L’essor rapide de l’intelligence artificielle (IA) soulève des questions complexes sur la responsabilité juridique des actions menées par ces systèmes autonomes. Alors que les IA deviennent de plus en plus sophistiquées et intégrées dans des secteurs aussi divers que la santé, le transport, la finance ou l’industrie, la question de savoir qui est responsable en cas de dommage causé par une IA se pose avec une acuité croissante. La réflexion sur cette question est d’autant plus urgente que l’IA, par nature, échappe à la conception traditionnelle de la responsabilité, qui repose sur des notions humaines de faute, d’intention ou de négligence.
I. Les Fondements de la Responsabilité : Une Évolution Nécessaire
Dans le droit traditionnel, la responsabilité civile repose sur l’idée que le comportement d’un individu ou d’une entité, s’il cause un dommage à autrui, peut entraîner des conséquences juridiques, souvent sous forme de réparation. Ce modèle est conçu pour les personnes physiques ou morales. Cependant, lorsqu’il s’agit de systèmes autonomes, l’application directe de ces principes rencontre plusieurs difficultés.
Les IA peuvent agir de manière totalement autonome, apprendre de leurs expériences et prendre des décisions indépendamment de l’intervention humaine directe. Cela remet en cause la notion même de responsabilité fondée sur l’action d’un agent humain. Par exemple, si un véhicule autonome provoque un accident, il est difficile de savoir si la responsabilité incombe au fabricant de l’IA, à l’utilisateur du véhicule, ou même à l'algorithme lui-même.
II. Les Modèles de Responsabilité pour l’IA
- La Responsabilité du Fabricant ou Développeur de l’IA
Le modèle le plus largement envisagé pour les IA autonomes repose sur la responsabilité des créateurs ou des développeurs de ces systèmes. Il s’agit d’une extension de la responsabilité du fait des produits défectueux, que l’on retrouve dans de nombreux systèmes juridiques, tels que la Directive européenne 85/374/CEE sur la responsabilité des produits défectueux. Selon ce modèle, si l’IA provoque un dommage en raison d’un défaut de conception, d’un manque de sécurité ou d’un dysfonctionnement, le fabricant pourrait être tenu responsable, même sans faute.
Cette approche pourrait s’avérer utile dans des situations où l’IA présente des erreurs de programmation manifestes ou une conception défaillante. Cependant, l’absence d’une compréhension claire de la manière dont un système autonome prend ses décisions pourrait compliquer cette évaluation. De plus, cela ne résout pas les questions de responsabilité lorsque l'IA évolue de manière imprévisible, par exemple, via l'apprentissage machine (machine learning).
- La Responsabilité de l’Utilisateur ou de l’Opérateur de l’IA
Une autre approche pourrait être de maintenir la responsabilité de l’utilisateur ou de l’opérateur du système. Si une IA cause un dommage dans le cadre de son utilisation, la personne qui a déployé l’IA pourrait en être tenue responsable. Cela s’appliquerait, par exemple, dans des cas où l’IA est utilisée de manière incorrecte ou dans des circonstances qui ne correspondaient pas à son champ d’application prévu.
Cependant, cette approche se heurte à la question de savoir si l’utilisateur d’une IA, notamment dans le cadre des systèmes complexes comme les véhicules autonomes ou les algorithmes de trading, peut réellement comprendre et maîtriser les décisions prises par l’IA. Dans certains cas, l’IA opère dans un contexte où l’utilisateur humain n’a ni le temps ni les capacités techniques nécessaires pour surveiller et corriger les décisions de l’IA en temps réel.
- La Responsabilité Partagée ou Collective
Une solution plus nuancée pourrait consister en une forme de responsabilité collective ou partagée entre le développeur et l’utilisateur. Cela permettrait de tenir à la fois l’entité responsable de la conception et celle qui utilise le système dans le cadre de ses activités. En Europe, le projet de règlement sur l'IA (proposé par la Commission européenne en avril 2021) envisage déjà cette approche, en imposant aux créateurs de l'IA des obligations de transparence et de sécurité, tout en confiant aux utilisateurs un rôle actif dans la surveillance et l’évaluation des systèmes déployés.
Cette approche pourrait permettre de mieux encadrer les risques liés aux IA tout en prenant en compte leur nature hybride, à la fois technologique et humaine. Il pourrait aussi être envisagé d’établir une forme d’assurance obligatoire pour les IA, similaire à l’assurance responsabilité civile, qui couvrirait les dommages causés par des IA.
III. Les Défis Juridiques et Éthiques à Surmonter
Au-delà des aspects purement juridiques, la question de la responsabilité des IA pose des défis éthiques et philosophiques importants. Comment juger des actions d’une IA qui prend ses propres décisions en fonction de processus de machine learning ? Comment évaluer une "faute" dans un système dont les décisions sont influencées par des centaines, voire des milliers de variables dont aucune n'est explicitement programmé par un humain ? Par ailleurs, la rapidité d’évolution de ces technologies rend l’élaboration de règles juridiques rigides particulièrement difficile.
Les législateurs devront également trouver un équilibre entre encourager l’innovation et assurer la sécurité et la protection des citoyens. Une réglementation trop contraignante pourrait freiner le développement de technologies prometteuses, tandis qu’une réglementation trop laxiste pourrait exposer les consommateurs et les citoyens à des risques nouveaux.