Une résidence familiale détenue dans une fiducie qui n'appartenait à aucun des conjoints peut être incluse dans le patrimoine familial pour le partage lors de la séparation des conjoints au Québec.
Un cas au Québec à fait couler beaucoup d'encres. Dans cette affaire aucun des époux n'était propriétaire de la maison familiale, le mari, avait co-fondé la fiducie qui a acheté la maison, avait des "droits qui lui confèrent un usage". Bien que les fiduciaires ne soient pas propriétaires des biens, le contrôle qu'ils en ont peut leur donner des "droits qui confèrent un usage" ; dans cette affaire, la Cour a estimé que le mari avait le contrôle de la maison familiale, y compris la capacité de décider qui pouvait utiliser la maison et qui avait droit à sa valeur.
Le foyer familial a donc été inclus dans le patrimoine familial, régime en vertu duquel les biens sont divisés à parts égales entre les époux lors de la dissolution du mariage.
Bien que la Cour suprême ait pris soin de limiter la part du lion de son analyse aux fiducies et à ce qui est constitué dans le Code civil du Québec, la décision "reflète une tendance vers une interprétation plus large du droit de la famille et du droit patrimonial pour inclure les biens en fiducie", déclare Stewart Litvack, associé chez Robinson Sheppard Shapiro LLP à Montréal et avocat des appelants.
C'est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de droits patrimoniaux entre époux, ajoute-t-il.
"Les tribunaux placent de plus en plus les règles du patrimoine familial au-dessus des règles de la fiducie, ils élargissent leur interprétation des règles familiales et limitent leur protection des fiducies, en particulier dans ce contexte".
Bien qu'il puisse être plus difficile d'inclure les biens en fiducie dans le patrimoine familial au Québec en raison de la façon dont le Code civil est structuré, comparativement aux juridictions de common law, dit M. Litvack, "Je pense que ce jugement de la Cour suprême ... reflète généralement l'attitude que les tribunaux ... adoptent à l'égard de ces questions, où ils donnent une interprétation plus libérale des droits patrimoniaux entre les conjoints, et accordent moins de poids aux protections offertes par la fiducie entre ces conjoints".
La décision "allège également une charge très difficile qui serait imposée aux conjoints financièrement vulnérables, en particulier, de devoir prouver l'intention, au moment de l'acquisition des biens ou de la constitution de la fiducie, ce qui pourrait être très difficile à faire", dit-il.
Enfin, le jugement "crée l'attente que la résidence familiale sera partagée, et que les avantages ne s'étendront pas à la protection d'une résidence familiale contre votre conjoint, essentiellement".
Le défendeur, Roger Karam, et feu Taky Yared se sont mariés au Liban en 1998 et ont eu quatre enfants. Ils ont immigré à Montréal en 2011, où une fiducie familiale a été constituée. Karam a été nommé co-fiduciaire de la fiducie avec sa mère, et seul élu de la fiducie.
En 2012, la fiducie familiale a acheté une propriété qui allait servir de résidence familiale. Yared a quitté la résidence en 2014 et a demandé le divorce de Karam ; elle est décédée en 2015 avant que le divorce ne puisse être finalisé. Son testament a désigné ses deux frères comme liquidateurs de sa succession, qui a été léguée à ses quatre enfants à parts égales.
Karam a demandé l'annulation du testament, et les frères de Yared ont alors présenté une demande de jugement déclaratoire pour faire déclarer la résidence familiale comme faisant partie du patrimoine familial, ce que la Cour d'appel du Québec a refusé.
En accueillant le pourvoi, la Cour suprême a réaffirmé la notion d'ordre public et "a précisé que les dispositions d'ordre public ne se rapportent pas à l'intention et n'ont pas préséance sur les droits contractuels", en particulier en ce qui concerne le patrimoine familial, dit M. Litvack.
L'article 317 du Code civil du Québec stipule qu'une personne morale - en l'occurrence, une fiducie - ne peut être utilisée pour cacher une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle d'ordre public ; en d'autres termes, pour se cacher derrière un "voile corporatif". Ni la Cour d'appel du Québec ni la Cour suprême n'ont jugé que l'application de cette analogie était appropriée dans ce cas.
L'article 415 du Code civil définit le patrimoine familial comme comprenant "les résidences de la famille ou les droits qui en confèrent l'usage".
"Bien que je ne m'appuierais pas sur l'art. 317 C.c.Q. par analogie, je considère que les "droits qui confèrent l'usage" de la résidence familiale à l'art. 415 C.c.Q. constituait un fondement solide pour que [le juge de première instance] déclare que la valeur de la résidence devrait être incluse dans le patrimoine familial", a écrit le juge Malcolm Rowe pour la majorité, avec l'accord du juge en chef Richard Wagner et des juges Rosalie Abella, Russell Brown et Sheilah Martin.
En l'absence d'une erreur manifeste et flagrante dans la détermination [du juge de première instance] que M. Karam détenait des "droits qui confèrent un usage" au sens de l'art. 415 C.c.Q., la Cour d'appel n'avait pas la possibilité de renverser cette décision en appel", a poursuivi le juge Rowe. "J'annulerais donc la décision de la Cour d'appel et rétablirais le recours déclaratoire accordé par le juge de première instance".
Dans ses motifs dissidents, la juge Suzanne Côté, également au nom du juge Andromaque Karakatsanis, a estimé que, puisqu'il était clair qu'il n'y avait pas d'intention d'échapper aux règles du patrimoine familial en créant la fiducie, les parties auraient dû avoir le droit de structurer leurs affaires comme elles l'entendaient. Ils ont contesté le fait que le défendeur "détenait des droits qui lui conféraient l'usage de la Résidence en vertu de l'art. 415 C.C.Q.".
"S'il est important de garder à l'esprit que les dispositions relatives au patrimoine familial visent à protéger les conjoints économiquement défavorisés, les tribunaux ne doivent pas négliger le fait que les conjoints sont libres d'acquérir et de disposer des biens comme ils le souhaitent", a écrit la juge Côté, "même si cela signifie qu'ils n'acquièrent pas de biens faisant partie du patrimoine familial".
En plus de confirmer la position de l'intimé sur le "voile corporatif", la décision d'aujourd'hui "confirme également qu'une fiducie ne pouvait être annulée telle qu'elle a été présentée par le premier juge et les appelants, confirmant la stabilité des fiducies au Québec pour l'avenir en tant que patrimoine distinct", a déclaré Antoine Aylwin, associé chez Fasken Martineau DuMoulin LLP à Montréal et avocat de l'intimé, dans un courriel à Canadian Lawyer.
La décision "donne également une interprétation de l'article 1294 C.c.Q. qui permettrait de modifier une fiducie afin de compenser une créance dans le cadre du patrimoine familial afin d'éviter [...] qu'un conjoint [soit] obligé de compenser sur ses propres biens une valeur qui serait détenue par une fiducie", a déclaré M. Aylwin.
"On peut dire que cette décision servira de référence pour les futurs cas" déclare Geoffrey Pin fondateur de la plateforme Droit Justice au Québec.