Le système de la concession a traversé les siècles et est consubstantiel à l’histoire des services publics en France. En dépit des évolutions politiques, économiques et sociales de notre pays, son succès ne s’est jamais démenti auprès de l’administration, qui y a vu, de manière constante, le meilleur moyen de financer une infrastructure ou un service d’intérêt général grâce à des capitaux privés. Du creusement des canaux de navigation à la construction d’autoroutes, des messageries aux services de télécommunication moderne, la concession a été au cœur de l’histoire administrative et économique française.
Service public et concession : une histoire ancienne des concessions jusqu’à la Révolution
Service public et concessions, en plus d’être les deux facettes d’une même pièce, sont au cœur du développement d’un État moderne en France. Les notions de service public et de concession ont revêtu des conceptions variables au cours des siècles passés. Parler de service public sous Louis XIII au sens où on l’entend aujourd’hui – à la fois une mission d’intérêt général et le mode d’organisation de cette mission sous le contrôle d’une personne publique – relèverait de l’anachronisme. De même, la notion de concession a connu de nombreuses évolutions sémantiques. Toutefois, un fil conducteur historique permet d’éclairer en quoi la notion contemporaine de concession de service public est l’aboutissement de cinq siècles de collaboration entre « le public » (le Roi, l’État, l’administration) et « le privé » (l’entreprise au sens large) : la délégation à la partie privée du risque de développement d’un service public. L’imaginaire collectif associe trop souvent les grandes entreprises collectives, qui nous sont parvenues des siècles passés, à la magnificence des souverains successifs. Cela est en partie vrai ; mais rien n’aurait été possible sans le concours de l’initiative privée.
Historiquement, le terme « concession » vient du latin « concedere », que l’on peut traduire en français par « mettre à la place de. » L’Antiquité romaine connaissait déjà ce système. En France, la notion apparaît vers 1280. Elle est d’abord entendue uniquement comme une libéralité, et revêt une acception féodale : pour pallier des ressources budgétaires limitées, un souverain octroie à une personne privée l’entreprise de travaux publics à ses frais et à ses risques. En contrepartie de mettre en valeur les biens mobiliers ou le domaine public du roi, le bénéficiaire de la concession se voit octroyer des privilèges honorifiques – titres nobiliaires – ou pécuniaires – droit de péage. « Pour la personne privée, la concession permettait de jouir pour une longue durée d’un domaine qu’il n’aurait pas pu obtenir par d’autres moyens. Pour le concédant, c’est l’assurance de faire concevoir, gérer ou entretenir des équipements publics ou un service public dont il ne pouvait supporter le financement. »
La concession s’institutionnalise à partir du XVIe siècle et devient un mode privilégié de développement et de régulation de l’activité économique sous l’impulsion du contrôleur général des Finances, Colbert, au XVIIe siècle. Sous Henri IV, puis sous Louis XIII et Louis XIV, des travaux d’aménagement du territoire, de grande ampleur, sont entrepris grâce au régime de la concession : canaux (canal de Briare, construit entre 1605 et 1642), construction de ports, assèchement des marais … À cette époque, la dimension « travaux publics » des concessions l’emporte sur celle de « gestion », et la notion de service public en est encore absente. Mais au fil du temps, la concession va peu à peu évoluer en véritable contrat synallagmatique – générant pour les deux parties des obligations réciproques et interdépendantes, et la dimension de service public qui s’y attache y prendre une place de plus en plus importante.
La montée en puissance de la notion de service public dans les contrats de concession
Initialement libéralité liée à l’exécution de travaux publics, la concession est délestée de son héritage féodal avec la Révolution. L’État apparaît à cette époque comme un arbitre chargé de veiller au bon fonctionnement de la concurrence. La priorité est donnée au développement économique et territorial à une échelle locale et dans le cadre d’une gestion privée. La concession devient pleinement un contrat synallagmatique entre l’administration et la partie privée. Le XIXème siècle dans son ensemble marque l’âge d’or des concessions, avec notamment le développement des lignes de chemin de fer (concession de la ligne de chemin de fer entre Andrézieux et Saint-Etienne en 1823), gaz de ville, eau, services maritimes postaux, etc.
Deux périodes sont toutefois à distinguer. Au début du XIXe siècle prévaut l’idée que les obligations contractuelles synallagmatiques entre l’autorité concédante et le concessionnaire l’emportent sur toute autre considération. À la fin du siècle, le glissement de l’ère des grands travaux vers celle de la gestion des services publics existants marque un effacement progressif de la conception « contractuelle » de la concession au profit d’une dimension mettant en exergue la notion de service public. Il devient en effet « difficile de trouver une analogie quelconque entre les conventions régies par le code civil et le contrat spécial en vue duquel l’administration confère à un entrepreneur le droit de percevoir des redevances. » L’idée s’impose que l’administration peut intervenir dans un contrat pour prescrire des mesures indispensables au bon fonctionnement du service concédé, sans toutefois remettre en cause unilatéralement l’économie de la concession (comme par exemple les tarifs fixés). On s’oriente vers une valorisation – et une autonomisation – de l’idée de service public dans la gestion contractuelle des activités économiques.
Nonobstant cette évolution, pour la période 1880 – 1920, le système de la concession bat son plein : « les besoins de la collectivité en matière d’eau, de gaz, d’électricité et de transport sont principalement assurés sur la base de contrats de concession. »
La concession comme modalité d’exécution d’un service public « à la française »
Enfin, au XXe siècle, « la concession est de moins en moins un contrat et de plus en plus un procédé de service public. » L’administration ne se contente plus de « faire faire » : elle s’arroge des pouvoirs unilatéraux qui lui permettent de passer outre le pur cadre contractuel pour assurer le bon fonctionnement du service public concédé. La fin du « service public libéral » à la charnière des XIXe et XXe siècle s’observe également dans l’interventionnisme de plus en plus important de l’État dans l’économie : ainsi, la part des dépenses publiques dans le produit national brut passe par exemple d’environ 13% en 1880 à 30% en 1914 – 1922. Le service public sert de plus en plus souvent de « fondement à [l’] intervention économique étatique dans des domaines extrêmement variés. »
Ainsi, par exemple, de la politique étatique de développement des autoroutes, infrastructures indispensables à l’aménagement du territoire à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Héritières des routes royales du XVIIIe siècle – construites et entretenues par corvée – les autoroutes, qui ne comptent que moins de 100 km à la sortie du conflit, sont concédées au milieu des années 1950 ; elles représentent aujourd’hui un maillage de plus de 9 100 km. Grâce au système de la concession, le développement du réseau est financé par les usagers, en application du principe de l’utilisateur-payeur. Ce mode de financement permet également d’entretenir une qualité optimale des infrastructures : plus de 90% des chaussées des autoroutes concédées sont en bon état, alors que ce taux, en raison de la baisse continue des crédits alloués, est de seulement 47% pour le réseau non-concédé.
Qu’ils s’en réjouissent ou s’en désolent, les Français ont conscience de la place importante de l’État dans la vie économique du pays, et plus encore en ce qui concerne l’organisation des services publics. Ce dont ils ont moins conscience, en revanche, c’est la place du système de la concession dans cet interventionnisme économique, et du rôle central de l’initiative privée. En dépit de la montée de l’interventionnisme étatique, la concession ne disparaît pas pour autant. Raffiné par le droit administratif au cours du XXe siècle, le système de la concession est toujours au cœur des grands projets d’aménagement du territoire et de gestion des services d’intérêt général. Car le nerf de la guerre demeure la clé : il n’existe aucun autre système permettant à l’État de développer et de faire gérer un service public sans supporter, à aucun moment, le risque financier ou opérationnel.