Jeudi 3 octobre 2019, un employé de la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) a poignardé à mort quatre de ses collègues.
Apres l’effroi et des heures de flottements, la réalité ne pouvant à l’évidence plus être minimisée, la piste de la radicalisation est désormais privilégiée.
Et l'enquête, diligentée jusqu'alors par le parquet de Paris, a été reprise sous les qualifications d'assassinat et tentative d'assassinat sur personne dépositaire de l'autorité publique en relation avec une entreprise terroriste", ainsi que pour "association de malfaiteurs terroriste criminelle".
C’est notamment grâce l’étude du téléphone, de cet homme converti à l’islam, que l’enquête s’est finalement orientée vers une attaque djihadiste.
Et nombreux sont à se demander comment un employé a-t-il pu perpétrer une telle attaque au cœur d’un prestigieux service de renseignement ? au cœur de ce qui était censé être l’endroit le plus sécurisé de France ? comment a-t-il pu passer à travers les mailles du filet ?
Sont-ils nombreux à avoir ainsi infiltré nos institutions ?
Un véritable séisme dans l'institution policière car, cette fois, l’attaque est venue de l'intérieur.
Ce n’est pas nouveau, les menaces de radicalisation islamiste n'épargnent pas le monde des entreprises.
A la suite des différentes attaques terroristes dont a été victime la France, il a été demandé aux entreprises plus de vigilance pour détecter la radicalisation de certains de leurs salariés en pleine dérive islamiste.
Ainsi et notamment, un des terroristes du Bataclan, a travaillé à la RATP pendant quinze mois avant de démissionner.
Ce phénomène, parfois difficile à identifier, peut désorienter les DRH et les managers qui disposent de peu d'outils pour faire face.
Ces entreprises ont donc la mission délicate de concilier leur politique de recrutement et la sécurité maximale.
Or, les fiches S n'ont pas vocation à être consultées par tout le monde. Et l'employeur qui recrute un salarié n'a pas non plus accès au casier judiciaire, qui est un document confidentiel.
En tout état de cause, un salarié peut se radicaliser très vite sur Internet et infiltrer les syndicats dans des entreprises cibles de choix pour les terroristes. La question de la marge de manœuvre des chefs d'entreprise se pose ;
Et la réponse n’est pas aisée car les employeurs peuvent craindre de se voir poursuivis pour discrimination ou risquer de voir les sanctions disciplinaires annulées.
L’attaque de la Préfecture a cela de particulier en ce qu’il ne s’agit plus seulement du « monde des entreprises », mais du temple du renseignement…de la police des polices.
Car l’auteur des tueries avait accès à des informations ultrasensibles, entre autres celles en lien avec l'islam radical.
Il disposait d'une habilitation secret-défense, situation qui impose une enquête administrative approfondie. Mais comment sanctionner quelque chose qui n’est pas définie par la loi ? autrement dit, qu’est-ce que la radicalisation ?
Le terme de radicalisation n’est pas juridiquement défini.
Et rien n'existe dans le Code du travail en rapport avec cette question. Alors, c’est le comportement de la personne qui est décrypté, et l’employeur va alors tenter d'identifier s'il repère des choses à sanctionner.
Ainsi, il s’agira d’évaluer des signes, des attitudes, des propos, qui témoignent d’une possible radicalisation.
Mais pas seulement, puisque ces « signes » devront pour mener à une sanction , empêcher la bonne marche d'une entreprise ou d'un service.
Par exemple, un salarié qui refuse du jour au lendemain de serrer la main d'une femme ou qui fait du prosélytisme religieux sur le lieu de travail pourra probablement être considéré radicalisé.
Par exemple, après les attentats de Charlie Hebdo, dans des discussions autour de la machine à café, les salariés qui clamaient que les meurtres étaient mérités car des journalistes ont insulté le prophète, pouvaient être considérés comme radicalisés.
S’agissant de l’auteur de la tuerie de la préfecture, plusieurs indices concordants semblent intriguer la brigade criminelle :
- Une conversion à l'islam il y a au moins un an et demi
- Des liens avec un prédicateur d'une mosquée du Val-d'Oise connu de la DGSI.
- Après la tuerie à Charlie Hebdo. Il aurait dit : "C'est bien fait !". Il aurait d'ailleurs fait l'objet d'un signalement après l'attentat de janvier 2015.
- Le 30 août de la même année, il relayait sur Facebook un article jugeant que « la France est classée en tête des pays les plus islamophobes d'Europe ».
- Le refus de serrer la main aux femmes
Malgré plusieurs alertes sur une possible radicalisation après sa conversion à l'islam, un djihadiste en puissance était donc employé dans l'un des principaux services de renseignement français, en pointe dans la lutte contre l'islam radical.
Et le député Éric Diard évoque une "trentaine" de suivis pour radicalisation sur 150.000 policiers. Il a été révélé qu’entre 2012 et 2015, dix-sept cas « problématiques », allant de la prose antisémite à l'appel au meurtre contre le chef de l'Etat, en passant par l'insulte à l'uniforme avaient été constatés dans la police.
C'est notamment le cas de cette jeune fonctionnaire qui, en septembre 2014, se présente un hijab devant un médecin, et refuse sa visite médicale… avant d'assimiler son pantalon de service à une « saleté de torchon de la République ».
Même si la définition de la radicalisation est complexe… Et il sera argué qu’il ne faut pas confondre radicalisation et pratique religieuse.
Dans les faits, un barbu, une femme qui veut se voiler au travail du jour au lendemain ou une personne qui exige un local pour prier cinq fois par jour, ne sont pas forcément des personnes radicalisées.
Ainsi, par une décision du 24 janvier 2014, Le tribunal administratif de Nice a invalidé un arrêté pris par le préfet des Alpes-Maritimes qui suspendait l’habilitation d’un agent de sureté aéroportuaire de l'aéroport de Nice soupçonné de "radicalisation religieuse".
L’employé, français d’origine algérienne, travaillant au service de contrôle des bagages en soute, avait été suspendu à cause d'un "certain nombre de « présomptions ».
Ainsi, le fait qu'il ne faisait pas la bise à ses collègues féminines ou encore qu'il "répondît en arabe" à certains interlocuteurs.
Le jeune homme n'aurait également, "pas montré de répulsion" à l'évocation de certains "actes terroristes" selon l’arrêté préfectoral.
Ces « présomption » n’ont pourtant pas suffit à caractériser la radicalisation…
Mais, rappelons que cette jurisprudence est antérieure à la série d’évènements dramatiques de Charly Hebdo, de l’Hyper Cacher, du Bataclan, de Nice. L’attaque venue de l’intérieur, dans l'institution policière fera-t-elle évoluer les choses ? Quels sont les outils de l’employeur ? Peut-il licencier ?
A partir du moment où le dialogue est rompu, il faut se demander comment un employeur peut se séparer d'un salarié qu’il soupçonne radicalisation.
Ainsi, dans le secteur privé, le licenciement pour radicalisation est à la discrétion de l'employeur. Le fait pour un salarié de faire l’apologie du terrorisme ou de crimes perpétrés, constitue une infraction pénale (Article 421-2-5 du code pénal). Dans ce cas, le licenciement sera fondé.
Le Conseil des Prud’hommes de Bourges a confirmé le 30 novembre 2015, le licenciement pour faute grave d’un éducateur, pour avoir fait l’apologie du djihadisme sur sa page Facebook.
Cet éducateur avait été licencié pour avoir publié sur les réseaux sociaux des photos évoquant le jihad. L'une le montrait costumé en djellaba avec la légende "en route pour le jihad ».
Sur les deux autres, on pouvait voir des hommes d'origine arabe arborant des armes. Son employeur avait pris la décision de le licencier en octobre 2014. Il avait estimé alors que l’attitude de son salarié "banalisait et justifiait le djihad".
Ce qu'il jugeait "incompatible" avec une fonction d'éducateur, chargé de jeunes exclus de l'école à cause de troubles du comportement ou ayant des comportements inadaptés.
Mais, la seule crainte de l’employeur, quand bien même légitime, que son salarié radicalisé se livre à un acte terroriste dans le cadre de son travail et tout particulièrement à l’intérieur de l’entreprise, peut-elle justifier un licenciement ?
Car cette seule crainte relève de l’hypothèse et de la supposition.
Licencier exige d’avancer des faits tangibles, sauf si toute l’activité de l’entreprise est considérée comme sensible.
Récemment, la société qui exploite l'autoroute blanche et le tunnel du Mont Blanc (AMTB) a décidé de se séparer d'un de ses salariés manifestement en voie de radicalisation.
Il aurait été repéré lors de perquisitions conduites dans le cadre de l'état d'urgence après les attentats du 13 novembre. L’AMTB a justifié cette décision, en raison du caractère sensible de son exploitation.
Mais, toutes les entreprises ne sont pas considérées comme des lieux dits « sensibles » et doivent pourtant être en mesure d’agir sans tomber dans l’écueil de la discrimination.
Alors que faire ?
Les initiatives se multiplient : des formations, des guides de laïcité, propositions de loi…
Finalement, pour ne pas tomber dans le piège évident de la violation des libertés individuelles et de la discrimination, l’employeur n’a-t-il pas intérêt à se placer uniquement sur terrain de l’intérêt de l’entreprise ? En effet, il faudra prouver que le comportement de ce salarié, par ailleurs soupçonné de radicalisation, est de nature à empêcher la bonne marche d'une entreprise ou d'un service.
De la même manière, la Cour de Cassation considère que perte de confiance ne peut être considérée comme une cause réelle et sérieuse de licenciement mais comme la conséquence des faits reprochés a un salarié.
A titre d’exemple si la radicalisation soupçonnée a donné lieu à des absence répétées ou à une insubordination ;
Le licenciement pourra être motivé.
Il s’agira donc de prouver que le comportement du salarié nuit à l'entreprise. A titre d’exemple, un manutentionnaire qui refuse de toucher à des caisses contenant de l’alcool pourra être considéré comme insubordonné.
De même, si un boucher, indique qu'il ne veut plus manipuler du porc, il pourra être considéré qu'il ne fait pas son travail.
Son licenciement ne devra se fonder que sur cette base-là. Il faut donc que les prises de position du salarié l'empêchent de remplir sa mission correctement. D’où l’extrême prudence requise lors de la rédaction de la lettre de licenciement.
Force est de constater que la procédure est opaque, prudente et finalement assez peu transparente ; on parle « d’avis d’incompatibilité », « d’indices concordants » ;
On utilise des « artifices », des subterfuges pour ne pas froisser ou par manque d’outils juridiques.
Une chose est certaine, la majorité des entreprises, se déclare prête à renforcer leurs échanges avec les forces de police au travers notamment de signalements ou d’avis préalables à l’embauche.
Se pose toutefois la question de la responsabilité des syndicats qui ont souvent fermé les yeux sur ce genre de situation, cédant parfois à des revendications purement communautaires pour ne pas se priver d’adhésions et de votes aux élections professionnelles.
Et se pose désormais la question de l’efficacité d’un signalement a une institution que l’on sait elle-même infiltrée….
Qu’en est-il de ce fameux principe de précaution qui permet aujourd’hui d’agir dans de nombreux domaines, par anticipation, notamment en matière de santé publique ? la sécurité nationale ne peut-elle pas être invoquée ? N’est-ce pas là le signal d’une nécessité impérieuse d’une réflexion sur le sujet ? d’une prise de conscience ? de la nécessité de sortir d’un certain déni et d’aller vers un encadrement juridique claire et transparent de la notion de « radicalisation islamiste » ?
« car en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli » ( Dixit Victor Hugo).