Protection et gestion des innovations technologiques - Le cas Charles Tellier

Publié le 22/05/2023 Vu 1 009 fois 0
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A travers les avanies juridiques édifiantes de l'ingénieur Charles TELLIER, voyons ensemble l’importance toujours actuelle de protéger et gérer ses innovations technologiques.

A travers les avanies juridiques édifiantes de l'ingénieur Charles TELLIER, voyons ensemble l’importance t

Protection et gestion des innovations technologiques  - Le cas Charles Tellier

De l’importance de protéger et gérer ses innovations technologiques

Le cas édifiant de Charles Tellier

Par Ariel DAHAN, Avocat

 

 

La France bénéficie d’une forte culture d’innovation nourrie du célèbre « système D », d’une bonne dose d’iconoclastie et d’autodérision mais également d’une belle proportion d’ingénieurs de bonne qualité formés par les différentes écoles d’ingénieur mises en place depuis Napoléon. Mais elle manque cruellement de culture de protection de son patrimoine innovation. Une histoire édifiante en est rapportée par France 3 Région, qui met en lumière l’histoire édifiante de Charles Tellier, génial inventeur de la réfrigération, dont l’invention fût pillée au moins à trois reprises.[1]

 

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 Vue de l'appareil frigorifique Charles Tellier

Charles Tellier a laissé son nom pour la postérité dans plusieurs rues de France, et c’est bien mérité. Mais les plaques de rues n’indiquent pas qui il fût vraiment : l’inventeur du froid industriel, à qui nous devons dès le milieu du 19ème siècle des machines produisant du froid à -79°C qui furent notamment commandées par le baron Haussmann pour pallier au réchauffement (climatique déjà) des hivers parisiens qui ne conservait plus assez de glace pour l’hygiène, le confort et l’agrément des habitants.

 

Créateur de ce qui s’appellerait aujourd’hui une startup il s’entoure d’associés « venture capitaux » de renom, un fils naturel de Napoléon III[3] et l’armateur de navires LeGoaster pour qui il avait déjà développé un processus de dessication des morues. Il installe les premières chambres froides dans les navires transportant la viande d’Amérique du Sud vers la France. Les premiers convois de froid dirigé, c’est lui.

 

Et pourtant Charles Tellier fut pillé à trois reprises, en partie par la faute de ses associés, en partie par la faute de sa naïveté qu’on pourrait qualifier de coupable même pour l’époque. Il mourut économiquement « séché » en 1913 lui qui avait inventé la dessication des morues faute de s’être protégé et d’avoir su faire valoir ses droits. Il mourut avec les honneurs[4] mais il mourut sans le sou. L’histoire est édifiante à plus d’un titre !

 

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Les faits :

En 1855 il étudie les propriétés de l’ammoniaque et suit les travaux de Michael Faraday et la capacité de descendre la température à -11°C. Il améliore le principe expérimental et crée une première machine frigorifique par ammoniaque liquéfié.

Il procède à sa première démarche de brevet le 25 juillet 1860. Dans un temps presque concomitant les frères Ferdinand et Edouard CARRE déposent un brevet pour une machine équivalente. Un procès en contrefaçon s’en suit. Et l’impensable advient : Charles TELLIER n’est pas représenté à l’audience de jugement. Son avocat ne s’est pas déplacé à l’audience. Il n’a pas été payé par ses associés, qui ont été fortement découragés de continuer l’aventure par le monde de l’industrie.

 

Il perd par défaut, mais la Cour d’Appel le reconnaît auteur de l’appareil à circulation de l’ammoniaque. C’est l’essentiel de la technologie revendiquée, preuve que son dossier était méritant et qu’il est bien à l’origine de l’invention brevetée.

 

Cependant il ne parvient pas à profiter de ce droit reconnu. En effet, il est dépossédé économiquement de sa machine !

 

Préparant l’exposition universelle de 1867 il met un nouvel appareil au point en 1866, toujours sur la base de la compression mécanique du gaz ammoniaque. Mais avant de pouvoir s’inscrire à l’exposition universelle il sera arrêté et mis en prison pour dette. Il doit régler les frais de justice mis à sa charge en première instance, bien qu’il ait gagné en appel ! Economiquement démuni, il tente de négocier et se voit proposé par ses adversaires une renonciation à ces frais en contrepartie d’un engagement de renoncer à tout travail sur le froid ce qui revient à lui faire perdre le bénéfice de son brevet et de son appel. Il refuse et subit 8 mois de prison pour dettes.

 

A sa sortie les affaires reprennent. Il signe avec le chocolatier Meunier, puis avec la Société des Salins du Midi. Enfin il construit à Marseille le premier système mondial produisant de la glace comestible[5].

 

De retour aux affaires il accepte de prendre en stage le fils d’un savant étranger. Il lui met à disposition ses plans, ses travaux, son savoir-faire. 6 mois plus tard, le stagiaire retourne chez lui et développe une machine identique qu’il expose en 1880 ! Un arrangement extrajudiciaire est passé, mais Tellier perd le marché de l’exposition internationale pour la deuxième fois.

 

Toujours optimiste il rebondit pour développer le marché du transport frigorifique. En 1868 il installe une machine frigorifique à ammoniaque sur le Pescadore, un navire à vapeur de pêche basé en Amazonie, puis sur le City of Rio de Janeiro, navire de transport de viande argentin.

 

En 1870 il installe une usine en France, s’interrompt pendant la guerre de 1870, travaille sur le froid sec, et reconditionne un premier navire entièrement frigorifique, « Le Frigorifique », trois-mâts barque à vapeur.[6] Il s’agissait d’une véritable usine à froid transportable, pouvant échouer à plat.

Sans le savoir il crée le premier engin de transport conçu spécialement pour le froid, et l’industrie qui deviendra plus tard le « froid dirigé ».

 

Passons sur le fait que le navire n’a jamais atteint sa vitesse commerciale prévue de 11 nœuds, n’en faisant que 7 à marche forcée. Son navire était une preuve de concept : traverser l’atlantique lentement (105 jours pour faire Rouen - Buenos Aires), pour transporter des viandes fraiches, conservées dans des entrepôts frigorifiques !

 

Cependant le marché économique du transport frigorifique lui échappe totalement. Le transport maritime est à l’époque l’affaire de l’Angleterre. La construction navale se fait à Liverpool. Le marché est là-bas et ne lui profite pas. Il recevra simplement la reconnaissance scientifique par l’Académie des Sciences et la Légion d’Honneur en 1912.

 

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Quid Jure 2023 ?

Comment analyser, à un siècle de distance, les échecs commerciaux d’un homme d’un autre âge ? Charles Tellier est un inventeur du 18ème siècle, convaincu que l’Homme est bon. Sa naïveté est sa faute et son péché initial.

 

Je constate une succession d’anomalies dans le traitement des droits industriels de Charles TELLIER, par rapport au droit actuel.

 

Première anomalie : L’abandon de l’avocat : Le rôle de son avocat ne coïncide pas avec l’image qu’on attend du défendeur. L’avocat a délibérément choisi de ne pas plaider le dossier, faute d’avoir été rémunéré. Il aurait pu alerter son client ou décider de porter le dossier jusqu’au bout. Par son absence fait perdre ses droits à l’inventeur, et l’inventeur ne sait pas que ses investisseurs lui font défaut[7] ! La question n’est pas propre à la protection de l’innovation. Elle relève de la déontologie de l’avocat. S’il est licite de ne pas poursuivre un dossier lorsque le client ne nous rémunère pas, le droit actuel n’accepterait pas que l’avocat s’abstienne de plaider sans avoir au préalable alerté le client sur les risques de son non-règlement des honoraires.

 

On peut espérer que ce point d’évaporation des droits industriels ne se retrouvera pas à l’avenir.

 

 

Deuxième anomalie : le choix des associés : L’inventeur manque toujours d’argent. Il doit s’entourer de financements. Le « capital venture » est là pour ça. Cependant le financement doit être effectif. Les engagements doivent être tenus. En l’occurrence les engagements n’ont pas été respectés, et le défaut de règlement des honoraires a entraîné la perdre de droits importants, dont les conséquences se feront ressentir cruellement à l’exposition universelle suivante. Lorsqu’une convention de financement ne s’exécute pas, il faut pouvoir avoir une contrepartie ou une garantie suffisante pour protéger l’investissement immatériel que constitue la technologie développée et le temps humain consacrés par l’inventeur.

Sur ce point, l’ingénierie contractuelle moderne a mis en place des garanties extra-capitalistiques ou garanties de bonne-fin permettant à des banques de suppléer à l’insolvabilité des investisseurs. Mais ces clauses ont un coût. On les retrouve dans de nombreux contrats où l’intuitu personae est essentiel. Ainsi des contrats de production cinématographique ou de promotion immobilière. Mais ils sont également très utiles dans l’industrie innovante, le financement étant essentiel à la réalisation de l’innovation.

 

 

Troisième anomalie : la prison pour dettes. En France, la prison pour dettes, vestige de l’ancien régime, a été abolie en 1867 (sauf en matière douanière où demeure la « contrainte par corps » devenue « contrainte judiciaire ». Il s’en est fallu de 6 mois pour que Charles Tellier ne soit plus inquiété par les frères Carré.

 

 

 

Quatrième anomalie : la faiblesse de l’inventeur lui-même : La protection de l’innovation repose en premier sur la préservation du secret. L’extraordinaire bienveillance hors normes de Charles Tellier, sa confiance dans l’honnêteté individuelle, sont très probablement le plus faible des maillons de la chaîne de protection de son innovation. Voilà un homme qui perd un premier brevet par la bande, qui se fait piller son savoir-faire par un stagiaire à qui il donne tout, et qui développe une technologie sans savoir l’exploiter commercialement, laissant les chantiers navals anglais la reprendre ou la contourner ! Un ingénieur du XIXème siècle confronté à des questionnements du 21ème siècle, avec une éducation du XVIIIème! Parfois il faut forcer la chance et ne pas s’en remettre aux autres.

 

Charles TELLIER a subi trois avanies, a perdu trois marchés internationaux. C’est beaucoup trop pour une technologie ayant un intérêt économique aussi fort. La concurrence profite naturellement de nos faiblesses.

 

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Comment faire mieux aujourd’hui ?

Les outils modernes dont dispose la société innovante aujourd’hui sont multiples. Ces solutions vont aller de l’aide publique à l’innovation, aux méthodes contractuelles de protection de l’innovation en interne et en externe.

 

 

Aides au dépôt de brevets : L’INPI a très vite compris l’intérêt d’aider les sociétés innovantes à financer leurs dépôts de brevets. Notamment en diminuant de moitié les redevances de dépôts (Pass PI)[8]. Par ailleurs de nombreuses autres solutions existent pour accompagner le financement des entreprises innovantes.

 

Assurance Prospection : La BPI propose une assurance prospection dédiée à l’internationalisation des innovations.

Sous conditions la BPI propose une avance de trésorerie dédiée aux frais d’approche des marchés étrangers à hauteur de 50 à 65% des dépenses. Les frais de dépôt des marques et brevets et les dépenses marketing sont notamment pris en charge. Un remboursement minimal est attendu. Avec une telle assurance prospection, Charles Tellier aurait probablement étendu son activité en Angleterre et en Argentine où il aurait déposé son brevet.

 

Aides Deep-Tech et French-Tech : programmes subventions dédiés aux entreprises innovantes couvrant les dépenses internes (personnel) et externes (frais de PI, études de faisabilité, prototype…) avant le démarrage du projet. Ces aides peuvent couvrir jusqu’à 70% de la dépense et sont pour l’essentiel non-remboursables…

 

Brevets de blocage : La pratique juridique moderne de l’innovation technologique aurait eu recours aux brevets de blocage[9] pour empêcher les frères CARRE de développer une technologie équivalente. Le brevet bloquant a pour finalité bien comprise de freiner les avancées technologiques des concurrents, même s’il n’aboutit pas à développer une protection d’invention. L’objectif est de monter une série d’obstacles juridiques au dépôt de brevets par le concurrent. Le risque étant toutefois que si le brevet de blocage est abandonné ou n’est pas poursuivi jusqu’à son terme, l’innovation qui y est inscrite tombe dans le domaine public. Il faut donc en mettre peu, suffisamment pour inquiéter l’innovation mais pas assez pour déflorer la technologie.

 

La stratégie du brevet de blocage a cependant un coût : celui du dépôt du brevet de blocage. Elle ne s’emploie donc que dans des circonstances maîtrisées.

 

Ingénierie judiciaire et négociation des clauses contractuelles dans les sociétés innovantes : protection de l’avoir essentiel que représente le savoir-faire

Il est possible aux créateurs de l’entreprise innovante de protéger des pans importants de leurs actifs par des clauses spécifiques de leurs statuts. On peut trouver dans l’arsenal moderne de la société innovante, notamment :

-       Des clauses de contrôle minoritaire

-       Des clauses de sortie minoritaire ou majoritaire

-       Des clauses de management ou de contrôle de gestion

-       Des clauses d’incessibilité de certains actifs

-       Des clauses d’agréement d’actionnaires nouveaux

-       Des clauses de non-dilution de certains actionnaires

-       Des clauses de contrôle du vote des associés (pacte d’actionnaires)

-       Des « poison pills » s’activant en cas de cession du contrôle de l’entreprise à des capitaux étrangers

Encore faut-il les comprendre et être capable de les négocier.

 

Transmission des pépites économiques des sociétés en liquidation :

L’histoire de l’industrie française est pleine d’échecs commerciaux et de perte dans d’innovations majeures qui seront soit reprises à l’étranger soit perdues dans le domaine public. Dans la tech, le premier gadin notoire moderne fut la faillite de Kartoo, dont l’algorithme cartographique de recherche sur internet était plus puissant que celui de Google dans les années 2000, mais n’a jamais su trouver un modèle économique suffisant. La société a été liquidée en 2010.

Le dernier échec industriel en date se trouve dans l’industrie aérienne, par le dépôt de bilan de la société Lisa Aiplanes qui avait développé l’Akoya, concept innovant d’hydravion à foils permettant un amerrissage et un décollage en mer formée. La liquidation sans contrôle de cette société permet le départ des actifs (dont le brevet des foils) au profit d’un investisseur chinois. Des intervenants intéressés se sont réveillés trop tard et tentent tardivement de faire bloquer le départ de la technologie en Chine[10].

 

Le rachat des pépites des sociétés en liquidation est définitivement une source inépuisable de développement économique. Je l’exposais déjà en décembre 2013 devant les étudiants de l’ESSEC.[11] Rien n’a changé depuis, si ce n’est l’accélération foudroyante de la transmission de l’information par le biais des réseaux sociaux. Mais la pratique judiciaire n’a pas suivi et la transmission de l’information mériterait d’être accrue. Il n’est pas normal qu’un candidat potentiel au rachat d’actifs d’une entreprise en liquidation ne soit pas informé en temps utiles. Les délais d’information des candidats est réellement trop court, compte tenu des modalités de publication de l’information actuelles.

 

Ce serait une modification importante à mettre en œuvre pour coller à l’évolution des technologies.

 



[2] Planche 15, page 64 « Histoire d’une invention moderne - Le Frigorifique – par Ch. Tellier, Ingénieur – Préface Dr D’Arsonval, membre de l’institut, Edition Ch. Delagrave Paris 1910, source Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9739871z/f1.item#

[3] Alexandre Bure, Comte héréditaire de Labenne, fils naturel de Napoléon III

[4] Tellier, Charles, Louis, Abel, né le 19 juin 1828 à Amiens, nommé Chevalier de la légion d’honneur le 27 janvier 1912, décédé à Paris le 19 octobre 1913. Source Archives du Ministère de la Culture, Base Léonore, dossier LH/2642/2 http://www2.culture.gouv.fr/LH/LH271/PG/FRDAFAN83_OL2642002V001.htm

[5] « Peu de temps après, je construisis une machine pour Marseille. Ce fut la première, de ce système produisant la glace comestible, établie dans le monde entier. » Propos de Charles Tellier rapportés par Eline Erzilbengoa, France-info France 3.

[6]  Histoire d’une invention moderne - Le Frigorifique – par Ch. Tellier, Ingénieur – Préface Dr D’Arsonval, membre de l’institut, Edition Ch. Delagrave Paris 1910, Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9739871z/f1.item#

[7] "J'avais des associés que je croyais riches. Le contraire était malheureusement. Ils ne payèrent pas l'avocat. Celui-ci ne vint pas plaider", Propos de Charles TELLIER, racontés par Eline Erzilbengoa, France-info France 3. https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/somme/amiens/l-histoire-du-dimanche-charles-tellier-le-pere-du-froid-inventeur-malchanceux-de-l-ancetre-du-refrigerateur-2771766.html

[9] https://www.erudit.org/fr/revues/mi/2010-v14-n3-mi3900/044291ar/ Les déterminants de l’utilisation du brevet bloquant : Une étude des entreprises françaises, par Christian Le Bras et Caroline Mothe in Management International 2010, Vol14, n° 3, Le management stratégique de la propriété intellectuelle : nouvelles perspectives et nouveaux enjeux

[10] CA Chambery, Hydropère 2.0 c/ Liquidateur de Lisa-Airplanes , appel d’une décision du T. Commerce d’Annecy 10 janvier 2023 en faveur de l’offre de reprise chinoise pour 90.000 €. Audience attendue le 1er juin 2023

[11] Stratégie d’acquisition des pépites des sociétés en difficulté –Ariel DAHAN, in Stratégies juridiques des acteurs économiques, Editions LARCIER, Collection Droit, Management & Stratégies, p351 à 372 ; Février 2013

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