat, en l’espèce 3 albums.
Dans la pratique et comme c’est le cas en l’espèce, la plupart des contrats d’enregistrement sont assortis d’une exclusivité au profit du producteur. En théorie, l’interprète et le producteur sont censés être habités d’une volonté commune de travailler ensemble pendant une certaine durée et de développer une carrière artistique sur des bases mutuellement acceptées.
Pour le producteur, l’exclusivité correspond au délai qu’il estime cohérent pour développer la carrière phonographique de l’interprète. Au-delà du point de vue artistique, cette exclusivité constitue une garantie de récupération de l’investissement d’enregistrement et de promotion.
Pour l’artiste-interprète, cette exclusivité est dans un premier temps une garantie d’enregistrement. Le producteur a en effet l’obligation de financer l’enregistrement et la commercialisation du minimum de titres convenu, en l’espèce 3 albums.
Pourtant, en cas de succès, l’exclusivité peut vite être vécue comme une contrainte par l’interprète car elle l’empêche de signer chez un concurrent aux propositions plus intéressantes. En effet, pendant toute la durée de l’exclusivité, l’interprète ne peut conclure aucun contrat ayant un objet similaire à celui conclu avec le producteur. La violation de l’exclusivité pourrait entraîner la résiliation du contrat aux torts de l’interprète, le versement de dommages intérêts, et éventuellement la mise sous séquestre des redevances dues au titre de l’exploitation des nouveaux enregistrements litigieux.
Or, cette exclusivité a une durée déterminée qui correspond à la durée contrat.
Le contrat prévoyant la réalisation de 3 albums, le pourvoi prétend en filigrane que l’artiste aurait agi de mauvaise foi en remettant les masters des Albums 2 et 3 à 8 jours d’intervalle afin de s’affranchir plus rapidement du contrat.
Il est intéressant de noter que depuis cet arrêt, afin d'éviter qu'un artiste n'évacue son obligation trop rapidement en fournissant un "double album", la pratique contractuelle de l'industrie précise désormais expressément que la réalisation de plusieurs supports phonographiques réunis dans un conditionnement unique comptera comme un album simple.
- Une histoire de dates
Le contrat prévoyait des clauses contradictoires.
Il y été prévu d’une part que « le délai de commercialisation en France entre deux albums ne saurait être inférieur à 12 mois minimum », et d’autre part que le délai de commercialisation après remise des enregistrements ne devait pas excéder 3 mois.
La bande de l’Album 2 ayant été remise le 12 mars 1997, le producteur avait donc 3 mois pour procéder à sa sortie commerciale, soit jusqu’au 12 juin 1997. Universal procède à la sortie de l’Album 2 le 17 juin 1997.
Par ailleurs, la bande de l’Album 3 ayant été remise le 17 mars 1997, le producteur avait 3 mois pour procéder à sa sortie commerciale, soit jusqu’au 17 juin 1997.
Cependant, il devait en parallèle respecter le délai minimum de 12 mois séparant la commercialisation de deux albums, et donc ne pas sortir l’Album 3 avant le 17 juin 1998, l’Album 2 étant sorti le 17 juin 1997.
Universal ne pouvait pas respecter les deux clauses à la fois.
Universal procède à la sortie de l’Album 3 le 21 juillet 1998, respectant ainsi le délai séparant la commercialisation de deux albums, mais franchissant le délai de commercialisation après remise des masters.
La date de sortie commerciale ou le délai maximum séparant la fin de l’enregistrement à la date de sortie commerciale est impérative car cette date ou ce délai sont utilisés pour décompter la durée d’exclusivité. Faute de cette précision, il impossible de déterminer la durée minimum ou maximum du contrat.
Le rédacteur du contrat doit donc veiller à ce que chaque délai soit indiqué au moins dans une fourchette minimum / maximum, et que chacun de ces délais ait un point de départ localisable dans le temps. À défaut, le producteur risque une requalification du contrat en contrat à durée indéterminée, et partant une perte de l’exclusivité d’enregistrement initialement consentie, cette exclusivité ne pouvant avoir une durée indéterminée.
En l’espèce, le producteur soutenait que l’artiste aurait remis les bandes des Albums 2 et 3 à 8 jours d’intervalle de mauvaise foi pour mettre fin au contrat, parachevant ainsi son obligation d’enregistrer 3 albums.
La Cour d’appel, soutenue par la Haute Cour, relève cependant qu’aucune clause contractuelle n’interdisait le défendeur au pourvoi de remettre ses enregistrements à 8 jours d’intervalle.
Par conséquent, l’impossibilité dans laquelle se trouvait le producteur de respecter simultanément les deux délais contradictoires pour la commercialisation de l’Album 3 n’était pas imputable au chanteur.
Par ailleurs, le délai maximum de 4 ans pour la réalisation de l’enregistrement des 3 albums prenait fin le 2 août 1997.
Or la Cour d’appel considère que le producteur a également outrepassé ce délai et prolongé le contrat au-delà de son terme, en commercialisant l’Album 3 le 21 juillet 1998. Cela est plus contestable, les 3 albums ayant en effet été réalisés lors de la remise de l’Album 3 le 17 mars 1997, soit antérieurement à la fin du délai de 4 ans, le 2 août 1997.
En tout état de cause, la Cour de cassation considère que le producteur a effectivement gravement violé ses engagements contractuels, et que par conséquent le contrat doit être résolu à ses torts exclusifs.
o L’effet de la violation du contrat
- Le bénéfice de la cession des droits au producteur : la propriété des masters
La durée des droits d’exploitation cédés au producteur est distincte de la durée du contrat.
En effet, si les clauses liées aux conditions d’exécution de l’enregistrement sont régies par le droit social, l’interprète étant un salarié, l’exploitation des enregistrements est quant à elle soumise au droit de la propriété intellectuelle, l’interprète étant par ailleurs titulaire de droits voisins.
Au même titre que le producteur bénéficie de droits voisins sur l’enregistrement sonore en raison de son apport financier (article L213-1 du Code de la propriété intellectuelle), l’artiste-interprète se voit reconnaitre de par la loi des droits voisins sur l’enregistrement sonore en raison de sa prestation artistique. Ce droit comprend notamment le droit d’autoriser ou non l’exploitation de sa prestation (L212-3 CPI). Cela a pour conséquence l’obligation pour le producteur voulant enregistrer ou utiliser la prestation d’un artiste-interprète d’obtenir au préalable son autorisation écrite de fixer, reproduire et communiquer au public cette prestation.
En conséquence, bien que le contrat soit d’une durée déterminée s’agissant du volet "exécution du contrat de travail", les droits d’exploitation des prestations sont cédés pour une durée supérieure et, dans la quasi-totalité des cas, pour la durée des droits reconnus aux artistes-interprètes, c’est-à-dire cinquante ans à compter de l’année civile suivant celle de l’interprétation.
Dans ces conditions, lorsque la durée du contrat prend fin quel qu’en soit la raison, l’interprète se trouve délié de son obligation d’enregistrer, mais le producteur, propriétaire des masters et des droits cédés par l’interprète, peut continuer d’exploiter les enregistrements pendant toute la durée des droits cédés, sous réserve de respecter les clauses de rémunération (royalties, dates et conditions de règlement, …).
C’est effectivement ce que prévoyait le contrat d’enregistrement : la cession par l’artiste au producteur de la pleine et entière propriété des exécutions demeurait irrévocablement acquise même après la fin du contrat.
Par conséquent, selon le pourvoi, quand bien même la résolution du contrat serait prononcée, la cession opérée serait acquise et le producteur de phonogrammes conserverait son droit d’exploitation sur les enregistrements. C’est la raison pour laquelle le demandeur au pourvoi considère que l’arrêt attaqué a violé la loi en ce qu’il interdit au producteur d’exploiter les enregistrements en vertu du contrat résolu.
- La résolution judiciaire : l’anéantissement rétroactif du contrat et la restitution des masters
Le pourvoit invoque l’article 8-3 du contrat qui précisait que « la société demeure cessionnaire des biens meubles que constituent les matrices des enregistrements ».
En effet, mis à part les droits d’exploitation du master, Universal est le propriétaire du support de son en ce qu’il a pris l’initiative et la responsabilité de la première fixation de la séquence de son.
C’est la raison pour laquelle selon le pourvoi la Cour d’appel ne pouvait contraindre Universal sous astreinte à remettre ce support à l’artiste-interprète. Le producteur tient cette propriété de par la loi, l’article L111-3 du CPI disposant que « la propriété incorporelle […] est indépendante de la propriété de l’objet matériel. »
Cependant, la violation du contrat par le producteur a engendré la résolution du contrat à ses torts exclusifs. La Haute Cour rappelle que cette résolution a provoqué l’anéantissement du contrat, et subséquemment la remise des parties en l’état où elles se trouvaient antérieurement.
Or, avant le contrat, le producteur ne disposait ni des bandes ni des droits y relatifs. L’interdiction d’exploitation des enregistrements réalisés prononcée par la Cour d’appel est donc justifiée, l’ordre de la remise de supports à l’artiste n’étant qu’un moyen d’en assurer l’exécution.
Bien qu'en possession des masters pendant toutes ces années, Mc Solaar ne disposait pas des droits y relatifs et n’avait donc pas la possibilité de les exploiter. Il est heureux que les deux parties soient enfin parvenus à un accord, pour notre plus grand bonheur.
Avocat spécialisé en Droit de l'immatériel et des industries créatives, je suis à votre disposition pour toute intervention, en conseil ou en contentieux.
Me. Ronn HACMAN
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