Le TGI de Paris a rendu le 20 décembre 2018 une ordonnance de référés qui condamne Piper Heidsieck à retirer de la vente dans les plus brefs délais, et sous astreinte, son conditionnement événementiel en forme de tube de rouge à lèvres. L’ANPAA annonce sur son site que cette décision est devenue définitive à défaut d’appel par Piper Heidsieck
Cette décision intéressante est très sévère et comporte des points très contestables.
A/ Le rappel des objectifs de la loi Evin
Les juges rappellent que la loi Evin a été promulguée pour protéger deux publics fragiles d’une consommation d’alcool : les femmes enceintes dans le cadre de la lutte contre l’alcoolisation fœtale, et les jeunes en raison des effets de la consommation d’alcool sur leur organisme.
Si ce rappel est exact, il faut quand même bien noter que ce sont bien les femmes enceintes qui doivent protégées et non toutes les femmes enceintes ou non. Cette précision est importante car comme on va le voir les juges ont procédé à une extension très contestable de ces objectifs.
B/ De la protection de la femme enceinte à la protection de toutes les femmes
Par un raisonnement pour le moins contestable qui n'est nullement justifié, et qui à mon sens aurait mérité un appel, le conditionnement en forme de rouge à lèvres est un message subliminal associant la consommation du champagne à la séduction féminine.
Sur ce point, les juges sont aidés par Piper Heidsieck qui sur son site internet expose que ce conditionnement est un objet parfait de séduction et que ce faisant la Maison de Champagne prend comme modèle l’objet de séduction par excellence, le symbole de la féminité ultime, qui d’un simple trait de couleur parvient à accentuer la beauté et à révéler une humeur, un état d’esprit, voire même une intention.
Dans ses écritures, la Maison de Champagne reconnaît semble-t-il que ce coffret vise un public féminin.
Si le texte du site peut être considéré comme excessif, le fait que le public féminin est la cible de ce conditionnement n’est pas, en soi, un motif de condamnation. Affirmer que cette association séduction, féminité, beauté et alcool est un message subliminal qui constitue une incitation à consommer sans rapport avec les diverses informations autorisées par la loi revient à dire que toutes les femmes n’ont pas la capacité de jugement nécessaire pour résister à cette offre, ce qui fait d’elles un public à protéger collectivement. Cela va bien au-delà de la protection des seules femmes enceintes.
En outre, le texte qui est cité par l’ANPAA et les juges n’était visible que sur le site internet de la marque et non dans le linéaire des Galeries Lafayette de Paris qui commercialisait le conditionnement.
C/ Une nouvelle fois un conditionnement est considéré comme un support publicitaire
En considérant que ce conditionnement événementiel doit respecter les dispositions du Code de la santé publique sur la publicité pour les boissons alcoolisées, les juges étendent le champ d’application de ces dispositions en faisant dudit conditionnement un support publicitaire à part entière.
Presque toutes les décisions qui ont été rendues sur cette motivation concernaient des conditionnements en lien avec le sport.
Cette décision étend un peu plus l’application de cette interprétation puisqu’il n’y a aucun lien avec le sport.
D/ Une procédure, pour une fois, très rapide
L’assignation a été délivrée le 5 décembre avec une audience de 13 décembre et une décision le 20 décembre. Soit à peine 15 jours !
Ce délai est très clairement inhabituel, s’agissant d’un référé simple (et non d’un référé d’heures à heures comme dans la jurisprudence Côtes du Rhône « le gout de la vie » délai de 1 mois et demi). Pour mémoire quelques délais : dossier Bavaria 1 mois et 10 jours, dossier RCT (référé d’heure à heure) 2 mois, Carlsberg 1 mois et demi, Taittinger 1 mois et demi.
E/ La justification du référé
Les juges justifient le recours au référé en faisant valoir que, selon les dispositions légales, un référé est justifié par un trouble manifestement illicite comme l’est une violation évidente de la règle de droit. En l’espèce, la loi Evin est un texte d’ordre public, toute violation de ses dispositions est un trouble manifestement illicite.
Le juge ne recherche pas si cette violation cause un dommage, le simple fait de violer un texte suffit.
F/ La condamnation au retrait des linéaires
Piper Heidsieck est condamnée à retirer des linéaires des Galeries Lafayette dès le 21 décembre et sous astreinte de 1.000 euros par jour, tous les conditionnements. Les juges considèrent même que Piper Heidsieck aurait dû anticiper la décision en prenant toutes les dispositions pour ce retrait dès l’assignation, comme si la décision ne pouvait faire alors aucun doute. Une telle précision est là encore contestable puisqu’elle signifie que ce qui doit faire le droit c’est l’assignation et non le jugement. La remise en cause du pouvoir souverain d’appréciation des juges, par les juges eux-mêmes, est assez étonnante.
Quels enseignements tirer de cette décision ?
Comme je l’avais déjà écrit ici au sujet de la jurisprudence Carlsberg, il est impératif d’être prudent lorsqu’on distribue un conditionnement, événementiel ou non, qui sort des strictes mentions d’information prévues par le règlement InCo. Tout doit être analysé au regard de la loi Evin.
La même attention doit être portée au « faire savoir ». Ne jamais dévoiler ce qui sous-tend un conditionnement ou une publicité. Il faut se borner à présenter sans enjoliver par une digression artificielle.
La décision est accessible dans la partie « abonnés » d’Alcool & Droit.
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