De l’accès au fonds de solidarité covid pour les repreneurs-continuateurs d’entreprises.
1. La presse a rapporté, dans plusieurs régions de France, des refus d’octroi du « fonds de solidarité destiné aux professionnels en difficulté à cause de la pandémie » à des cessionnaires de fonds de commerce, repreneurs-continuateurs d’entreprises, sur le seul fondement d’une interprétation administrative du chiffre d’affaire 2019 de référence pour la détermination de la perte, se focalisant sur la date du début d’activité de la société créée à cet effet. En d’autres termes, pour la DGFiP, une cession- reprise d’une même entreprise entre deux entrepreneurs successifs s’analyserait en deux entreprises distinctes.
Ainsi, pour calculer la perte indemnisable de chiffre d'affaires par rapport à la période de référence 2019, un repreneur qui s'est lancé au printemps 2020 en rachetant le fonds de commerce d'un ancien restaurant n'aura pas de chiffre d'affaires de référence à « présenter aux impôts » et n'obtiendra aucune aide de l'Etat, alors que c'est la continuité du restaurant qui existait précédemment. Il se retrouve alors privé du fonds de solidarité et se verra, au surplus, opposer le « secret fiscal » lorsqu’il demandera si le cédant du fonds n'aurait pas bénéficié de cette aide pour la période postérieure à la cession du fonds de commerce.
2. A partir de ce cas pratique, le rôle de la doctrine universitaire est de rappeler, sur la base de l'ordonnance et du décret applicables, le cadre juridique - le contexte - des principes d'ores et déjà acquis en jurisprudence (I) pour proposer une grille de décision à l'administration chargée de l'attribution de l'aide dans le cadre de textes édictés dans des circonstances d'urgence particulière (II).
I : La méconnaissance de principes acquis : transparence de l'aide et continuité de l'entreprise
3. En matière de subventions, le secret fiscal est inapproprié (A). En ce qui concerne la notion d'entreprise, l'ordonnance et son décret d'application doivent être lus de manière à respecter la primauté de l'ordre juridique communautaire (B) :
A : Secret fiscal ou accès des administrés aux documents administratifs ?
4. La direction générale des Finances Publiques (DGFiP) est issue de la fusion en 2008 de la direction générale des impôts et de la direction générale de la comptabilité publique : s’agissant de l'octroi d'aides d'Etat et non du recouvrement d'imposition, ce n'est donc pas le « service des impôts » qui est ici compétent mais le payeur comptable public soumis à une compétence et une responsabilité spécifiques, au même titre que celui de l’Office National Interprofessionnel Des Grandes Cultures (O.N.I.G.C), organisme versant des subventions.
Le secret fiscal est antagoniste avec la transparence des subventions étatiques : l'article 3-1 de l'ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 est clair : « La procédure prévue au présent II ne constitue pas une procédure de contrôle de l'impôt. »
L’article 5 du décret n°2020-371 du 30 mars 2020 s’inscrit dans cette cohérence : le directeur général des finances publiques n'agit pas ès qualités de directeur général des impôts mais au même titre que les représentants de l'Etat dans les collectivités d'outre-mer, chacun ayant une compétence territoriale délimitée pour l'ordonnancement des aides financières prévues.
5. Or, la commission d'accès aux documents administratifs (CADA) considère que les documents relatifs à l'attribution d'une subvention au titre des fonds structurels européens, qu'il s'agisse du dossier de demande, de la décision d'attribution ou de la convention signée à cette fin, qui n'émanent pas des institutions de l'Union européenne mais sont produits ou reçus par les services de l'État dans le cadre de leur mission de service public de gestion des fonds européens doivent être intégralement regardés comme des documents administratifs au sens de la loi du 17 juillet 1978, que les maîtres d'ouvrages des projets présentés soient des personnes publiques ou privées, de même que les documents relatifs à l'attribution d'une subvention régionale. Ces documents sont donc soumis au droit d'accès garanti par l'article 2 de cette loi, sous réserve des exceptions résultant de cet article et de l'article 6 de la même loi.
Ainsi, les comptes produits par le bénéficiaire de la subvention à l'appui de sa demande et le plan de financement, dans lequel figure la subvention, sont communicables, et ni le montant de la subvention accordée ni ses modalités de calcul, telles qu'elles apparaissent notamment dans ce plan de financement, ne doivent être occultés.
B : Le principe de la continuité et de l’unité de l'«activité » de l’entreprise dans le fonds de commerce implique que deux personnes puissent se succéder dans une même activité.
6. L’intitulé de l’ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 « portant création d'un fonds de solidarité à destination des entreprises particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de covid-19 …» ne permet pas de trancher ce qu'il y a lieu de qualifier stricto sensu d’entreprises particulièrement touchées mais son article 1 institue « le versement d'aides financières aux personnes physiques et morales de droit privé exerçant une activité économique particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du covid-19 et des mesures prises pour en limiter la propagation. », ce qui n’interdit en rien que deux personnes différentes puissent se succéder dans une même activité.
Or « l’apport de l'activité à une autre entreprise », notion de continuation d’exploitation de l’activité de l'entreprise par le cessionnaire du fonds est clairement exposée dans la Documentation Opposable du BOFiP comme par la jurisprudence fiscale : « le bénéficiaire continue la personne du cédant » dès lors « qu'il n'était pas contesté que le bénéficiaire du transfert avait poursuivi l'activité » (cf. C.E. 15/02/2019, 410796, rendu en matière de taxe sur la valeur ajoutée, au visa de C.J.C.E 19 décembre 2018, Mailat e.a. (C-17/18) ; C.E., 8ème / 3ème SSR, 23/11/2015, 375055).
7. Plus directement, l’article 1 modifié du décret renvoie à l‘ordre communautaire : « Les aides versées au titre du présent décret aux petites entreprises telles que définies à l'annexe I du règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 déclarant certaines catégories d'aides compatibles avec le marché intérieur …
Règlement directement applicable dans tous ses éléments dans tous les États membres de l'Union, ledit règlement (UE) n° 1407/2013 de la Commission du 18 décembre 2013 doit être respecté :
-S’agissant des « Aides en faveur des jeunes pousses » ( Article 22 du règlement), les régimes d'aides en faveur des jeunes pousses sont compatibles avec le marché intérieur « pour autant que les conditions prévues par le présent article et au chapitre I soient remplies : « 2……. elle n'a pas repris l'activité d'une autre entreprise…… » : pour exclure une entreprise repreneuse d’un tel régime d’aide, le règlement le prévoit expressément et encadre cette exclusion de manière stricte et précise. Il en résulte que pour exclure les entreprises repreneuses d’un autre régime, il est impératif de pouvoir se fonder sur des dispositions expresses impératives de l'ordre communautaire.
-Plus encore, ce règlement déclarant certaines catégories d'aides compatibles avec le marché intérieur comporte une distinction de principe en ce qu’il ne s’ « applique pas » aux « aides aux entreprises en difficulté, exception faite des régimes d'aides destinés à remédier aux dommages causés par certaines calamités naturelles, des régimes d'aides aux jeunes pousses et des régimes d'aides au fonctionnement à finalité régionale, pour autant que ces régimes ne traitent pas les entreprises en difficulté plus favorablement que les autres entreprises. » ( Article 1er, point 4 c, du règlement)
Cela signifie que si une réglementation nationale ou l'application d'une réglementation nationale effectuait une telle discrimination entre entreprises, dès lors ladite réglementation se retrouverait passible des foudres communautaires soit par la voie d'une question préjudicielle soit par celle d’un recours en manquement de la Commission sur plainte, par exemple, d’une organisation professionnelle nationale.
II : Grille de décision d’allocation « aux entreprises »
8. C’est donc dans le contexte parfaitement encadré de notions d'entreprise et d’activité que doivent se lire tant l'ordonnance que le décret d'application pour les différentes modalités d’aides : la formule de l’ordonnance distinguant laconiquement « personnes physiques morales de droit privé… particulièrement touchées » et exercice d’ « une activité économique », induit que plusieurs personnes peuvent se succéder dans la même activité économique au sens de cette ordonnance et être successivement particulièrement touchées.
L’Administration se doit donc de prendre en compte les droits successifs pour une même activité continuée (A) et deux stratégies lui sont ouvertes (B) :
A : Considération des droits successifs sur la continuité de l’activité de l’entreprise, et la permanence du fonds de commerce
9. Pour l’exemple de la perte d'activité des entreprises au mois de novembre 2020, il y a lieu d'appliquer l'article 3-20 du décret 2020-371 : le 4° du B du I fixe une condition, « Elles ont débuté leur activité avant le 30 septembre 2020. » et le II précise que « II.-La perte de chiffre d'affaires au sens du présent article est définie comme la différence entre, d'une part, le chiffre d'affaires au cours du mois de novembre 2020 et, d'autre part, le chiffre d'affaires de référence défini comme :
-le chiffre d'affaires durant la même période de l'année précédente ;
-ou, si l'entreprise le souhaite, le chiffre d'affaires mensuel moyen de l'année 2019 ;
-ou, pour les entreprises créées entre le 1er juin 2019 et le 31 janvier 2020, le chiffre d'affaires mensuel moyen sur la période comprise entre la date de création de l'entreprise et le 29 février 2020 ;
-ou, pour les entreprises créées entre le 1er février 2020 et le 29 février 2020, le chiffre d'affaires réalisé en février 2020 et ramené sur un mois ;
-ou, pour les entreprises créées après le 1er mars 2020, le chiffre d'affaires mensuel moyen réalisé entre le 1er juillet 2020, ou à défaut la date de création de l'entreprise, et le 30 septembre 2020. »
C’est la notion de continuité et d’unicité de l’activité qui est essentielle, rien dans l'ordonnance et le décret ne prohibant que deux entreprises-personnes se succèdent dans la même activité économique : le redressement et la liquidation judiciaire sont explicitement traités, le cas de la cession du fonds de commerce en découle et une exclusion de rétrocessions est strictement limitée à certaines aides :
10. Aux termes du I de l’article 1 dudit décret, le fonds mentionné par l'ordonnance du 25 mars 2020 bénéficie aux personnes physiques et personnes morales de droit privé résidentes fiscales françaises exerçant une activité économique, ci-après désignées par le mot : entreprises, remplissant les conditions suivantes « 2° Elles ne se trouvaient pas en liquidation judiciaire au 1er mars 2020 ». A contrario, cela signifie que toutes les autres formes de redressement judiciaire de l'entreprise ouvrent droit à l'aide d'Etat, ce qui est tout à fait normal car en période de redressement, l'entreprise est perpétuée.
Eu égard au règlement précité de l'Union européenne, la cession de fonds de commerce - et donc d’une universalité de ses éléments - ne peut être traitée plus défavorablement que la reprise d'une entreprise en règlement judiciaire : un repreneur et un repris peuvent fort bien se succéder dans une même entreprise et avoir chacun leurs périodes respectives d'inactivité pour une période commune de référence. C'est l’acte de cession qui permet d’analyser à quelles conditions la cession a été réalisée et les obligations respectives des parties.
11. Enfin, l’exclusion de rétrocessions est strictement limitée à certaines aides. Une lecture attentive de l’article 1 du décret fait apparaître un alinéa essentiel : « Les entreprises exerçant des activités dans le domaine de la transformation et de la commercialisation des produits agricoles ne peuvent céder, en tout ou partie, à des producteurs primaires les aides prévues par le présent décret. ».
Cette interdiction expresse de toutes « rétrocessions » de l'aide dans un secteur signifie a contrario que toutes les autres cessions, rétrocessions voire successions sont valides au regard de l'aide.
B : Deux stratégies pour l’ordonnateur et le comptable publics
12. Point n'est besoin à notre sens de modifier un formulaire général au préalable et de retarder le règlement d’aides urgentes par une préoccupation de case ad hoc, pour procéder à un examen particulier du dossier sur recours en la forme du cessionnaire, recours gracieux voire recours contentieux. L'ordonnateur de la dette publique a le choix entre s’en tenir à l'ordre public sans s'immiscer dans le litige de pur droit privé entre le cédant et le cessionnaire d'un fonds de commerce et prétendre tout régir y compris les litiges de droit privé :
En cas d'octroi du fonds de solidarité au cédant du fonds de commerce (et donc de l'entreprise) pour la période postérieure à la cession, il suffit au cessionnaire d’avoir accès à l'information et de pouvoir effectuer une saisie revendication par voie d’huissier entre les mains du comptable public. Si ce dernier a déjà payé, il appartient au cessionnaire d’exercer un recours de droit commercial notamment sur le prix de la cession de fonds de commerce entre les mains du notaire instrumentaire qui ne l’aurait pas encore versé au cédant en raison des formalités de mutation.
A défaut, il pourrait en résulter un imbroglio procédural dans le cas où le service ordonnateur croirait pouvoir retenir une répartition des droits mesure entre cédant et cessionnaire au regard des stipulations de l'acte de cession de fonds de commerce : dans ce cas -là, il y aurait un complexe problème d'interprétation d'une convention pouvant nécessiter une question préjudicielle du juge administratif au juge judiciaire du contrat alors que peu importe la répartition pourvu que la période indemnisée et celle de référence soient contrôlées.
Conclusion
13. Il convient de souligner que la présente préconisation n'entraine aucune aggravation pour les finances publiques dans la mesure où il s'agit simplement de ne pas spolier le cessionnaire au seul profit du cédant et en aucune façon de lui constituer des droits nouveaux.
Pierre CARLI, Docteur d’État en Droit, Diplômé de l’École Nationale des Douanes, Maître de Conférences (E.R.)