Les incursions de la CEDH en droit du travail

Publié le Modifié le 02/06/2013 Vu 10 564 fois 0
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les incursions de la CEDH dans le droit du travail par Jean-Pierre Marguénaud, Professeur à la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges (OMIJ) Jean Mouly, Professeur à la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges (OMIJ)

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Les incursions de la CEDH en droit du travail

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Les incursions de la Cour   européenne des droits de l'homme en droit du travail : une oeuvre encore en   demi-teinte

 

Jean-Pierre Marguénaud,   Professeur à la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges   (OMIJ)

Jean Mouly, Professeur à   la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges (OMIJ)

 

 

 

L'intervention de la Cour européenne des droits de l'homme dans le   champ des relations de travail a été remarquée depuis une vingtaine d'année.   Un bilan peut aujourd'hui être dressé de cette intervention. La jurisprudence   de la Cour a montré des audaces sur le terrain de la protection de la vie   privée du salarié ou de la liberté syndicale (surtout sous l'aspect de la   liberté négative). En revanche, la Cour semble être restée en-deçà de ce   qu'on aurait pu attendre sur une question aussi essentielle que la protection   du droit de grève. L'examen de la jurisprudence révèle par ailleurs les   insuffisances de l'articulation des différentes sources à l'origine des   droits sociaux

Lorsque, en 1996, deux intrépides universitaires limougeauds   s'étaient attelés au commentaire d'un arrêt de la Cour européenne des droits   de l'homme intéressant le droit du travail                                                                  (1),   bien peu d'auteurs, à part les précurseurs que sont Antoine Jeammaud(2) et   Frédéric Sudre(3),   auraient parié qu'ils venaient de s'engager sur une piste d'avenir. Depuis,   les arrêts et les décisions de la Cour de Strasbourg relatifs à cette   discipline, et plus généralement au droit social dans son ensemble, n'ont   cessé de se multiplier, chacun faisant même souvent l'objet de plusieurs   commentaires doctrinaux. Ce nouveau terrain d'influence européenne s'est   d'ailleurs tellement élargi que des auteurs y trouvent assez de place pour y   livrer d'âpres batailles doctrinales(4). A   l'heure où se précisent les enjeux et au moment où les tensions s'exacerbent,   un bilan d'étape ne sera peut-être pas inutile.
 
  On tentera de l'établir à partir d'une kyrielle d'arrêts rendus au cours de   l'année 2007 qui, par leur nombre et leur importance, achèvent de convaincre   que la Cour européenne des droits de l'homme est décidément devenue un juge   de droit du travail. Comme rien ne la prédisposait à ce rôle, elle le joue   cependant d'une manière un peu déconcertante. En effet, tantôt elle avance   d'un pas ferme et résolu (I), tantôt elle piétine en multipliant les   atermoiements et les tergiversations (II).

 

  1. I.                     - La   consolidation des avancées

 

La Cour de Strasbourg avait tout d'abord réalisé d'importantes   avancées sociales en mobilisant l'article 6, §1, de la Convention européenne   des droits de l'homme pour protéger les salariés contre la durée interminable   du contentieux de certains licenciements(5). En   France, la portée de cette jurisprudence avait cependant été estompée par   l'obligation imposée au requérant, par les décisions Giummarra du 12 juin   2001 et Mifsud du 11 septembre 2002, d'exercer préalablement un recours en   responsabilité pour fonctionnement défectueux du service public de la justice   avant de pouvoir se plaindre devant la Cour de Strasbourg d'un dépassement du   délai raisonnable. Or, un important arrêt Vallar c. France du 4 octobre 2007,   observant pour la première fois qu'un recours, alors prévu par l'article L.   781 du Code de l'organisation judiciaire, avait pourtant été exercé par le   travailleur, renoue avec la jurisprudence Delgado en rappelant fermement que   la célérité de la procédure est particulièrement nécessaire en matière de   litiges relatifs à l'emploi, compte tenu des enjeux pour l'intéressé qui, du   fait de son licenciement, a perdu ses moyens d'existence. En particulier,   elle constate une violation de l'article 6, §1, résultant d'un vice   structurel entraîné par la dualité des juridictions françaises, puisque   chacune d'entre elles ne peut vérifier que la durée de la procédure devant   l'ordre auquel elle appartient. Une telle position, particulièrement utile en   droit du travail où la durée excessive des procédures provient souvent d'un   jeu de ping-pong entre les deux ordres juridictionnels, pourrait bien   néanmoins dépasser par son intérêt le cadre strict de cette discipline.   Cependant, ce sont le droit au respect de la vie privée garanti par l'article   8 de la Convention européenne des droits de l'homme (A) et le droit   d'association négatif, déduit de l'article 11 par la jurisprudence (B), qui,   en droit du travail, ont fait l'objet des applications les plus intéressantes   et les plus novatrices.

 

  1. A.      -   L'extension de l'article 8 à l'utilisation par le salarié des nouvelles   technologies de communication

 

Par son célèbre arrêt Halford c. Royaume-Uni du 25 juin 1997, la Cour   de Strasbourg avait déjà eu l'occasion de se prononcer sur l'application de   l'article 8 aux communications privées établies à partir d'un lieu   professionnel. Reprenant les principes dégagés par les arrêts Klass c.   Allemagne du 9 septembre 1978 et Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984(6),   suivant lesquels les appels téléphoniques émanant de locaux professionnels,   tout comme ceux provenant du domicile, peuvent se trouver compris dans les   notions de « vie privée » et de « correspondance » visées à l'article 8, § 1,   elle avait alors jugé que les entretiens que la requérante avait eus sur les   postes de son bureau bénéficiaient d'une protection conventionnelle. Cet   arrêt, qui concernait une fonctionnaire de police, était rédigé en termes suffisamment   généraux pour que sa portée puisse être étendue aux communications   téléphoniques des salariés du secteur privé. Il restait néanmoins à savoir si   les mêmes principes protecteurs vaudraient aussi pour les salariés utilisant   à partir de leur lieu de travail, vers l'extérieur, les nouveaux moyens de   communication que la civilisation informatique met généreusement à leur   disposition(7).   L'occasion de procéder à leur extension vers cette nouvelle manière de vivre   au travail n'a pas été fournie à la Cour de Strasbourg avec la rapidité que   l'on aurait pu attendre. Elle a néanmoins fini par lui être offerte par   l'affaire Copland c. Royaume-Uni qui a donné lieu à un arrêt définitif du 3   avril 2007.
 
  Dans cette affaire, l'assistante personnelle du principal d'un collège public   avait eu la désagréable surprise de constater que l'utilisation pendant son   travail du téléphone, du courrier électronique et d'Internet avait fait   l'objet pendant des mois d'une étroite surveillance. Se référant directement   à l'arrêt Halford, la Cour déduit logiquement de sa jurisprudence antérieure   que l'envoi d'e-mails depuis le lieu de travail et l'utilisation à des fins   personnelles d'Internet relèvent aussi de la protection de l'article 8. Même   si l'arrêt rattache la solution aux obligations négatives de l'Etat dans la   mesure où le lieu de travail concerné était un collège public, il ne fait   aucun doute qu'elle a vocation à s'appliquer, comme celle de l'arrêt Halford,   à toutes les communications privées établies à partir d'un lieu professionnel   par des fonctionnaires ou par des salariés. Cette assimilation devrait   également valoir pour la réserve que l'arrêt Copland emprunte aussi à l'arrêt   Halford : la protection de l'article 8, qui n'est pas sans rapport avec la   notion d'espérance légitime(8),   suppose en effet, selon cette décision, que l'intéressé n'ait pas été averti   de l'éventualité d'une surveillance. A cet égard, il faut noter que la   jurisprudence Néocel, par laquelle la chambre sociale de la Cour de cassation   soumet la vidéosurveillance des salariés sur leur lieu de travail à leur   information préalable, est en parfaite adéquation avec les exigences   européennes(9).
 
  Il convient également d'observer que l'arrêt Copland n'a pas encore libéré   toutes les potentialités de l'innovation qu'il vient de réaliser. En effet,   pour pouvoir constater une violation de l'article 8, les juges européens   unanimes ont pu s'en tenir à constater que, en l'espèce, l'ingérence dans le   droit au respect de la vie privée et de la correspondance de la requérante   n'avait même pas été prévue par une loi au sens européen du terme. Lorsque,   dans des affaires similaires, cette exigence élémentaire aura été satisfaite,   il sera alors intéressant d'observer la mise en jeu du principe de   proportionnalité qui permettra d'apprécier à partir de quelle intensité la   surveillance des communications privées établies depuis le lieu de travail   entraîne la rupture du juste équilibre entre l'intérêt du salarié et celui de   l'entreprise. Compte tenu des exigences actuelles de la Cour de Strasbourg en   matière de proportionnalité, il est cependant tout à fait vraisemblable que,   dans des circonstances analogues, l'Etat défendeur échouerait aussi au test   de proportionnalité. On pourrait dire alors, mais seulement alors, avec F.   Sudre, que l'arrêt Copland consacre bien « le droit du salarié au respect de   sa vie privée sur [son] lieu de travail »(10).   L'aménagement de cette « bulle » privée au sein de la sphère professionnelle   est, en toute hypothèse, une avancée remarquable qui autorise déjà à porter   quelques observations critiques sur des jurisprudences connexes.
 
  Tout d'abord celle que la Cour de Strasbourg elle-même a instaurée par ces   décisions Madsen c. Danemark du 7 novembre 2002 et Wretlund c. Suède du 9   mars 2004(11)   relatives au contrôle de la consommation de produits dangereux par les   salariés, avant leur prise de postes. Si des activités privées développées au   sein de l'entreprise bénéficient désormais de la protection de l'article 8,   on se demande en effet comment la Cour de Strasbourg pourrait continuer   encore à soustraire à l'influence de cet article des comportements personnels   qui, pour avoir des répercussions dans l'entreprise, n'en ont pas moins été   adoptés à l'extérieur de celle-ci. Ensuite, celle de la Cour de cassation   qui, en la matière, adopte aujourd'hui une position beaucoup plus nuancée que   celle naguère exprimée par sa (trop ?) célèbre jurisprudence Nikon(12),   dont le rééquilibrage en faveur de l'employeur n'a pas toujours été   clairement perçu(13).   Compte tenu des avancées réalisées par l'arrêt Copland, il est en effet   permis de se demander si la Chambre sociale pourra, en toute conventionalité,   continuer à juger, comme elle le fait depuis le 17 mai 2005, qu'il suffit à   l'employeur d'appeler le salarié à assister à l'ouverture de ses fichiers   personnels pour exclure toute considération de proportionnalité. Il faudrait   même se poser la question de savoir si le recours à l'article L. 120-2 du   Code du travail, destiné à limiter les ingérences de l'employeur dans les   droits et libertés du salarié, répond aux exigences de qualité de la loi au   sens européen pour justifier, au prix d'un a contrario un peu paradoxal, les   atteintes au droit au respect de la vie privée et de la correspondance du   salarié.

B. - Les mutations du droit d'association négatif

Les prolongements en droit du travail du droit d'association négatif,   déduit de l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme par   l'arrêt Sigurdur A. Sigurjonsson c. Islande du 30 juin 1993, ont été   clairement affirmés par l'arrêt Gustafsson c. Suède du 25 avril 1996(14),   puis par l'arrêt de Grande chambre Sorensen et Rasmussen c. Danemark du 11   janvier 2006(15),   qui lui ont rattaché un droit à la liberté de ne pas se syndiquer. Cependant   toutes les facettes de cette question complexe n'avaient pas encore été   placées sous les feux du projecteur européen. L'année 2007 aura permis d'en   découvrir deux nouvelles.
 
  La première, qui prend des allures de patrimonialisation du droit   d'association négatif, a été mise en évidence par l'arrêt, désormais   définitif, Evaldsson et autres c. Suède du 11 février 2007. En l'espèce, des   salariés d'une entreprise du bâtiment, qui n'étaient affiliés à aucun   syndicat, subissaient sur leurs salaires un prélèvement censé couvrir les   frais de supervision que le syndicat exerçait à l'avantage de tous les   salariés. Il n'y avait cependant aucun moyen de s'assurer que ces sommes   étaient seulement destinées à contrebalancer un comportement bien connu,   généralement associé à la couleur jaune. L'absence de transparence   caractéristique de la gestion de ces fonds laissait au contraire redouter   qu'ils aient aussi servi à financer, dans une proportion indéterminée, des   activités sectorielles du syndicat, ce qui aurait pu constituer une atteinte   larvée au droit à la liberté de ne pas se syndiquer, relevant de l'article   11. Or, pratiquant ce que F. Sudre a appelé « l'interchangeabilité des   dispositions normatives de la Convention »(16),   la Cour a examiné la requête des salariés individualistes sur le fondement de   l'article 1er du Protocole n° 1, qui consacre le droit au respect des biens.   Elle a jugé que ce texte avait été violé parce qu'il n'était pas proportionné   d'opérer des déductions sur les salaires sans donner aux intéressés la   possibilité de contrôler la manière dont était dépensé l'argent versé, contre   leur volonté, à une organisation, dont ils désapprouvaient de surcroît la   ligne politique.
 
  Limitée aux hypothèses dans lesquelles le prélèvement forcé n'est pas la   contrepartie d'un service finalement rendu par le syndicat, cette   réorientation vers l'article 1er du Protocole n° 1 d'un des aspects du droit   à la liberté de ne pas se syndiquer est, techniquement, heureux pour   l'extension du droit d'association négatif. En effet, l'article 1er du   Protocole n° 1, qui, par exemple, a déjà permis d'assimiler les   expropriations de fait aux expropriations de droit(17),   semble mieux se prêter que l'article 11 à la lutte contre les atteintes   indirectes à ce droit. Le renforcement du droit d'association négatif par le   relais de l'article 1er du Protocole n° 1 est encore accentué par des   considérations propres au modèle suédois marqué, notamment, par une   délégation à des organismes indépendants de l'organisation du marché du   travail. Dans un tel contexte, la Cour estime en effet que l'Etat a   l'obligation particulière de protéger les intérêts des salariés réfractaires,   en rendant ces organismes responsables de leurs activités.
 
  Le second aspect méconnu du droit d'association négatif, révélé par l'arrêt   définitif Associated Society of Locomotive engineers and firemen (A.S.L.E.F.)   c. Royaume-Uni du 27 février 2007, participe quant à lui d'une forme inédite   de bilatéralisation de ce volet de l'article 11, qui conduit à le faire jouer   aussi en faveur des syndicats, et non pas seulement au profit des   travailleurs. Dans cette affaire, une organisation syndicale s'était trouvée   dans l'impossibilité d'exclure un de ses membres qui, appartenant par   ailleurs à un parti nationaliste, défendait pourtant des idéaux politiques en   contradiction fondamentale avec ses propres valeurs. L'organisation, obligée   de syndiquer à contrecoeur et, plus encore sans doute, à contre-valeur, est   donc allée invoquer une violation de l'article 11 devant la Cour de   Strasbourg. C'était la saisir d'une question inédite dont la complexité se   nourrit d'au moins deux aspects paradoxaux. Le premier tenait à ce que la   Cour de Strasbourg, confessant ici sa sympathie pour l'idée que tout   travailleur devrait pouvoir être en mesure d'adhérer à un syndicat, était   invitée à se prononcer sur une démarche visant néanmoins à en exclure un et à   trancher ainsi un difficile conflit de droits. Le second tenait à la remise   en cause du raisonnement par lequel la Cour de Strasbourg devrait sans doute   marquer une certaine spécificité de l'application de la Convention européenne   des droits de l'homme en droit du travail, consistant à faire prévaloir les   droits positifs du groupe sur les droits négatifs de l'individu(18) :   ici, au contraire, c'est par le relais d'un droit négatif que le groupe   devrait l'emporter sur le droit positif de l'individu. Les juges européens   ont réussi à concilier à peu près ces données contradictoires.
 
  Ils y sont parvenus, tout d'abord, en reconnaissant au syndicat un droit de   ne pas syndiquer un travailleur, droit néanmoins soumis à de strictes   conditions, vérifiées en l'espèce et destinées à sauvegarder les droits du salarié.   En particulier, le salarié exclu, notamment dans un système de closed-shop,   ne doit pas subir de préjudice autre que la perte de l'affiliation ; quant à   l'organisation syndicale, elle ne doit pas bénéficier de fonds publics en vue   de responsabilités plus vastes. Lorsque ces conditions sont remplies, la Cour   européenne des droits de l'homme admet donc une bilatéralisation atypique du   droit d'association négatif, qui ne peut évidemment pas bénéficier à   l'employeur, auquel le droit de ne pas admettre de syndicat dans son   entreprise ne saurait être évidemment reconnu(19),   mais qui peut se traduire par la consécration, en faveur du syndicat, d'un   droit de ne pas syndiquer. L'arrêt A.S.L.E.F. pourrait donc passer à la   postérité pour avoir procédé à une syndicalisation, bien encadrée, du droit   d'association négatif. Il pourrait faire date encore pour une autre   innovation.
 
  Il s'agit de celle qui consiste à consolider la dimension collective du droit   du travail au moyen d'un droit négatif. Le droit négatif sollicité étant ici   celui de ne pas admettre quelqu'un au sein du groupe, l'arrêt A.S.L.E.F.   donne d'ailleurs beaucoup de consistance à une autre idée, récemment évoquée   à l'occasion des 8e Journées René Savatier organisées à Poitiers les 26 et 27   octobre 2007, sur la thème « Communautés, Discrimination et Identité »,   suivant laquelle l'exclusion et la non-admission sont les moyens privilégiés   d'affirmer l'existence d'une communauté, en l'occurrence ici la communauté   des salariés, et de lui reconnaître une identité à partir de valeurs et   d'idéaux partagés. La reconnaissance de la fonction identificatrice des   mécanismes d'exclusion pourrait donc être un apport majeur aux conséquences   redoutables, si elle avait vocation à être transposée hors des limites du droit   du travail. Etendue à d'autres communautés que celle des salariés, cette   innovation pourrait avoir des effets d'autant plus surprenants que, il faut   le souligner fortement, elle a été introduite au titre de la diffusion dite   horizontale de la Convention européenne des droits de l'homme, dans des   relations interindividuelles, et qu'elle ne fait aucune allusion à la marge   d'appréciation dont les Etats disposent dans de nombreux domaines et   particulièrement dans celui, à certains égards comparable, de l'entrée, du   séjour et de la sortie des étrangers(20).   Il n'est pas tout à fait certain que la Cour aura conjuré tous les risques de   débordement en situant ce droit à l'exclusion des négateurs des principes   fondateurs du groupe dans un contexte historique, rattachant les syndicats à   des partis et mouvements politiques « de gauche en particulier ». Il y a même   sans doute une certaine maladresse à avoir si ouvertement pris fait et cause   pour des valeurs dites de gauche face à des contre-valeurs, que l'on devine   aisément être de droite.
 
  Cette gaucherie n'en est pas moins révélatrice d'une volonté univoque   d'application progressiste de la Convention européenne des droits de l'homme   aux relations du travail, également révélée, on l'a vu, par une protection   sans faille de la vie privée et de la correspondance du salarié contre les   atteintes inédites que les nouvelles technologies rendent possibles.   Malheureusement, dans son rôle de juge du droit du travail, la Cour   européenne des droits de l'homme ne fixe pas toujours aussi résolument le   cap.

II. - La persistance d'atermoiements

La Cour européenne des droits de l'homme a encore montré récemment   qu'elle était prête à toutes les contorsions pour éviter d'avoir à   reconnaître expressément l'existence conventionnelle du droit de grève (A).   De manière beaucoup plus générale, il apparaît aussi qu'elle ne sait pas   encore quel parti adopter quant à la question, fondamentale pour l'avenir du   droit du travail européen, de la synergie des sources (B).

A. - La reconnaissance différée du droit de grève

On se souvient que par deux décisions d'irrecevabilité Unison c.   Royaume-Uni du 10 janvier 2002 et O.F.S. c. Norvège du 27 juin 2002(21),   la Cour de Strasbourg avait fait entrer le droit de grève dans l'antichambre   de l'article 11, en vérifiant les conditions de justification des atteintes   qui lui avaient été portées(22).   Le mouvement amorcé par ces deux décisions a été considérablement amplifié   par l'arrêt, définitif, Karaçay c. Turquie du 27 mars 2007, relatif à   l'avertissement qui avait été infligé à un électricien salarié du secteur   public pour avoir participé à une journée nationale de grève. Une des   particularités les plus remarquables de cet arrêt est d'avoir, à la   différence des décisions d'irrecevabilité précitées, constaté, à l'unanimité   d'ailleurs, une violation de l'article 11. Ce n'est pas la seule. La Cour   estime en effet que la sanction disciplinaire litigieuse avait constitué une   atteinte à la liberté d'association du requérant. La portée de cette   référence à la seconde des deux libertés consacrées par l'article 11 est   considérable. Si la liberté de réunion pacifique, que l'article énumère en   premier, avait été visée, c'est seulement une des suites optionnelles du   droit de grève, la manifestation publique avec d'autres grévistes pour donner   plus de poids aux revendications, qui aurait été conventionnellement promue.   Dans la mesure où l'ingérence constituée par l'avertissement a été rattachée   à la liberté d'association, c'est bien le droit de grève dans son ensemble   qu'il est censé avoir atteint. Cette analyse est encore renforcée par   l'affirmation capitale suivant laquelle « la sanction incriminée, si minime   qu'elle ait été [était] de nature à dissuader les membres de syndicats de   participer légitimement à des journées de grève »(23).   S'il fallait un élément supplémentaire révélateur du pas de géant que réalise   l'arrêt Karaçay vers la reconnaissance du droit de grève, on le trouverait au   § 32 où la Cour fait part de son doute de ce que l'ingérence en cause poursuivait   un but légitime. Finalement, tout est dit sauf, en propres termes, que le   droit de grève est garanti par l'article 11. Cette réticence à nommer ce que   l'on décrit si parfaitement est une contorsion critiquable, différant la   stabilisation européenne d'une question primordiale. Cette attitude a encore   été intempestivement adoptée par la Cour dans une affaire Satilmis et autres   c. Turquie, jugée le 17 juillet 2007, de manière particulièrement équivoque.
 
  En l'espèce, plus de 40 agents de péage des guichets du pont du Bosphore à   Istanbul avaient été condamnés, sur le fondement d'une action en   responsabilité civile, à rembourser à leur employeur l'équivalent des sommes   que les automobilistes n'avaient pas eu à payer parce que pendant trois   heures, ils avaient quitté leur poste pour protester contre leurs conditions   de travail. Les représentants du monde syndical se réjouiront d'apprendre que   la Cour européenne des droits de l'homme a constaté une violation de   l'article 11, en raison de la sanction civile infligée à des salariés   participant à une grève et qu'elle a condamné la Turquie à verser aux   requérants une somme globale de plus de 50 000 euros. Ils ne devraient   pourtant pas chanter victoire trop fort.
 
  Certes, l'arrêt Satilmis, qui constate une violation de l'article 11 en   raison d'une sanction prononcée pour fait de grève, consolide-t-il la   jurisprudence Unison/O.F.S. Il semble néanmoins marquer un net recul par   rapport aux considérables avancées réalisées par l'arrêt Karaçay. Alors que   l'arrêt du 27 mars 2007 introduisait tous les éléments d'une reconnaissance   européenne du droit de grève qu'il n'y avait plus qu'à nommer, celui du 17   juillet 2007 se refuse à spéculer sur le point de savoir dans quelle mesure   l'article 11 octroie le droit de grève et se borne à dire que le   ralentissement de travail pour une durée de trois heures était une action   collective d'ordre général dans le contexte de l'exercice des droits   syndicaux. Surtout, l'arrêt Satilmis reprend à son compte les références,   significativement oubliées par l'arrêt Karaçay, aux arrêts Syndicat national   de la police belge c. Belgique du 27 octobre 1975, Syndicat suédois des   conducteurs de locomotives c. Suède du 6 février 1976 et Schmidt et Dahlström   c. Suède du 6 février 1976, dont la formule générale relative à la liberté de   choix par l'Etat des moyens à employer pour permettre au syndicat de défendre   les intérêts de ses membres a toujours constitué un rempart contre la   reconnaissance européenne du droit de grève(24).   On relèvera en outre que, contrairement à l'arrêt du 27 mars 2007, celui du   17 juillet 2007 rattache, très curieusement, la question de la cessation du   travail non plus à la liberté d'association, mais à la liberté de réunion   pacifique.
 
  Dans ces conditions, on hésitera à admettre, comme certains ont pourtant pu   l'affirmer ici ou là, que l'arrêt Satilmis a consacré un droit à la grève   perlée ou, mieux encore, un droit de grève-libéralité, consistant à laisser   au client ou à l'usager la liberté de profiter gratuitement d'un service que   les travailleurs auraient pourtant dû leur faire payer. Au moment où l'on   pourrait commencer à se demander si la grève traditionnelle, médiatiquement   et politiquement assimilée à une prise d'otage des usagers, ne devrait pas   être reléguée au magasin des armes syndicales archaïques pour céder la place   à ces nouvelles formes de grèves, notamment à titre gratuit, mais qui, pour   l'heure, exposent encore les salariés à un licenciement pour faute, il faut   regretter que les contorsions sociales de la Cour de Strasbourg et son art   consommé de ne pas appliquer exactement les mots qui conviennent aux choses   qu'elle décrit aient pu s'apparenter, dans l'arrêt Satilmis, à des semailles   de faux espoirs. Il est donc urgent que la Cour de Strasbourg abandonne cette   déconcertante posture de camouflage social et qu'elle ose enfin assumer   résolument son rôle de juge européen de droit du travail. Elle y parviendra   d'autant mieux qu'elle saura mettre en synergie toutes les sources   européennes disponibles, à laquelle les droits collectifs des salariés sont   en réalité suspendus.

 

B. - Les droits   collectifs des salariés suspendus à la synergie des sources européennes

Comme l'a parfaitement démontré M. Alain Carillon(25),   l'amplification de la protection européenne du salarié dépend largement de la   combinaison de ces deux instruments du Conseil de l'Europe que sont la   Convention européenne des droits de l'homme et la Charte Sociale Européenne.   Il est d'ailleurs advenu, au cours de ces dernières années, que la Cour de   Strasbourg, chargée de l'interprétation de la Convention européenne des   droits de l'homme, appuie directement un raisonnement novateur sur la Charte   sociale européenne. Tel avait été le cas par exemple, en matière de clauses   d'entreprise fermée, dans l'arrêt de Grande Chambre Sorensen et Rasmussen c.   Danemark du 11 janvier 2006(26) et   dans l'arrêt de Chambre Demir et Baykara c. Turquie du 21 novembre 2006(27),   concernant la négociation collective. Tel avait encore été le cas, dans   l'arrêt de Chambre Arnolin et autres c. France du 9 janvier 2007, relatif à   la rémunération des heures d'équivalence des salariés du secteur hospitalier,   qui passera sans doute à la postérité pour avoir été le premier arrêt de la   Cour européenne des droits de l'homme à avoir eu l'honneur de figurer dans le   visa d'un arrêt de la Cour de cassation française, en l'occurrence celui de   la Chambre sociale du 13 juin 2007(28),   et où la Cour souligne le rôle particulier et les devoirs des Etats membres   du Conseil de l'Europe, tels qu'ils peuvent résulter de la Charte sociale   européenne, dans la protection sociale de leurs populations.
 
  Or, les arrêts précités Karaçay c. Turquie du 27 mars 2007 et Satilmis c.   Turquie du 17 juillet 2007 semblent amorcer sur ce point crucial un repli significatif,   puisqu'ils négligent l'un et l'autre d'intégrer à leur raisonnement la Charte   sociale européenne qu'ils avaient pourtant visée dans la rubrique des textes   internationaux pertinents. Cette reculade est d'autant plus inquiétante   qu'elle semble faire écho à une très vive charge doctrinale tendant à   dénoncer « les liaisons dangereuses » entre les deux textes européens   protecteurs des droits de l'homme salarié(29) et   à refermer « les frontières du pouvoir d'interprétation des juges européens »   sur la seule Convention européenne des droits de l'homme(30).   Nous nous inscrivons énergiquement contre cette approche si « pragmatique »   et si « raisonnable »(31)   qu'elle conduirait, au bout du compte, à anéantir la méthode d'interprétation   évolutive qui a fait le succès de la Cour de Strasbourg. Nous dénonçons aussi   fermement le risque de régression de l'idée européenne que porte en germe   cette conception négative de la justiciabilité des droits sociaux, qui   voudrait limiter le rôle de l'Europe des droits de l'homme à la stricte   protection des droits civils et politiques. Nous attirons en conséquence   l'attention sur l'extrême importance des enjeux de l'arrêt qu'une Grande   Chambre est appelée à rendre dans l'affaire Demir et Baykara et nous   signalons le danger de revitalisation de la célèbre formule de P.H. Imbert «   Droits des pauvres, pauvres droits », à laquelle la Cour de Strasbourg   pourrait procéder au prétexte de se défendre contre les risques   d'engorgement. En réalité, seule une véritable mise en synergie de toutes les   sources européennes des droits de l'homme est de nature à donner aux droits   sociaux reconnus par celles-ci toute leur force et leur portée.
 
  En définitive, l'oeuvre de la Cour européenne des droits de l'homme en   matière de droit du travail est bien encore une oeuvre en demi-teinte. De   plus en plus invitée à se prononcer en ce domaine, la Cour est souvent tentée   de choisir des couleurs plus vives. Toutefois, appelée à intervenir ainsi sur   des questions qui ne lui étaient pas initialement dévolues, elle peut   redouter aussi de se transformer en apprentie sorcière sociale et préférer   rechercher un confort douillet dans la grisaille. Tout indique néanmoins   qu'elle devra incessamment choisir sa couleur...

 

 

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