Un débat s’engage autour du projet de réforme de la Cour de Cassation. Je l’ai déjà évoqué dans ce blog en traitant, notamment, du projet lui-même mais également des réactions des syndicats de magistrats et d’avocats.
Il faut rappeler que le filtrage souhaité par le Président de la Cour repose sur des critères flous et implique une décision discrétionnaire et sans recours possible. En fait, on pourrait substituer à la Cour de Cassation un bon algorithme.
Monsieur le Président PIREYRE, Président de chambre à la Cour de Cassation et directeur du service de documentation, intervient – dans la Gazette du Palais (15 mai 2018) – pour venir au secours de ce projet. Les propos sont limpides : « le mécanisme de filtrage vise à instaurer, en matière civile, une gestion quantitative des flux au service d’une meilleure gestion qualitative des pourvois ». En bref, on veut moins d’affaires à traiter !
Il assure que l’intérêt pécuniaire du litige ne sera pas pris en compte. Il renouvelle le fait qu’il s’agit d’un projet qui n’est pas élitiste et qui serait conforme à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il rappelle que sur les 20.000 pourvois en matière civile 75 % sont voués à l’échec. Toutefois, pour le justiciable, il est important que le pourvoi soit examiné et non qu’il soit « filtré ». Il assure que la réforme permettra « une plus grande prévisibilité du droit ». Il est certain que si les pourvois ne sont plus examinés compte-tenu du filtrage, l’exigence de prévisibilité sera atteinte.
Quant aux critères, ils sont alternatifs :
L’affaire soulève une question de principe présentant un intérêt pour le développement du droit,
Elle soulève une question présentant un intérêt pour l’unification de la jurisprudence,
L’affaire met en cause une atteinte grave à un droit fondamental.
L’intérêt du justiciable n’est pas la préoccupation de la Cour de Cassation. Une affaire peut présenter, déjà, un intérêt pour les justiciables. Cela n’est pas dans les critères retenus. On voit que ces trois critères et surtout celui de l’atteinte « grave » vont entrainer une disparition quasi-totale des pourvois ce qui est l’objectif.
On parle néanmoins « d’idéal de justice démocratique ». Ainsi, il pourra y avoir des atteintes « non-graves » à un droit fondamental mais la Cour de Cassation ne s’en occupera pas au nom du filtrage !
Le Président Louis BORE, Président de l’Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation, dans ce même dossier de la Gazette du Palais du 15 mai 2018, a examiné le principe de ce filtrage et les risques qu’il génère. Pour lui, le projet ne respecte pas les droits fondamentaux car il remet en cause le principe d’égalité des citoyens devant la loi qui est un droit fondamental. « Certaines violations de la loi seront censurées et d’autres ne le seront pas au seul motif que la Cour se serait déjà prononcée sur cette question ou que celle-ci ne serait pas suffisamment importante ».
On n’examinera plus le sérieux des moyens mais l’intérêt du moyen (pour la Cour de Cassation). L’objet de la réforme, pour le Président BORE, est de permettre à la Cour de Cassation « de ne plus veiller au respect des lois et décrets, même lorsqu’ils sont non-conformes aux libertés fondamentales ». Il faudrait donc décharger la Cour de l’obligation de contrôler la légalité des décisions qui lui sont soumises.
Ainsi, la Cour de Cassation échapperait à l’autorité de la loi votée par le Parlement et aux textes règlementaires adoptés par le Gouvernement. Il ne s’agit donc pas d’une simple réforme mineure dans l’organisation de la Cour mais d’un changement dans l’organisation des pouvoirs dans la République. Ainsi que l’indique le Président BORE « si ces textes sont contraires aux droits fondamentaux, ils doivent être écartés par le juge ; mais s’ils sont conformes à ces derniers, ils ont force obligatoire à son égard ». Les juges de Cassation ne peuvent pas refuser de les appliquer car ils sont issus d’autorités élues au suffrage universel. « Ils manifestent ainsi notre capacité à choisir, ensemble, notre avenir, et constituent un élément essentiel du lien social ».
Quant aux chiffres évoqués par la Cour de Cassation, il faut rappeler que moins de 1% des décisions qui sont rendues en matière civile et pénale chaque année vont jusqu’à la Cour de Cassation. De surcroit, sur les 20.000 pourvois en matière civile, 5.000 sont abandonnés avant tout jugement, 5.000 font l’objet d’un rejet non motivés, 5.000 font l’objet d’un rejet motivé et enfin seulement 5.000 font l’objet d’une cassation et donc d’une motivation.
Ainsi que l’indique le Professeur HARTEL « le projet proposé a pour objet d’effacer du droit français le pourvoi en cassation et donc, avec lui, la Cour de Cassation ».
Finalement, la Cour de Cassation et ce débat posent la bonne question « avons-nous besoin de cette juridiction ? ». Au moment de la supériorité des traités et du contenu de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, du rôle nouveau du Conseil Constitutionnel dont toutes les décisions s’imposent aux juridictions y compris à la Cour de Cassation, c’est la place de cette Cour qui est en question.
Comme le dit le Professeur HARTEL « même si la Cour de Cassation ne rendait qu’une seule décision par an, dont les motifs seraient murement réfléchis pendant 365 jours, les Cours de Strasbourg et/ou de Luxembourg l’emporteraient toujours en cas de désaccord ».
Michel BENICHOU