En 1854, la Cour de cassation a posé le principe selon lequel le contribuable est libre de choisir une voie qui lui paraît la plus adaptée, en particulier d’opter pour une voie moins imposée (Cass. Civ. 24 avril 1854, D. 1854, I, 157. CE 16 avril 1969, req. 68662).
Cependant, certains montages sophistiqués d'optimisation fiscale peuvent s'avérer dangereux.
Il pèse sur eux un risque de requalification fondé sur la procédure d'abus de droit fiscal prévue à l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales.
Comme le résume bien M. le Professeur Maurice Cozian, « l’abus de droit est le châtiment des surdoués de la fiscalité. Bien évidemment, ils ne violent aucune prescription de la loi et se distinguent en cela des vulgaires fraudeurs qui par exemple dissimulent une partie de leurs bénéfices ou déduisent des charges qu’ils n’ont pas supportés. L’abus de droit est un péché non contre la lettre mais contre l’esprit de la loi. C’est également un péché de juriste ; l’abus de droit est une manipulation des mécanismes juridiques là où la loi laisse la place à plusieurs voies pour obtenir un même résultat ; l’abus de droit, c’est l’abus des choix juridiques ».
Prévue par l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF), la procédure d'abus de droit permet à l'administration d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, des contrats, conventions ou montages juridiques qui sont fictifs ou qui, bien que licites, n'ont pour seul et unique but que celui d'atténuer ou éluder la charge fiscale d'un contribuable.
L'utilisation de cette procédure reste, certes, marginale. Cependant, il parait utile, au regard des récents remaniements de cette procédure, d'en rappeler les enjeux.
I - les caractéristiques de l'abus de droit
La loi de finances rectificative pour 2008, commentée en septembre 2010 par trois instructions fiscales, a modifié la procédure d'abus de droit ayant eu pour effet :
• d'en préciser et unifier la définition ;
• d'en étendre le champ d'application.
A - Définition de l'abus de droit fiscal
L'article L. 64 du Livre des procédures fiscales dispose qu’ « afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ».
L'abus de droit fiscal est à distinguer de deux autres situations :
• la simple erreur de qualification par les parties de l'acte juridique entraînant des conséquences fiscales différentes de celles qui auraient prévalu si la qualification était exacte. Dans ce cas, l'administration répare une erreur et n'est pas fondée à redresser le contribuable sur le fondement de l'abus de droit ;
• l'acte qui n'aurait pas été accompli dans l'intérêt de l'entreprise mais dans l'intérêt d'un tiers (ce peut être un tiers à la société, un associé, un dirigeant...). Dans ce cas, l'administration dispose de la procédure de l'acte anormal de gestion.
En cas de contrôle fiscal, l'administration peut se prévaloir de cette procédure dans deux cas de figure distincts : les actes fictifs et les actes qui poursuivent un but exclusivement fiscal.
B - Les actes fictifs
Ces actes sont, en réalité, une simulation visant à tromper l'administration fiscale.
À titre d'exemples, il est possible de citer les trois cas de simulation rencontrés dans la pratique:
• l'acte fictif stricto sensu où une composante de l'opération fait défaut, par exemple un bail dont le loyer n'est jamais payé ;
• l'acte déguisé c'est-à-dire un acte auquel on donne une autre qualification juridique artificielle, par exemple une vente sans contrepartie réelle et qui s'analyse plutôt comme une donation déguisée ;
• l'interposition de personne c'est-à-dire un acte réalisé par l'intermédiaire d'un prête-nom.
C - Les actes qui poursuivent un but exclusivement fiscal
Ces actes, bien que licites, s'apparentent à une fraude à la loi en ce que le contribuable ne poursuit qu'un seul et unique objectif : celui d'atténuer ou d'éluder la charge fiscale qui aurait, normalement, due être la sienne en l'absence de ces actes.
Cet objectif exclusif peut prendre différentes formes : la réduction d'une dette fiscale, la perception indue d'un crédit d'impôt ou de l'augmentation abusive d'une situation déficitaire.
L'article L. 64 du Livre des procédures fiscales prévoit deux conditions cumulatives :
• la recherche du « bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs » ;
• et le fait que ces actes « n'ont été inspirés par aucun autre motif autre que celui d'éluer ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportés eu égard à sa situation et à ses activités réelles ».
L'attention doit être attirée sur deux points :
D'une part, la notion du « but exclusivement fiscal » suppose que le montage ait été effectivement dépourvu de toute substance juridique ou économique. La seule motivation du contribuable est d'atténuer ou d'éluder la charge fiscale. Si ce dernier poursuit d'autres objectifs, financiers, économiques ou juridiques, son intention ne saurait être qualifiée d'exclusivement fiscale. L'abus de droit ne pourrait être invoqué par l'administration.
De l'autre, il subsiste une difficulté d'interprétation, source d'insécurité juridique, quant à ce qu'il convient d'entendre par « textes ou décisions » mais aussi sur la notion d' « objectifs poursuivis par les auteurs ».
Ces difficultés n'ont été que partiellement levées par la parution de trois instructions administratives du 9 septembre 2010 venant commenter la procédure d'abus de droit nouvelle version.
Ces instructions indiquent que « les textes » dont il est question sont les lois et les règlements y afférent. Dans ce cas, il conviendra de revenir à la loi et aux travaux préparatoires en vue de connaître les intentions du législateur et, par incidence, ceux du pouvoir réglementaire en charge de la production des décrets et arrêtés.
Quant aux « décisions », il s'agit, notamment, des instructions fiscales allant au delà de la simple interprétation d'une norme et qui, de ce fait, sont créatrices de droits. Le contribuable s'en prévalant dans un but exclusivement fiscal et en faisant une application littérale contraire à l'intention de son auteur, peut commettre un abus de droit.
Or, l'identification de tels objectifs n'est pas évidente pour une loi, elle paraît l'être encore moins pour une circulaire ou instruction. Comment, alors, retrouver l'objectif poursuivi par l'administration fiscale, d'autant qu'elle ne propose aucune méthode ou grille de lecture permettant de rechercher « les objectifs des auteurs ».
II - Mise en œuvre de la procédure
A - Les opérations juridiques complexes susceptibles d'entrer dans le champ de l'abus de droit fiscal
En principe, le contribuable peut toujours choisir parmi deux solutions légales, celle qui serait la plus avantageuse au niveau fiscal. Se pose donc la question de la frontière entre l'habileté fiscale et la manœuvre frauduleuse.
Toutefois, les services fiscaux ont une conception extensive de l'abus de droit, notamment concernant certains montages fiscaux. L'administration utilise couramment des indices afin de qualifier une opération comme étant un abus de droit.
Les indices qui reviennent fréquemment sont les suivants :
• montages juridiques trop complexes ;
• conditions de création et de fonctionnement d'une société destinée à détenir des titres d'autres sociétés ;
• sociétés de capitaux ayant pour principale activité la gestion patrimoniale de titres;
• sociétés sans réelle activité économique ou ayant des activités économiques inhabituelles ;
• succession rapide d'opérations.
De ce fait, une menace pèse toujours sur certaines opérations que l'on retrouve couramment dans la vie des sociétés.
Des précisions récentes, en date du 27 janvier 2011, ont été apportées par le juge de l'impôt concernant des opérations dites « LBO » ou Leverage Buy Out et conduisent la Haute Juridiction à leur validation jurisprudentielle.
Cette technique, utilisée couramment depuis une vingtaine d'années, consiste en la création d'une société en vue d'en racheter une autre, dite société « cible ».
La société nouvellement créée dispose, par le biais d'apports, de fonds propres et s'endette auprès d'un établissement bancaire. Par la combinaison de ces deux moyens de financement, la société est capable de racheter les titres de la société cible. L'intérêt fiscal d'une telle opération consiste en la déduction des intérêts d'emprunt au niveau de la société acquéreuse et le remboursement de sa dette par la perception des dividendes de la cible. De plus, cet intérêt se trouve renforcé lorsque cette société opte pour le régime mère/fille à condition de détenir 5% et plus des titres de la cible, voire pour le régime d'intégration fiscale si la détention est au moins égale à 95% des titres.
Pour qualifier une telle opération d'abus de droit, l'administration se fonde sur le fait que la société n'est constituée que dans un seul et unique but : le rachat de la cible et n'a pas de réelle substance économique.
Un tel montage recherche le bénéfice d'une application littérale des textes, à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs et sans autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales.
Ce type d'opérations est généralement admis par le Conseil d'Etat qui admet les arguments des contribuables consistant à dire qu'il existe bien un autre intérêt que l'intérêt fiscal, notamment, un intérêt financier puisque le prêt réalisé par la société créée est garanti par la valeur des titres de la cible inscrits à l'actif du bilan. De plus, le gain fiscal n'est que temporaire puisqu'une opération de LBO vise à acquérir une société saine et économiquement viable dégageant des bénéfices importants. Dès lors, les titres à l'actif de la société acquéreuse ont vocation à prendre de la valeur et feront l'objet d'une imposition en cas de cession.
B - Les impôts concernés
Cette procédure concerne l'ensemble des impôts et peut être mise en œuvre lorsque la situation constitutive de l'abus de droit porte sur la base imposable, sa liquidation et son recouvrement.
C - La procédure
Lorsque l'administration entend redresser le contribuable sur le fondement de l'abus de droit, cette dernière doit respecter une procédure formelle dont il convient de rappeler les principaux points.
D'abord, la proposition de rectification doit comporter le nom, la qualité de l'agent ainsi que sa signature. Ce dernier doit avoir au moins le grade d'inspecteur divisionnaire. Par ailleurs, le recours à cette procédure doit apparaître clairement dans la proposition et être motivé afin de permettre au contribuable d'accéder aux garanties offertes. L'absence d'une de ces conditions permet de faire invalider la procédure pour vice de forme.
Ensuite, le contribuable dispose de 30 jours pour adresser sa réponse s'il n'est pas d'accord avec les motivations invoquées par l'administration.
De plus, ce dernier aura la faculté de saisir le Comité de l'abus de droit fiscal, faculté également offerte à l'administration. Cette autorité est chargée de délivrer des avis et peut auditionner aussi bien le contribuable que l'administration. Ce Comité est une garantie lorsque l’administration a ouvertement abusée du recours à la procédure de l’abus de droit fiscal.
Enfin, il existe plusieurs possibilités de se prémunir contre un éventuel redressement fondé sur cette procédure.
Il est question, d'une part, du rescrit fiscal (LPF, art. L. 64 B) qui consiste à adresser à l'administration, un courrier par lequel le contribuable lui soumet ses intentions ainsi que le montage qu'il envisage de mettre en place.
L'administration doit, alors, lui répondre et valider ou non ce schéma dans un délai de 6 mois, son silence valant acceptation. Or, en cas de validation, cette dernière ne pourra contester les agissements du contribuable.
Il convient, néanmoins, d'atténuer l'ampleur d'une telle garantie dans la mesure où le contribuable qui ne prendrait pas garde d'indiquer à l'administration, précisément et dans le moindre détail, l'ensemble du montage envisagé ainsi que ses conséquences, se verrait exposer au risque d'un redressement fondé sur l'abus de droit. En outre, un tel rescrit a pour inconvénient d'attirer l'attention de l'administration.
De l'autre, il est recommandé de s'entourer de conseils lorsqu'est mise en place une opération complexe afin de sécuriser le schéma par l'élaboration de preuves quant à l'intérêt juridique, économique et/ou financier en cause.
III - Les sanctions
En cas d'abus de droit révélé, le contribuable s'expose à de lourdes sanctions.
En effet, l'article 1729 du Code général des impôts prévoit une majoration modulable en fonction de la place occupée par ledit contribuable au sein de la réalisation du montage litigieux.
Ainsi, la majoration sera de 40 % du montant éludé lorsqu'il n'est pas établi par l'administration que le contribuable a eu l'initiative principale des actes constitutifs de l'abus de droit ou lorsqu'il n'est pas établi que ce dernier en ait été le principal bénéficiaire.
Elle sera de 80 % dans tous les autres cas.
A ces majorations s'ajouteront des intérêts de retard.