En Irlande, le terrorisme a encore frappé ! Non, ce n’est pas l’IRA qu’il faut pointer du doigt cette fois-ci ; l’attentat est l’œuvre du législateur irlandais. En effet, une jeune ressortissante indienne, en dépit d’une fausse couche, s’est vue refuser un avortement par les médecins. Au moins, si le législateur irlandais manque d’empathie, il ne manque pas de cohérence, au contraire d’autres législations. Car, si on considère que l’enfant a un droit ÉGAL à la vie à celui de la mère, l’avortement devrait être en toutes circonstances interdit ; dans le cas contraire, il devrait, toujours, sans aucun terme, être permis.
L’avortement est un des problèmes les plus sensibles de la société ; il divise également juristes, philosophes, religieux et toute personne lambda aura une opinion sur la question un peu comme chacun a son avis sur la composition d’une équipe de foot, et si on ose filer la métaphore, on dira que s’agissant de l’avortement, tout un chacun se fait juriste tout comme pour l’équipe nationale, tout un chacun se fait sélectionneur.
C’est un sujet si épineux car il questionne la notion même d’humanité et interroge sur ce qu’est un sujet de droit. Étonnamment, nous avons tendance à déceler une corrélation positive entre ceux opposés à l’avortement et ceux favorables à la peine de mort. Deux pensées contradictoires ici se télescopent, on donne la vie d’une main et on la retire de l’autre.
Beaucoup d’arguments ont été avancés pour et contre l’avortement ; le plus célèbre sans doute est celui déployé dans le jugement de la Cour Suprême des États-Unis, Roe c. Wade, 1973. Sept des juges de la plus haute juridiction américaine (White et, bien entendu, Rehnquist, s’y sont opposés) ont considéré que le droit d’avorter devait se comprendre comme un droit à l’intimité (« right of privacy ») et le juge Blackmum de dire : « The right of privacy, whether it be founded in the Fourteenth Amendment's concept of personal liberty and restrictions on state action . . . or . . . in the Ninth Amendment's reservation of rights to the people is broad enough to encompass [include] a woman's decision to terminate her pregnancy » . Suivant cette décision, trente-et-un États ont vu leurs législations abroger.
Deux ans plus tard, la France devait emboiter le pas aux États-Unis, sur un raisonnement juridique cependant moins nuancé. Désormais, grâce à Simone Veil, une femme peut avoir recours à une interruption volontaire de grossesse si celle-ci est pratiquée avant la fin de la douzième semaine de grossesse. Ici, l’argument mis en avant est le droit pour la mère de disposer de son corps.
Cet argument, quand bien même il n’a jamais été profondément développé et repose davantage sur une pétition de principe que sur un réel raisonnement sur la liberté rattachée à son corps, est à rapprocher de celui proposé par Judith Jarvis Thompson, une philosophe américain, dans un article publié en 1971 et qui fera date : A defense of abortion.
Pour le poser trivialement, sinon vulgairement, Thompson dit au fœtus : « Si ton droit à la vie repose sur l’utilisation d’un corps autre que le tien, il est conditionné au bon vouloir de l’hôte ». Ainsi, pour le fœtus, l’enfer, c’est « l’hôte » !
On le constate donc, contrairement à beaucoup de défenseurs de l’avortement, Thompson ici part du présupposé que le fœtus a un droit à la vie ; elle n’affirme pas que c’est véritablement le cas, mais part de ce principe pour la démonstration qu’elle va proposer, puisque de toute façon, à savoir quand commence la vie est une aporie et aucune réponse de saurait satisfaire tout un chacun.
Il convient d’abord, pour parer à des critiques de mauvaise foi, de rappeler que ce qu’elle nous livre ici est une « expérience de pensée », un peu à la manière du « chat de Schrödinger » qui est « à la fois mort et vivant » ; ainsi, une telle expérience vise à traquer les incohérences dans notre système de valeurs, et à mettre en lumière nos mécanismes de pensées qui font, pour la plupart du temps, appel à des « réflexes » plutôt qu’à une véritable réflexion, comme le suggère le « Yuk factor » (« facteur beurk » en bon français), concernant notamment l’inceste ou la consommation de certaines nourritures, comme les insectes.
Elle propose trois hypothèses ; la première est connue comme « le violoniste célèbre ». Dans ce cas, pour faire simple, il s’agit d’un célèbre violoniste qui souffre mortellement d’un rein et qui pour survivre a un besoin urgent de transplantation. Vous êtes donc kidnappé et « branché » à lui pour une durée de neuf mois, après quoi, on vous libéra et le violoniste sera guéri. On ne peut pas dire que ledit violoniste n’a pas un droit à la vie, mais pour autant, consentiriez-vous à vous sacrifier ainsi pendant neuf mois ? Il est fort à parier que la plupart d’entre nous se feraient débrancher, quitte à laisser mourir cet hypothétique Paganini !
Les détracteurs répliqueront en arguant que dans ce cas précis, la personne que l’on aura branchée au violoniste n’a rien consenti, et qu’au mieux, cette hypothèse ne s’appliquerait qu’en cas de viol. Mais Thompson a anticipé une telle hypothèse et a donc proposé le scénario suivant : des graines se baladent au gré du vent un peu partout et cherchent un endroit pour pouvoir se poser et pousser (rappelez-vous, nous sommes ici dans une « expérience de pensée ») ; pour vous protéger, vous fermez les fenêtres et prenez même soin de renforcer celles-ci par un alliage particulièrement solide. Mais voilà, en été, vous êtes accablés de chaleur et décidez, le temps de brèves minutes d’ouvrir juste un peu une fenêtre et, pas de bol, ces maudites graines en profitent pour pénétrer à l’intérieur de votre maison et se nicher dans vos tapis. Ou même, préférant crouler sous la chaleur plutôt que de courir le risque de laisser les graines entrer par les fenêtres, l’alliage dont vous avez revêtu vos fenêtres avait quelques « vices cachés » et les graines parviennent alors à entrer. Allez-vous vous laisser ainsi envahir, sous prétexte qu’en dépit d’avoir pris toutes les précautions possibles, un « malheur » est quand même arrivé ? Par conséquent, un préservatif défectueux ne saurait vous obliger à porter pendant neuf mois une grossesse non désirée.
Enfin, concernant une obligation morale, Thompson nous donne l’exemple d’une tablette de chocolat que l’on donne à un frère sans en donner à l’autre. Ce frère est-il moralement contraint de la partager avec son autre frère ? Ce ne serait pas « mal » s’il le faisait, mais peut-on, l’État doit-il, le lui contraindre ? Ne serait-on pas alors dans une sorte de paternalisme moral, à la mode communiste ?
La jurisprudence n’énonce certes pas de tels arguments pour faire respecter le principe en droit français, mais il s’y appuie implicitement, sans pour autant en tirer toutes les conséquences.
La preuve que le droit français ne tire pas toutes les conclusions du principe qu’il pose, à savoir la libre disposition du droit de la mère à son corps, c’est que l’IVG n’est permise que pendant les douze premières semaines de grossesse (ce délai était encore plus court avant une loi de 2001, seulement dix semaines alors), alors que si on applique le principe de Thompson, jusqu’au dernier jour de grossesse la mère devrait avoir le droit d’ « expulser » le bébé, car souvenons-nous que pour l’argument tienne, il n’est pas besoin de lui contester son « humanité ». En effet, la question n’est pas de savoir si le bébé a le droit de vivre, mais s’il a ce droit « à tout prix » !
Même si on veut greffer la notion de « non-assistance à personne en danger » pour protéger le fœtus, cette greffe serait rejetée car incompatible avec l’article 223-6 du Code pénal français qui précise que cette assistance doit se faire « sans risque pour lui ou pour les tiers ».
Bien entendu, l’affect dans une grossesse ne se limite pas à une expérience de pensée mais nos valeurs doivent avoir une base logique, sans quoi, tout et n’importe quoi serait défendable tant qu’il recueille l’assentiment d’une majorité. Aucun spectateur du film Alien ne se dit : « Pourquoi Ripley ne se laisse-t-elle pas ‘engrosser’ par le xénomorphe ? », après tout, dans Promotheus, Ridley Scott montre que ces créatures sont dotées d’intelligence et sont même le produit d’une « fusion » avec les « ingénieurs » censés être à l’origine de l’humanité.
Se doter de valeurs qui sont le résultat de caprices, d’éducation aléatoire ou encore de « dégoût » qui trouve son origine dans l’évolution de l’espèce humaine et qui dans des temps reculés servait une utilité, à savoir la pérennité de l’espèce, n’est pas digne d’un peuple civilisé ou même d’une espèce qui s’est elle-même baptisée : homo sapiens, homme sage.