Le rôle du juge est aujourd’hui considérable aussi bien dans le droit continental que dans le droit de Common Law. Il demeure que c’est ce rôle qui différencie en premier lieu les systèmes de Common Law des systèmes de droit continental. Alors qu’en droit civil, les tribunaux appliquent les règles de droit édictées par le législateur, en droit de Common Law, ces règles de droit sont dégagées par les tribunaux eux-mêmes à partir de cas particuliers. En effet, dans le droit de Common law, ce pouvoir du juge va bien au-delà de l’interprétation des textes. Certaines décisions vont avoir « force de loi »[i]. L’explication provient de la règle du stare decisis ou rule of precedent. Il s’agit-là d’un principe fondamental du droit de Common Law selon lequel les juges doivent appliquer le même raisonnement que celui utilisé antérieurement pour des faits similaires à ceux qu’ils doivent juger.
Ce principe a le mérite d’assurer une certaine sécurité juridique et permet sans doute une justice plus rapide mais aussi plus proche des réalités. Les pays les plus souvent utilisés pour analyser la Common Law, les Etats-Unis et l’Angleterre, respectent tous les deux la doctrine du stare decisis. Pourtant, l’application est bien différente entre les deux pays. Essayons de comprendre pourquoi, l’occasion de nous rappeler qu’une règle reste étroitement liée à son contexte d’élaboration et que son adoption par un autre pays exige certaines adaptations.
En Angleterre, l’application de la règle du stare decisis va se former sur une stricte hiérarchie des juridictions. En pratique, la chambre des Lords (House of Lords) verra ses décisions suivies par l’ensemble des juridictions qui lui sont inférieures. Qu’en est-il de ses propres décisions ? L’attitude de la chambre sur cette question est significative et constitue une différence majeure avec l’attitude des juges de la Cour suprême aux Etats-Unis.
La sécurité juridique à longtemps était la justification utilisée pour affirmer que la chambre était liée par ses propres décisions. Ainsi, même si une décision pouvait apparaître injuste, la chambre se devait de respecter de façon stricte la règle du stare decisis pour assurer la sécurité juridique[ii]. On citera toutefois la reconnaissance faite dans les « practices statement » du risque d’effets pervers face une application trop stricte de la doctrine du stare decisis[iii].
En pratique, de nombreux juges avouent leur embarras concernant cette doctrine et son respect. Cependant ils affirment encore que quand bien même la règle adoptée serait parfois injuste selon eux, celle-ci doit être appliquée et ce afin d’assurer une certaine sécurité juridique[iv]. Quelques rares décisions[v] viendront toutefois contredire cette affirmation…
La position adoptée au sein du système juridique américain est différente même s’il s’agit d’un système de Common Law. Il a fallu en effet adapter les notions utilisées par la Common Law britannique au système fédéral américain. A l’inverse de la Chambre des Lords, la Cour suprême américaine ne va pas être liée par ses propres décisions. Un bon exemple de cette liberté est celui du test de « proportionnalité » utilisé pour déterminer si une sanction pénale est cruelle et inadaptée, violant ainsi le huitième amendement de la Constitution américaine. En effet, si ce test fut admis dans l’arrêt Solem v. Helm[vi] (1983) pour déterminer le caractère cruel et inadapté d’une sanction, les juges de la même Cour ont sans difficulté refusé d’appliquer ce test huit ans plus tard dans l’arrêt Harmelin v. Michingan (1991)[vii] . Les juges affirmèrent expressément que la décision prise par leurs prédécesseurs n’était pas la bonne.
La sécurité juridique ne serait donc pas l’ambition première des juges américains à l’inverse de leurs homologues britanniques. D’autres facteurs doivent être avancés pour expliquer cette application de la doctrine du stare decisis. Tout d’abord la multiplication des tribunaux et l’absence de centralisation rend cette règle moins stricte qu’elle ne peut l’être dans le système britannique qui dispose d’une plus grande centralisation au niveau de ses juridictions. De plus, le nombre de décisions rendues aux USA rend impossible une application stricte de la règle du stare decisis.
La règle du stare decisis s’est donc adaptée à l’identité américaine et notamment au particularisme de son système fédéral. Nous n’avons donc pas aux Etats-Unis de « vieux vin dans de nouvelles bouteilles » - comme dit le proverbe chinois- mais bien un droit de Common Law propre aux Etats-Unis. Chers comparatistes, on dénote plus de cinquante pays ayant adopté le système de Common Law, alors de quelle Common Law parlez-vous?
Benoit PAPE
[i] Eileen Servidio-Delabre, Introduction to the English and American legal systems, Dalloz, 2004.
[ii] London street Tramways Co. V London County Council, ( 1898) AC 375
[iii] Practice Statement (1966) 1 WLR 1234
[iv] Lord Lloyd in R v Kansal ( 2002) and commenting R v Lambert ( 2001) 3 WLR 206
[v] R v R (1992) 1 AC 599 et Anderton v Ryan (1985) All ER 355
[vi] Solem v. Helm, 463 U.S.277,103 S.Ct.3001,77 L.Ed.2d 637 ( 1983)
[vii] Harmelin v. Michingan, 501 U.S.111 S.Ct.2680,115 L.Ed.2d 836 ( 1991)