Une discrimination administrative opérée pour l'octroi de l'aide COVID au détriment des entreprises ayant vu se succéder un cédant et un repreneur du fonds de commerce rend-elle cette aide d‘État « appliquée de façon abusive » (article 108 TFUE) ? Un formulaire pour le savoir !
La presse avait rapporté, dans plusieurs régions de France, des refus d’octroi du « fonds de solidarité destiné aux professionnels en difficulté à cause de la pandémie » à des cessionnaires de fonds de commerce, repreneurs-continuateurs d’entreprises.
Le surcroît de transparence obtenu grâce au recours à la Commission d'accès aux documents administratifs - De l’accès au fonds de solidarité covid pour les repreneurs-continuateurs d’entreprises. - Légavox (legavox.fr) - a permis de faire apparaître, selon le témoignage concordant de divers chefs d'entreprises, que presque toute cession du fonds de commerce en période COVID a eu un double effet administratif :
- Provoquer le reversement du fonds de solidarité par le cédant, si bien sûr il l'a demandé et perçu, au motif que ce dernier n'exerce plus du fait de la cession…
- Refuser l'octroi au cessionnaire, pour le motif qu’il n'exerce pas encore à la date de référence !
Ainsi, une interprétation administrative du chiffre d’affaires 2019 de référence pour la détermination de la perte, se focalisant sur la date du début d’activité de la société créée à cet effet (I), constitue une discrimination administrative opérée en violation du principe de la continuité et de l’unité de l'«activité » de l’entreprise dans le fonds de commerce qui implique que deux personnes puissent se succéder dans une même activité (II).
I : Une application administrative « abusive » d'une aide d'Etat fondée en son principe ?...
Pour la DGFiP, une cession- reprise d’une même entreprise entre deux entrepreneurs successifs s’analyserait en deux entreprises distinctes (A) pour calculer la perte indemnisable de chiffre d'affaires par rapport à la période de référence 2019 : un repreneur qui s'est lancé au printemps 2020 en rachetant le fonds de commerce d'un ancien restaurant n'aura pas de chiffre d'affaires de référence à « présenter aux impôts » et n'obtiendra aucune aide de l'Etat, alors que c'est la continuité du restaurant qui existait précédemment. Or, les rédacteurs de l'ordonnance et du décret rédigés dans l'urgence avaient assuré une aide d'ensemble répondant parfaitement aux règles du droit communautaire (B)
- A : Une application administrative « abusive » ?
1°L'interprétation et l'application administratives ajoutent à la réglementation un critère qu'elle ne prévoit pas expressément : l'exclusion de toute succession au sein de l'entreprise par cession du fonds de commerce, discriminant ainsi les entrants et les acquisitions intracommunautaires transfrontalières d'entreprises qui constituent le jeu normal de la concurrence.
2° Or « l’apport de l'activité à une autre entreprise », notion de continuation d’exploitation de l’activité de l'entreprise par le cessionnaire du fonds est clairement exposée dans la Documentation Opposable du BOFiP comme par la jurisprudence fiscale : « le bénéficiaire continue la personne du cédant » dès lors « qu'il n'était pas contesté que le bénéficiaire du transfert avait poursuivi l'activité » (cf. C.E. 15/02/2019, 410796, rendu en matière de taxe sur la valeur ajoutée, au visa de C.J.C.E 19 décembre 2018, Mailat e.a. (C-17/18) ; C.E., 8ème / 3ème SSR, 23/11/2015, 375055).
De même, pour le bail commercial, il est reconnu par l'administration que « la vente intégrale du fonds de commerce permet au nouveau locataire de compléter sa durée d'exploitation par celle du locataire initial. » (https://entreprendre.service-public.fr/vosdroits/F22854).
Ainsi, tant la jurisprudence administrative que judiciaire et la doctrine administrative dissocient clairement trois situations :
- La cession des droits sociaux de la société créée aux fins de gérer l'entreprise, dans laquelle bien évidemment la personne morale se perpétue sans changement et perçoit sans difficulté les aides.
- La cession du fonds de commerce, où le droit fiscal (cf supra), à l'instar du droit commercial, considère que le cessionnaire « continue la personne du cédant » ;
- A l'inverse, la simple cession du droit au bail seul, n'est pas considérée comme une continuation : pour reprendre une excellente formule (Fiducial) « Attention, donc, à ne pas confondre la cession de droit au bail, qui est un transfert de contrat, et la cession de fonds de commerce, qui est un transfert d’activité ! ».
En d'autres termes, l'entreprise (activité économique) peut se perpétuer pour l'application de certaines réglementations quand bien même il y aura eu changement d'entrepreneur (personne physique ou morale avec son patrimoine, avec ses dettes et créances propres) : « attention donc à ne pas confondre » !
B : Des textes réglementaires nationaux pourtant parfaitement rédigés !
L’intitulé même de l’ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 « portant création d'un fonds de solidarité à destination des entreprises particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de covid-19 …» ne permet pas de trancher ce qu'il y a lieu de qualifier stricto sensu d’entreprises particulièrement touchées. Mais son article 1 institue « le versement d'aides financières aux personnes physiques et morales de droit privé exerçant une activité économique particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du covid-19 et des mesures prises pour en limiter la propagation. », ce qui n’interdit en rien que deux personnes différentes puissent se succéder dans une même activité. La formule de l’ordonnance distinguant laconiquement « personnes physiques et morales de droit privé… particulièrement touchées » et exercice d’ « une activité économique », n’exclut pas que plusieurs personnes peuvent se succéder dans la même activité économique au sens de cette ordonnance et être successivement particulièrement touchées ;
Aux termes du I de l’article 1 du décret d’application, le fonds mentionné par l'ordonnance du 25 mars 2020 bénéficie aux personnes physiques et personnes morales de droit privé résidentes fiscales françaises exerçant une activité économique, ci-après désignées par le mot : entreprises, remplissant les conditions suivantes « 2° Elles ne se trouvaient pas en liquidation judiciaire au 1er mars 2020 ». A contrario, cela signifie que toutes les autres formes de redressement judiciaire de l'entreprise ouvrent droit à l'aide d'Etat, ce qui est tout à fait normal car en période de redressement judiciaire, l'entreprise est perpétuée ;
Enfin, l’exclusion de rétrocessions est strictement limitée à certaines aides. Une lecture attentive de l’article 1 du décret fait apparaître un alinéa essentiel : « Les entreprises exerçant des activités dans le domaine de la transformation et de la commercialisation des produits agricoles ne peuvent céder, en tout ou partie, à des producteurs primaires les aides prévues par le présent décret. » : cette interdiction expresse de toutes « rétrocessions » de l'aide dans un secteur signifie a contrario que toutes les autres cessions, rétrocessions voire successions sont valides au regard de l'aide.
C’est sous le bénéfice des observations qui précèdent que l’article 1 modifié du décret d’application peut prétendre à s'inscrire dans l‘ordre communautaire : « aides versées au titre du présent décret aux petites entreprises telles que définies à l'annexe I du règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 déclarant certaines catégories d'aides compatibles avec le marché intérieur ».
II : Cette discrimination administrative est opérée en violation du principe de la continuité et de l’unité de l'«activité » de l’entreprise dans le fonds de commerce qui implique que deux personnes puissent se succéder dans une même activité :
Eu égard au règlement précité de l'Union européenne, la cession de fonds de commerce - et donc d’une universalité de ses éléments - ne peut être traitée plus défavorablement que la reprise d'une entreprise en règlement judiciaire : un repreneur et un repris peuvent fort bien se succéder dans une même entreprise et avoir chacun leurs périodes respectives d'inactivité pour une période commune de référence (A).
La saisine des autorités communautaires constitue donc le suprême recours des entreprises ainsi lésées par l’application discriminatoire d’une aide d'Etat (B).
A : le règlement communautaire de compatibilité avec le marché intérieur
Selon la jurisprudence de la Cour /de justice de l'Union européenne/, il convient, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêts du 6 novembre 2014, Feakins, C‑335/13, EU:C:2014:2343, point 35, et du 12 novembre 2015, Jakutis et Kretingalės kooperatinė ŽŪB, C‑103/14, EU:C:2015:752, point 93).
1° S’agissant des « Aides en faveur des jeunes pousses » ( Article 22 du règlement), les régimes d'aides en faveur des jeunes pousses sont compatibles avec le marché intérieur « pour autant que les conditions prévues par le présent article et au chapitre I soient remplies : « 2……. elle n'a pas repris l'activité d'une autre entreprise…… ».
Pour exclure une entreprise repreneuse d’un tel régime d’aide, le règlement le prévoit expressément et encadre cette exclusion de manière stricte et précise. Il en résulte que pour exclure les entreprises repreneuses d’un autre régime, il est impératif de pouvoir se fonder sur des dispositions expresses impératives de l'ordre communautaire.
2° Plus encore, ce règlement déclarant certaines catégories d'aides compatibles avec le marché intérieur comporte une distinction de principe en ce qu’il ne s’ « applique pas » aux « aides aux entreprises en difficulté, exception faite des régimes d'aides destinés à remédier aux dommages causés par certaines calamités naturelles, des régimes d'aides aux jeunes pousses et des régimes d'aides au fonctionnement à finalité régionale, pour autant que ces régimes ne traitent pas les entreprises en difficulté plus favorablement que les autres entreprises. » ( Article 1er, point 4 c, du règlement).
La formulation « pour autant que ces régimes ne traitent pas les entreprises en difficulté plus favorablement que les autres entreprises. » prend ici tout son sens en ce qu'elle interdit aux aides nationales de discriminer les cessions volontaires de pleine concurrence par rapport aux cessions judiciaires. Bien entendu, c’est au juge de droit commun et non à une administration de statuer sur la question de savoir si la cession a été ou pas entachée d'erreur, dol ou violence au sens du droit commun civil.
B : Saisine de la Commission européenne
1° Ainsi que le rappelle très justement la jurisprudence administrative française (CAA de NANCY, 4ème chambre, 16/02/2021, 19NC01433, Inédit au recueil Lebon) : « 4. Il résulte des stipulations des articles 107 et 108 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qu'il ressortit à la compétence exclusive de la Commission européenne de décider, sous le contrôle des juridictions de l'Union européenne, si une aide est ou non, compte tenu des dérogations prévues par le traité, compatible avec le marché intérieur.»
Lorsque la Commission a adopté une décision devenue définitive constatant l'incompatibilité de cette aide avec le marché intérieur, les conséquences de cette illégalité impliquent la récupération de l'aide mise à exécution en méconnaissance de cette obligation.
Dans un arrêt du 5 mars 2019, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée sur la procédure de récupération mise en œuvre en 2013 par les autorités lituaniennes. Etaient concernées des aides d’Etat versées en 2009 puis avérées illégales faute de remplir toutes les conditions du règlement général d’exemption par catégorie (RGEC). Ces aides présentaient la double particularité d’avoir été co-financées par des fonds européens (FEDER) mais surtout d’être récupérées à l’initiative des autorités lituaniennes, sans qu’aucune décision de la Commission européenne imposant une telle récupération ne soit intervenue au préalable (CJUE, 5 mars 2019, C-349/17).
2° Dans sa communication du 19 mai 2016 relative à la notion d’aides d’État, la Commission a repris ces critères, en les précisant ( Communication de la Commission relative à la notion d'«aide d'État» visée à l'article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenneTABLE DES MATIÈRES (europa.eu) ) :
« 5.2.2. Sélectivité découlant de pratiques administratives discrétionnaires »
« Des mesures à caractère général qui, a priori, s'appliquent à toutes les entreprises, mais qui sont limitées par le pouvoir discrétionnaire de l'administration publique, sont sélectives (193). C'est le cas lorsque le fait de remplir les critères applicables ne conduit pas systématiquement à pouvoir bénéficier de la mesure. »
« 6.3. Affectation des échanges
190. Les aides publiques aux entreprises constituent des aides d'État au sens de l'article 107, paragraphe 1, du traité uniquement dans la mesure où elles «affectent les échanges entre États membres». À cet égard, il y a lieu non pas d'établir une incidence réelle de l'aide sur les échanges entre les États membres, mais seulement d'examiner si cette aide est susceptible d'affecter ces échanges (277). En particulier, les juridictions de l'Union ont jugé que «lorsqu'une aide financière accordée par un État renforce la position d'une entreprise par rapport à celle d'autres entreprises concurrentes dans les échanges [au sein de l'Union], ces derniers doivent être considérés comme influencés par l'aide»
191. Les aides publiques peuvent être considérées comme susceptibles d'avoir un effet sur les échanges entre États membres même si les bénéficiaires ne participent pas directement aux échanges transfrontières. Par exemple, la subvention peut rendre plus difficile pour les opérateurs d'autres États membres d'entrer sur le marché en maintenant ou en augmentant l'offre locale
192. En effet, l'importance relativement faible d'une aide ou la taille relativement modeste de l'entreprise bénéficiaire n'excluent pas, a priori, l'éventualité que les échanges entre États membres soient affectés (280). Une subvention publique octroyée à une entreprise qui ne fournit que des services locaux ou régionaux et ne fournit aucun service en dehors de son État d'origine peut affecter les échanges entre États membres lorsque des entreprises d'autres États membres pourraient fournir de tels services (également au moyen du droit d'établissement) et lorsque cette possibilité n'est pas purement hypothétique. Par exemple, lorsqu'un État membre accorde une subvention publique à une entreprise pour la fourniture de services de transport, cette dernière peut, grâce à la subvention, s'en trouver maintenue ou augmentée, avec pour conséquence que les chances des entreprises établies dans d'autres États membres de fournir leurs services de transport sur le marché de cet État en sont diminuées (281). Cela est toutefois moins susceptible de se produire lorsque l'étendue de l'activité économique est très réduite, ce que peut, par exemple, indiquer un chiffre d'affaires très faible.
193....
194. Pour établir qu'il y a affectation des échanges, il n'est pas nécessaire de définir le marché ni d'analyser en détail l'effet de la mesure sur la position concurrentielle du bénéficiaire et de ses concurrents.
195. Toutefois, une affectation des échanges entre États membres ne peut être purement hypothétique ou présumée. Il convient d'établir pourquoi la mesure fausse ou menace de fausser la concurrence et est susceptible d'affecter les échanges entre États membres sur la base des effets prévisibles de la mesure.
196. Dans plusieurs décisions, la Commission a, compte tenu des faits d'espèce propres à chaque affaire, considéré que la mesure ne produisait ses effets qu'à un échelon purement local et n'affectait donc pas les échanges entre États membres. Dans de tels cas, la Commission a estimé, en particulier, que le bénéficiaire fournissait des biens ou des services à une zone limitée d'un État membre et était peu susceptible d'attirer des clients d'autres États membres, et que l'on ne pouvait pas prévoir que la mesure aurait un effet plus que marginal sur les conditions d'investissement ou d'établissement transfrontières.
197. S'il n'est pas possible de définir des catégories générales de mesures remplissant généralement ces critères, des décisions prises dans le passé illustrent des situations dans lesquelles la Commission a estimé, à la lumière des circonstances de l'espèce, que l'aide publique n'était pas de nature à affecter les échanges entre États membres. En voici quelques exemples :
les installations sportives et de loisirs destinées principalement à un public local et peu susceptibles d'attirer des clients ou des investissements d'autres États membres
Il convient de remplir avec un soin particulier sur ce point le FORMULAIRE DE DÉPÔT DE PLAINTES CONCERNANT LES AIDES D’ÉTAT PRÉSUMÉES ILLÉGALES OU L’APPLICATION PRÉSUMÉE ABUSIVE D’AIDES https://ec.europa.eu/competition/state_aid/legislation/archive_docs/complaints/fr.pdf car, à considérer les bars et restaurants comme des installations de loisirs destinées à un public local, il n'en demeure pas moins que certains d'entre eux placés en tête de site d'évaluation sur une ville touristique (Tripadvisor) sont susceptibles d'attirer des clients d'autres États membres et que le critère essentiel est d'attirer des investissements d'autres États membres ; et c'est sur ce point que les échanges entre États membres peuvent être affectés dans la mesure où les « entrants » sur le marché local - repreneurs continuateurs d'entreprises - sont défavorisés par rapport à ceux établis de longue date qui bénéficient de larges aides nationales.
Conclusion
Qu'espérer de cette intervention de l'autorité communautaire la plus haute face à une aide d'Etat discriminatoire ? La saisine des autorités communautaires de la concurrence contre la discrimination opérée par l'administration nationale n’a pas du tout la même finalité et le même objet qu'un recours devant la juridiction administrative interne contre le refus d'octroi de la subvention : la finalité du recours administratif en annulation est d'obtenir l'annulation du refus d'octroi de la subvention au demandeur ; la finalité du recours en concurrence est beaucoup plus indirecte, la subvention étatique invalidée devant être récupérée auprès des bénéficiaires indus par l'Etat membre concerné.
S’il est pleinement du rôle de l'administration fiscale de poursuivre les détournements d'aides ("Quoi qu'il en coûte" et Covid-19 : un "influenceur" français accusé d'avoir détourné au moins sept millions d'euros (msn.com)"Quoi qu'il en coûte" et Covid-19 : un "influenceur" français accusé d'avoir détourné au moins sept millions d'euros (msn.com)https://www.msn.com/fr-fr/actualite/france/bouches-du-rh%C3%B4ne-sept-ans-de-prison-pour-un-restaurateur-qui-avait-d%C3%A9tourn%C3%A9-des-aides-au-covid/ar-AAYXXny?ocid=msedgntp&cvid=46587974f5c94b08a97ec6b31de5ab6c ), il ne lui en incombe pas moins de ne pas exclure arbitrairement de l'aide communautaire les repreneurs continuateurs d'entreprise.
Le rôle en démocratie des Présidents de la République ( Envoyez votre message | Élysée (elysee.fr)), chef(ffe) du gouvernement et parlementaires (questions écrites voire vote de défiance Pourquoi le rejet de loi de programmation des finances publiques en commission est un coup dur pour la majorité (msn.com) ) est essentiel à cet égard, avant que les instances communautaires n'aient à trancher.