Lorsque, en 1996, deux intrépides universitaires limougeauds s'étaient attelés au commentaire d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme intéressant le droit du travail (1), bien peu d'auteurs, à part les précurseurs que sont Antoine Jeammaud(2) et Frédéric Sudre(3), auraient parié qu'ils venaient de s'engager sur une piste d'avenir. Depuis, les arrêts et les décisions de la Cour de Strasbourg relatifs à cette discipline, et plus généralement au droit social dans son ensemble, n'ont cessé de se multiplier, chacun faisant même souvent l'objet de plusieurs commentaires doctrinaux. Ce nouveau terrain d'influence européenne s'est d'ailleurs tellement élargi que des auteurs y trouvent assez de place pour y livrer d'âpres batailles doctrinales(4). A l'heure où se précisent les enjeux et au moment où les tensions s'exacerbent, un bilan d'étape ne sera peut-être pas inutile. On tentera de l'établir à partir d'une kyrielle d'arrêts rendus au cours de l'année 2007 qui, par leur nombre et leur importance, achèvent de convaincre que la Cour européenne des droits de l'homme est décidément devenue un juge de droit du travail. Comme rien ne la prédisposait à ce rôle, elle le joue cependant d'une manière un peu déconcertante. En effet, tantôt elle avance d'un pas ferme et résolu (I), tantôt elle piétine en multipliant les atermoiements et les tergiversations (II).
- I. - La consolidation des avancées
La Cour de Strasbourg avait tout d'abord réalisé d'importantes avancées sociales en mobilisant l'article 6, §1, de la Convention européenne des droits de l'homme pour protéger les salariés contre la durée interminable du contentieux de certains licenciements(5). En France, la portée de cette jurisprudence avait cependant été estompée par l'obligation imposée au requérant, par les décisions Giummarra du 12 juin 2001 et Mifsud du 11 septembre 2002, d'exercer préalablement un recours en responsabilité pour fonctionnement défectueux du service public de la justice avant de pouvoir se plaindre devant la Cour de Strasbourg d'un dépassement du délai raisonnable. Or, un important arrêt Vallar c. France du 4 octobre 2007, observant pour la première fois qu'un recours, alors prévu par l'article L. 781 du Code de l'organisation judiciaire, avait pourtant été exercé par le travailleur, renoue avec la jurisprudence Delgado en rappelant fermement que la célérité de la procédure est particulièrement nécessaire en matière de litiges relatifs à l'emploi, compte tenu des enjeux pour l'intéressé qui, du fait de son licenciement, a perdu ses moyens d'existence. En particulier, elle constate une violation de l'article 6, §1, résultant d'un vice structurel entraîné par la dualité des juridictions françaises, puisque chacune d'entre elles ne peut vérifier que la durée de la procédure devant l'ordre auquel elle appartient. Une telle position, particulièrement utile en droit du travail où la durée excessive des procédures provient souvent d'un jeu de ping-pong entre les deux ordres juridictionnels, pourrait bien néanmoins dépasser par son intérêt le cadre strict de cette discipline. Cependant, ce sont le droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (A) et le droit d'association négatif, déduit de l'article 11 par la jurisprudence (B), qui, en droit du travail, ont fait l'objet des applications les plus intéressantes et les plus novatrices.
- A. - L'extension de l'article 8 à l'utilisation par le salarié des nouvelles technologies de communication
Par son célèbre arrêt Halford c. Royaume-Uni du 25 juin 1997, la Cour de Strasbourg avait déjà eu l'occasion de se prononcer sur l'application de l'article 8 aux communications privées établies à partir d'un lieu professionnel. Reprenant les principes dégagés par les arrêts Klass c. Allemagne du 9 septembre 1978 et Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984(6), suivant lesquels les appels téléphoniques émanant de locaux professionnels, tout comme ceux provenant du domicile, peuvent se trouver compris dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » visées à l'article 8, § 1, elle avait alors jugé que les entretiens que la requérante avait eus sur les postes de son bureau bénéficiaient d'une protection conventionnelle. Cet arrêt, qui concernait une fonctionnaire de police, était rédigé en termes suffisamment généraux pour que sa portée puisse être étendue aux communications téléphoniques des salariés du secteur privé. Il restait néanmoins à savoir si les mêmes principes protecteurs vaudraient aussi pour les salariés utilisant à partir de leur lieu de travail, vers l'extérieur, les nouveaux moyens de communication que la civilisation informatique met généreusement à leur disposition(7). L'occasion de procéder à leur extension vers cette nouvelle manière de vivre au travail n'a pas été fournie à la Cour de Strasbourg avec la rapidité que l'on aurait pu attendre. Elle a néanmoins fini par lui être offerte par l'affaire Copland c. Royaume-Uni qui a donné lieu à un arrêt définitif du 3 avril 2007. Dans cette affaire, l'assistante personnelle du principal d'un collège public avait eu la désagréable surprise de constater que l'utilisation pendant son travail du téléphone, du courrier électronique et d'Internet avait fait l'objet pendant des mois d'une étroite surveillance. Se référant directement à l'arrêt Halford, la Cour déduit logiquement de sa jurisprudence antérieure que l'envoi d'e-mails depuis le lieu de travail et l'utilisation à des fins personnelles d'Internet relèvent aussi de la protection de l'article 8. Même si l'arrêt rattache la solution aux obligations négatives de l'Etat dans la mesure où le lieu de travail concerné était un collège public, il ne fait aucun doute qu'elle a vocation à s'appliquer, comme celle de l'arrêt Halford, à toutes les communications privées établies à partir d'un lieu professionnel par des fonctionnaires ou par des salariés. Cette assimilation devrait également valoir pour la réserve que l'arrêt Copland emprunte aussi à l'arrêt Halford : la protection de l'article 8, qui n'est pas sans rapport avec la notion d'espérance légitime(8), suppose en effet, selon cette décision, que l'intéressé n'ait pas été averti de l'éventualité d'une surveillance. A cet égard, il faut noter que la jurisprudence Néocel, par laquelle la chambre sociale de la Cour de cassation soumet la vidéosurveillance des salariés sur leur lieu de travail à leur information préalable, est en parfaite adéquation avec les exigences européennes(9). Il convient également d'observer que l'arrêt Copland n'a pas encore libéré toutes les potentialités de l'innovation qu'il vient de réaliser. En effet, pour pouvoir constater une violation de l'article 8, les juges européens unanimes ont pu s'en tenir à constater que, en l'espèce, l'ingérence dans le droit au respect de la vie privée et de la correspondance de la requérante n'avait même pas été prévue par une loi au sens européen du terme. Lorsque, dans des affaires similaires, cette exigence élémentaire aura été satisfaite, il sera alors intéressant d'observer la mise en jeu du principe de proportionnalité qui permettra d'apprécier à partir de quelle intensité la surveillance des communications privées établies depuis le lieu de travail entraîne la rupture du juste équilibre entre l'intérêt du salarié et celui de l'entreprise. Compte tenu des exigences actuelles de la Cour de Strasbourg en matière de proportionnalité, il est cependant tout à fait vraisemblable que, dans des circonstances analogues, l'Etat défendeur échouerait aussi au test de proportionnalité. On pourrait dire alors, mais seulement alors, avec F. Sudre, que l'arrêt Copland consacre bien « le droit du salarié au respect de sa vie privée sur [son] lieu de travail »(10). L'aménagement de cette « bulle » privée au sein de la sphère professionnelle est, en toute hypothèse, une avancée remarquable qui autorise déjà à porter quelques observations critiques sur des jurisprudences connexes. Tout d'abord celle que la Cour de Strasbourg elle-même a instaurée par ces décisions Madsen c. Danemark du 7 novembre 2002 et Wretlund c. Suède du 9 mars 2004(11) relatives au contrôle de la consommation de produits dangereux par les salariés, avant leur prise de postes. Si des activités privées développées au sein de l'entreprise bénéficient désormais de la protection de l'article 8, on se demande en effet comment la Cour de Strasbourg pourrait continuer encore à soustraire à l'influence de cet article des comportements personnels qui, pour avoir des répercussions dans l'entreprise, n'en ont pas moins été adoptés à l'extérieur de celle-ci. Ensuite, celle de la Cour de cassation qui, en la matière, adopte aujourd'hui une position beaucoup plus nuancée que celle naguère exprimée par sa (trop ?) célèbre jurisprudence Nikon(12), dont le rééquilibrage en faveur de l'employeur n'a pas toujours été clairement perçu(13). Compte tenu des avancées réalisées par l'arrêt Copland, il est en effet permis de se demander si la Chambre sociale pourra, en toute conventionalité, continuer à juger, comme elle le fait depuis le 17 mai 2005, qu'il suffit à l'employeur d'appeler le salarié à assister à l'ouverture de ses fichiers personnels pour exclure toute considération de proportionnalité. Il faudrait même se poser la question de savoir si le recours à l'article L. 120-2 du Code du travail, destiné à limiter les ingérences de l'employeur dans les droits et libertés du salarié, répond aux exigences de qualité de la loi au sens européen pour justifier, au prix d'un a contrario un peu paradoxal, les atteintes au droit au respect de la vie privée et de la correspondance du salarié.
B. - Les mutations du droit d'association négatif
Les prolongements en droit du travail du droit d'association négatif, déduit de l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme par l'arrêt Sigurdur A. Sigurjonsson c. Islande du 30 juin 1993, ont été clairement affirmés par l'arrêt Gustafsson c. Suède du 25 avril 1996(14), puis par l'arrêt de Grande chambre Sorensen et Rasmussen c. Danemark du 11 janvier 2006(15), qui lui ont rattaché un droit à la liberté de ne pas se syndiquer. Cependant toutes les facettes de cette question complexe n'avaient pas encore été placées sous les feux du projecteur européen. L'année 2007 aura permis d'en découvrir deux nouvelles. La première, qui prend des allures de patrimonialisation du droit d'association négatif, a été mise en évidence par l'arrêt, désormais définitif, Evaldsson et autres c. Suède du 11 février 2007. En l'espèce, des salariés d'une entreprise du bâtiment, qui n'étaient affiliés à aucun syndicat, subissaient sur leurs salaires un prélèvement censé couvrir les frais de supervision que le syndicat exerçait à l'avantage de tous les salariés. Il n'y avait cependant aucun moyen de s'assurer que ces sommes étaient seulement destinées à contrebalancer un comportement bien connu, généralement associé à la couleur jaune. L'absence de transparence caractéristique de la gestion de ces fonds laissait au contraire redouter qu'ils aient aussi servi à financer, dans une proportion indéterminée, des activités sectorielles du syndicat, ce qui aurait pu constituer une atteinte larvée au droit à la liberté de ne pas se syndiquer, relevant de l'article 11. Or, pratiquant ce que F. Sudre a appelé « l'interchangeabilité des dispositions normatives de la Convention »(16), la Cour a examiné la requête des salariés individualistes sur le fondement de l'article 1er du Protocole n° 1, qui consacre le droit au respect des biens. Elle a jugé que ce texte avait été violé parce qu'il n'était pas proportionné d'opérer des déductions sur les salaires sans donner aux intéressés la possibilité de contrôler la manière dont était dépensé l'argent versé, contre leur volonté, à une organisation, dont ils désapprouvaient de surcroît la ligne politique. Limitée aux hypothèses dans lesquelles le prélèvement forcé n'est pas la contrepartie d'un service finalement rendu par le syndicat, cette réorientation vers l'article 1er du Protocole n° 1 d'un des aspects du droit à la liberté de ne pas se syndiquer est, techniquement, heureux pour l'extension du droit d'association négatif. En effet, l'article 1er du Protocole n° 1, qui, par exemple, a déjà permis d'assimiler les expropriations de fait aux expropriations de droit(17), semble mieux se prêter que l'article 11 à la lutte contre les atteintes indirectes à ce droit. Le renforcement du droit d'association négatif par le relais de l'article 1er du Protocole n° 1 est encore accentué par des considérations propres au modèle suédois marqué, notamment, par une délégation à des organismes indépendants de l'organisation du marché du travail. Dans un tel contexte, la Cour estime en effet que l'Etat a l'obligation particulière de protéger les intérêts des salariés réfractaires, en rendant ces organismes responsables de leurs activités. Le second aspect méconnu du droit d'association négatif, révélé par l'arrêt définitif Associated Society of Locomotive engineers and firemen (A.S.L.E.F.) c. Royaume-Uni du 27 février 2007, participe quant à lui d'une forme inédite de bilatéralisation de ce volet de l'article 11, qui conduit à le faire jouer aussi en faveur des syndicats, et non pas seulement au profit des travailleurs. Dans cette affaire, une organisation syndicale s'était trouvée dans l'impossibilité d'exclure un de ses membres qui, appartenant par ailleurs à un parti nationaliste, défendait pourtant des idéaux politiques en contradiction fondamentale avec ses propres valeurs. L'organisation, obligée de syndiquer à contrecoeur et, plus encore sans doute, à contre-valeur, est donc allée invoquer une violation de l'article 11 devant la Cour de Strasbourg. C'était la saisir d'une question inédite dont la complexité se nourrit d'au moins deux aspects paradoxaux. Le premier tenait à ce que la Cour de Strasbourg, confessant ici sa sympathie pour l'idée que tout travailleur devrait pouvoir être en mesure d'adhérer à un syndicat, était invitée à se prononcer sur une démarche visant néanmoins à en exclure un et à trancher ainsi un difficile conflit de droits. Le second tenait à la remise en cause du raisonnement par lequel la Cour de Strasbourg devrait sans doute marquer une certaine spécificité de l'application de la Convention européenne des droits de l'homme en droit du travail, consistant à faire prévaloir les droits positifs du groupe sur les droits négatifs de l'individu(18) : ici, au contraire, c'est par le relais d'un droit négatif que le groupe devrait l'emporter sur le droit positif de l'individu. Les juges européens ont réussi à concilier à peu près ces données contradictoires. Ils y sont parvenus, tout d'abord, en reconnaissant au syndicat un droit de ne pas syndiquer un travailleur, droit néanmoins soumis à de strictes conditions, vérifiées en l'espèce et destinées à sauvegarder les droits du salarié. En particulier, le salarié exclu, notamment dans un système de closed-shop, ne doit pas subir de préjudice autre que la perte de l'affiliation ; quant à l'organisation syndicale, elle ne doit pas bénéficier de fonds publics en vue de responsabilités plus vastes. Lorsque ces conditions sont remplies, la Cour européenne des droits de l'homme admet donc une bilatéralisation atypique du droit d'association négatif, qui ne peut évidemment pas bénéficier à l'employeur, auquel le droit de ne pas admettre de syndicat dans son entreprise ne saurait être évidemment reconnu(19), mais qui peut se traduire par la consécration, en faveur du syndicat, d'un droit de ne pas syndiquer. L'arrêt A.S.L.E.F. pourrait donc passer à la postérité pour avoir procédé à une syndicalisation, bien encadrée, du droit d'association négatif. Il pourrait faire date encore pour une autre innovation. Il s'agit de celle qui consiste à consolider la dimension collective du droit du travail au moyen d'un droit négatif. Le droit négatif sollicité étant ici celui de ne pas admettre quelqu'un au sein du groupe, l'arrêt A.S.L.E.F. donne d'ailleurs beaucoup de consistance à une autre idée, récemment évoquée à l'occasion des 8e Journées René Savatier organisées à Poitiers les 26 et 27 octobre 2007, sur la thème « Communautés, Discrimination et Identité », suivant laquelle l'exclusion et la non-admission sont les moyens privilégiés d'affirmer l'existence d'une communauté, en l'occurrence ici la communauté des salariés, et de lui reconnaître une identité à partir de valeurs et d'idéaux partagés. La reconnaissance de la fonction identificatrice des mécanismes d'exclusion pourrait donc être un apport majeur aux conséquences redoutables, si elle avait vocation à être transposée hors des limites du droit du travail. Etendue à d'autres communautés que celle des salariés, cette innovation pourrait avoir des effets d'autant plus surprenants que, il faut le souligner fortement, elle a été introduite au titre de la diffusion dite horizontale de la Convention européenne des droits de l'homme, dans des relations interindividuelles, et qu'elle ne fait aucune allusion à la marge d'appréciation dont les Etats disposent dans de nombreux domaines et particulièrement dans celui, à certains égards comparable, de l'entrée, du séjour et de la sortie des étrangers(20). Il n'est pas tout à fait certain que la Cour aura conjuré tous les risques de débordement en situant ce droit à l'exclusion des négateurs des principes fondateurs du groupe dans un contexte historique, rattachant les syndicats à des partis et mouvements politiques « de gauche en particulier ». Il y a même sans doute une certaine maladresse à avoir si ouvertement pris fait et cause pour des valeurs dites de gauche face à des contre-valeurs, que l'on devine aisément être de droite. Cette gaucherie n'en est pas moins révélatrice d'une volonté univoque d'application progressiste de la Convention européenne des droits de l'homme aux relations du travail, également révélée, on l'a vu, par une protection sans faille de la vie privée et de la correspondance du salarié contre les atteintes inédites que les nouvelles technologies rendent possibles. Malheureusement, dans son rôle de juge du droit du travail, la Cour européenne des droits de l'homme ne fixe pas toujours aussi résolument le cap.
II. - La persistance d'atermoiements
La Cour européenne des droits de l'homme a encore montré récemment qu'elle était prête à toutes les contorsions pour éviter d'avoir à reconnaître expressément l'existence conventionnelle du droit de grève (A). De manière beaucoup plus générale, il apparaît aussi qu'elle ne sait pas encore quel parti adopter quant à la question, fondamentale pour l'avenir du droit du travail européen, de la synergie des sources (B).
A. - La reconnaissance différée du droit de grève
On se souvient que par deux décisions d'irrecevabilité Unison c. Royaume-Uni du 10 janvier 2002 et O.F.S. c. Norvège du 27 juin 2002(21), la Cour de Strasbourg avait fait entrer le droit de grève dans l'antichambre de l'article 11, en vérifiant les conditions de justification des atteintes qui lui avaient été portées(22). Le mouvement amorcé par ces deux décisions a été considérablement amplifié par l'arrêt, définitif, Karaçay c. Turquie du 27 mars 2007, relatif à l'avertissement qui avait été infligé à un électricien salarié du secteur public pour avoir participé à une journée nationale de grève. Une des particularités les plus remarquables de cet arrêt est d'avoir, à la différence des décisions d'irrecevabilité précitées, constaté, à l'unanimité d'ailleurs, une violation de l'article 11. Ce n'est pas la seule. La Cour estime en effet que la sanction disciplinaire litigieuse avait constitué une atteinte à la liberté d'association du requérant. La portée de cette référence à la seconde des deux libertés consacrées par l'article 11 est considérable. Si la liberté de réunion pacifique, que l'article énumère en premier, avait été visée, c'est seulement une des suites optionnelles du droit de grève, la manifestation publique avec d'autres grévistes pour donner plus de poids aux revendications, qui aurait été conventionnellement promue. Dans la mesure où l'ingérence constituée par l'avertissement a été rattachée à la liberté d'association, c'est bien le droit de grève dans son ensemble qu'il est censé avoir atteint. Cette analyse est encore renforcée par l'affirmation capitale suivant laquelle « la sanction incriminée, si minime qu'elle ait été [était] de nature à dissuader les membres de syndicats de participer légitimement à des journées de grève »(23). S'il fallait un élément supplémentaire révélateur du pas de géant que réalise l'arrêt Karaçay vers la reconnaissance du droit de grève, on le trouverait au § 32 où la Cour fait part de son doute de ce que l'ingérence en cause poursuivait un but légitime. Finalement, tout est dit sauf, en propres termes, que le droit de grève est garanti par l'article 11. Cette réticence à nommer ce que l'on décrit si parfaitement est une contorsion critiquable, différant la stabilisation européenne d'une question primordiale. Cette attitude a encore été intempestivement adoptée par la Cour dans une affaire Satilmis et autres c. Turquie, jugée le 17 juillet 2007, de manière particulièrement équivoque. En l'espèce, plus de 40 agents de péage des guichets du pont du Bosphore à Istanbul avaient été condamnés, sur le fondement d'une action en responsabilité civile, à rembourser à leur employeur l'équivalent des sommes que les automobilistes n'avaient pas eu à payer parce que pendant trois heures, ils avaient quitté leur poste pour protester contre leurs conditions de travail. Les représentants du monde syndical se réjouiront d'apprendre que la Cour européenne des droits de l'homme a constaté une violation de l'article 11, en raison de la sanction civile infligée à des salariés participant à une grève et qu'elle a condamné la Turquie à verser aux requérants une somme globale de plus de 50 000 euros. Ils ne devraient pourtant pas chanter victoire trop fort. Certes, l'arrêt Satilmis, qui constate une violation de l'article 11 en raison d'une sanction prononcée pour fait de grève, consolide-t-il la jurisprudence Unison/O.F.S. Il semble néanmoins marquer un net recul par rapport aux considérables avancées réalisées par l'arrêt Karaçay. Alors que l'arrêt du 27 mars 2007 introduisait tous les éléments d'une reconnaissance européenne du droit de grève qu'il n'y avait plus qu'à nommer, celui du 17 juillet 2007 se refuse à spéculer sur le point de savoir dans quelle mesure l'article 11 octroie le droit de grève et se borne à dire que le ralentissement de travail pour une durée de trois heures était une action collective d'ordre général dans le contexte de l'exercice des droits syndicaux. Surtout, l'arrêt Satilmis reprend à son compte les références, significativement oubliées par l'arrêt Karaçay, aux arrêts Syndicat national de la police belge c. Belgique du 27 octobre 1975, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède du 6 février 1976 et Schmidt et Dahlström c. Suède du 6 février 1976, dont la formule générale relative à la liberté de choix par l'Etat des moyens à employer pour permettre au syndicat de défendre les intérêts de ses membres a toujours constitué un rempart contre la reconnaissance européenne du droit de grève(24). On relèvera en outre que, contrairement à l'arrêt du 27 mars 2007, celui du 17 juillet 2007 rattache, très curieusement, la question de la cessation du travail non plus à la liberté d'association, mais à la liberté de réunion pacifique. Dans ces conditions, on hésitera à admettre, comme certains ont pourtant pu l'affirmer ici ou là, que l'arrêt Satilmis a consacré un droit à la grève perlée ou, mieux encore, un droit de grève-libéralité, consistant à laisser au client ou à l'usager la liberté de profiter gratuitement d'un service que les travailleurs auraient pourtant dû leur faire payer. Au moment où l'on pourrait commencer à se demander si la grève traditionnelle, médiatiquement et politiquement assimilée à une prise d'otage des usagers, ne devrait pas être reléguée au magasin des armes syndicales archaïques pour céder la place à ces nouvelles formes de grèves, notamment à titre gratuit, mais qui, pour l'heure, exposent encore les salariés à un licenciement pour faute, il faut regretter que les contorsions sociales de la Cour de Strasbourg et son art consommé de ne pas appliquer exactement les mots qui conviennent aux choses qu'elle décrit aient pu s'apparenter, dans l'arrêt Satilmis, à des semailles de faux espoirs. Il est donc urgent que la Cour de Strasbourg abandonne cette déconcertante posture de camouflage social et qu'elle ose enfin assumer résolument son rôle de juge européen de droit du travail. Elle y parviendra d'autant mieux qu'elle saura mettre en synergie toutes les sources européennes disponibles, à laquelle les droits collectifs des salariés sont en réalité suspendus.
B. - Les droits collectifs des salariés suspendus à la synergie des sources européennes
Comme l'a parfaitement démontré M. Alain Carillon(25), l'amplification de la protection européenne du salarié dépend largement de la combinaison de ces deux instruments du Conseil de l'Europe que sont la Convention européenne des droits de l'homme et la Charte Sociale Européenne. Il est d'ailleurs advenu, au cours de ces dernières années, que la Cour de Strasbourg, chargée de l'interprétation de la Convention européenne des droits de l'homme, appuie directement un raisonnement novateur sur la Charte sociale européenne. Tel avait été le cas par exemple, en matière de clauses d'entreprise fermée, dans l'arrêt de Grande Chambre Sorensen et Rasmussen c. Danemark du 11 janvier 2006(26) et dans l'arrêt de Chambre Demir et Baykara c. Turquie du 21 novembre 2006(27), concernant la négociation collective. Tel avait encore été le cas, dans l'arrêt de Chambre Arnolin et autres c. France du 9 janvier 2007, relatif à la rémunération des heures d'équivalence des salariés du secteur hospitalier, qui passera sans doute à la postérité pour avoir été le premier arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme à avoir eu l'honneur de figurer dans le visa d'un arrêt de la Cour de cassation française, en l'occurrence celui de la Chambre sociale du 13 juin 2007(28), et où la Cour souligne le rôle particulier et les devoirs des Etats membres du Conseil de l'Europe, tels qu'ils peuvent résulter de la Charte sociale européenne, dans la protection sociale de leurs populations. Or, les arrêts précités Karaçay c. Turquie du 27 mars 2007 et Satilmis c. Turquie du 17 juillet 2007 semblent amorcer sur ce point crucial un repli significatif, puisqu'ils négligent l'un et l'autre d'intégrer à leur raisonnement la Charte sociale européenne qu'ils avaient pourtant visée dans la rubrique des textes internationaux pertinents. Cette reculade est d'autant plus inquiétante qu'elle semble faire écho à une très vive charge doctrinale tendant à dénoncer « les liaisons dangereuses » entre les deux textes européens protecteurs des droits de l'homme salarié(29) et à refermer « les frontières du pouvoir d'interprétation des juges européens » sur la seule Convention européenne des droits de l'homme(30). Nous nous inscrivons énergiquement contre cette approche si « pragmatique » et si « raisonnable »(31) qu'elle conduirait, au bout du compte, à anéantir la méthode d'interprétation évolutive qui a fait le succès de la Cour de Strasbourg. Nous dénonçons aussi fermement le risque de régression de l'idée européenne que porte en germe cette conception négative de la justiciabilité des droits sociaux, qui voudrait limiter le rôle de l'Europe des droits de l'homme à la stricte protection des droits civils et politiques. Nous attirons en conséquence l'attention sur l'extrême importance des enjeux de l'arrêt qu'une Grande Chambre est appelée à rendre dans l'affaire Demir et Baykara et nous signalons le danger de revitalisation de la célèbre formule de P.H. Imbert « Droits des pauvres, pauvres droits », à laquelle la Cour de Strasbourg pourrait procéder au prétexte de se défendre contre les risques d'engorgement. En réalité, seule une véritable mise en synergie de toutes les sources européennes des droits de l'homme est de nature à donner aux droits sociaux reconnus par celles-ci toute leur force et leur portée. En définitive, l'oeuvre de la Cour européenne des droits de l'homme en matière de droit du travail est bien encore une oeuvre en demi-teinte. De plus en plus invitée à se prononcer en ce domaine, la Cour est souvent tentée de choisir des couleurs plus vives. Toutefois, appelée à intervenir ainsi sur des questions qui ne lui étaient pas initialement dévolues, elle peut redouter aussi de se transformer en apprentie sorcière sociale et préférer rechercher un confort douillet dans la grisaille. Tout indique néanmoins qu'elle devra incessamment choisir sa couleur...
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