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Entente anticoncurrentielle et concurrence déloyale : une dissociation juridique confirmée par la Cour de cassation

Publié le 11/04/2025 Vu 189 fois 0
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Une entente anticoncurrentielle ne peut être requalifiée en concurrence déloyale : la preuve du préjudice reste à la charge de la victime.

Une entente anticoncurrentielle ne peut être requalifiée en concurrence déloyale : la preuve du préjudice

Entente anticoncurrentielle et concurrence déloyale : une dissociation juridique confirmée par la Cour de cassation

La confusion entre infraction au droit de la concurrence et concurrence déloyale

En droit économique, la frontière entre pratiques anticoncurrentielles et actes de concurrence déloyale est parfois ténue pour les victimes. Lorsqu’un opérateur estime avoir été lésé par une entente, il peut être tenté d’agir sur le terrain de la concurrence déloyale, espérant bénéficier d’un régime plus favorable en matière probatoire.

Or, la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 26 février 2025 (n° 23-18.599), vient réaffirmer avec fermeté la dissociation de ces deux fondements juridiques, en refusant d’assimiler une entente interdite à un acte de concurrence déloyale. Cette décision s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante, mais elle en précise les contours à l’aune du droit transitoire applicable avant l’entrée en vigueur de la directive « dommages ».

L’affaire Gaches Chimie : le recours au droit commun faute de présomption

Le contexte économique et la décision de l’Autorité

La société Gaches Chimie, spécialisée dans la distribution de commodités chimiques, était implantée dans le sud-ouest de la France. Elle engage une action en responsabilité contre la société Univar Solutions, mise en cause dans une entente révélée par l’Autorité de la concurrence en 2013 (décision n° 13-D-12). Cette entente, active entre 1998 et 2005, visait à stabiliser les parts de marché et à coordonner les prix entre plusieurs distributeurs de produits chimiques.

Cependant, la décision administrative précisait que la zone sud-ouest, correspondant à la zone de chalandise de Gaches Chimie, n’était pas couverte par l’entente, en raison des contraintes logistiques propres à ce secteur.

Le choix du fondement de l’action : une tentative d’assimilation

Ne pouvant se prévaloir des dispositions issues de l’ordonnance du 9 mars 2017, et notamment de l’article L. 481-7 du Code de commerce, qui instaure une présomption réfragable de préjudice en cas d’entente postérieure au 11 mars 2017, Gaches Chimie tente de fonder son action sur l’article 1240 du Code civil, en faisant valoir que l’entente constitue un manquement à la réglementation équivalant à un acte de concurrence déloyale.

L’objectif est clair : bénéficier de la jurisprudence propre au droit de la concurrence déloyale, laquelle admet qu’un avantage concurrentiel obtenu en violation d’une norme constitue une faute civile et permet, dans certains cas, de présumer le préjudice causé au concurrent lésé.

Une réponse rigoureuse de la Cour : autonomie du droit des pratiques anticoncurrentielles

La chambre commerciale de la Cour de cassation rejette l’argumentation. Elle rappelle que les pratiques anticoncurrentielles ont pour objet la protection du libre fonctionnement du marché, et que leur sanction vise à garantir un environnement concurrentiel sain, non à sanctionner systématiquement un concurrent identifié.

Ainsi, la seule constatation d’une entente n’implique pas, en soi, qu’un opérateur économique tiers ait nécessairement subi un préjudice. Ce préjudice ne peut être présumé et doit être rigoureusement démontré par la partie demanderesse lorsque les faits sont antérieurs à 2017.

En d’autres termes, une entente ne se confond pas avec un acte de concurrence déloyale, même si elle est illicite, car elle répond à une finalité et à un régime juridique spécifiques.

La preuve du préjudice en matière de pratiques anticoncurrentielles avant 2017

L’exigence probatoire de l’article 1240 du Code civil

En l’absence de présomption légale, la victime d’une pratique anticoncurrentielle antérieure au 11 mars 2017 doit démontrer, de manière précise et circonstanciée :

  • L’existence d’un préjudice économique (perte de marge, perte de clientèle, ralentissement de la croissance…) ;

  • L’existence d’un lien de causalité direct ou indirect entre l’entente et le préjudice allégué ;

  • L’impact géographique ou économique concret de la pratique sur sa propre activité.

Dans l’affaire jugée, la société Gaches Chimie n’a pas démontré que les pratiques, qui ne couvraient pas sa zone géographique, avaient eu une influence sur ses performances économiques. L’argument selon lequel les membres de l’entente auraient pu utiliser les bénéfices illicites pour se renforcer dans le sud-ouest restait hypothétique et non documenté.

La méthode de calcul du préjudice jugée insuffisante

Gaches Chimie produisait des éléments comptables, mais leur fiabilité et leur pertinence ont été remises en cause par la cour d’appel et validées en ce sens par la Cour de cassation. En l’absence d’éléments suffisamment concrets pour établir une perte subie du fait de la pratique, la demande indemnitaire devait être rejetée.

Précisions sur l’impossibilité d’une double qualification juridique

La Cour refuse d’ouvrir la voie à une requalification automatique des ententes anticoncurrentielles en actes de concurrence déloyale. Elle marque ainsi la volonté de préserver la cohérence des deux régimes, dont les fondements, les objectifs et les mécanismes probatoires diffèrent.

En matière de concurrence déloyale, la faute réside dans un comportement anormal entre concurrents, souvent ciblé (désorganisation, dénigrement, usurpation…). En matière de droit de la concurrence, la logique est structurelle et systémique, et la faute réside dans l’altération du jeu concurrentiel sur le marché.

Conséquences pratiques pour les entreprises souhaitant agir

L’enseignement principal de cette jurisprudence est clair : le fondement de l’action doit être choisi en cohérence avec la nature des faits en cause. Tenter d’étendre artificiellement le champ de la concurrence déloyale pour éviter une démonstration exigeante du préjudice est voué à l’échec.

Pour les faits postérieurs au 11 mars 2017, la présomption de l’article L. 481-7 offre un levier probatoire plus favorable. Pour les faits antérieurs, seule une démonstration rigoureuse du dommage permettra d’obtenir réparation.

Une décision de clarification attendue

Par sa décision du 26 février 2025, la Cour de cassation opère une mise au point bienvenue sur les frontières entre concurrence déloyale et pratiques anticoncurrentielles. Elle impose aux praticiens une rigueur dans le choix des fondements juridiques et confirme que la spécificité du droit économique exige le respect des régimes distincts qu’il articule.

 

LE BOUARD AVOCATS
 

 

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