I. - Une règle de crise
Ce n'est certainement pas un hasard si la règle d'égalité salariale s'est épanouie dans les années récentes. Dans un droit du travail dominé par le principe de faveur, les salariés ne saisissaient pas les tribunaux sur ce fondement, parce qu'ils avaient d'autres moyens, bien plus efficaces, pour améliorer leur situation ; la négociation constituait pour eux une voie plus sûre d'obtenir des avantages nouveaux. Compte tenu du contexte économique alors plus favorable, le fait qu'un collègue de travail ait une meilleure rémunération que la leur constituait plutôt un espoir d'amélioration de leur situation personnelle.
Mais les effets sur l'emploi et les salaires, de la globalisation de l'économie ont contraint les juristes à l'inventivité. Les revendications salariales ont pris une orientation qualitative comme en témoigne la montée en puissance du recours aux droits sociaux fondamentaux. Les salariés n'acceptent plus que le travail porte atteinte à leur santé ou à leur sécurité, ils ne tolèrent plus le harcèlement moral ou sexuel et demandent à être reconnus dans leur dignité. Ne pouvant espérer de nouveaux avantages financiers, ils demandent à être rémunérés comme leurs collègues effectuant un travail équivalent. C'est dans ce contexte que se situe l'arrêt Ponsolle (Soc. 29 oct. 1996, n° 91-53.680), qui, selon l'expression d'Antoine Lyon-Caen, a « fait surgir de l'ombre » une règle d'égalité entre tous les salariés.
Autre signe de cette crise structurelle de l'emploi, la règle « à travail égal, salaire égal », qui pouvait jadis servir de slogan aux actions collectives, est devenue le fondement de revendications individuelles. Mais, grâce au travail de la Cour de cassation, elle n'a rien perdu pour autant de sa portée générale. Elle entraîne les employeurs dans une logique anticipatrice qui les oblige à repenser leurs politiques de rémunérations, et c'est en cela que cette règle est structurante.
II. - Une règle structurante
De nombreuses entreprises n'avaient pas attendu la construction jurisprudentielle pour clarifier leur politique de rémunérations. Elles distinguent depuis longtemps les différents éléments de la « rétribution globale », notion qu'elles entendent très largement : salaire de base, primes diverses, rémunérations variables, bonus, stock-options, véhicule ou logement de fonction, tickets restaurants, retraite complémentaire, avantages en nature, cotisations à des clubs, etc. Prenant en compte cette conception de la rémunération, la Chambre sociale de la Cour de cassation soumet désormais tous ces éléments à la règle « à travail égal, salaire égal ».
C'est ainsi que les grilles de rémunération des grandes entreprises ont non seulement évité quelques confusions grossières comme celle qui consiste encore parfois à intégrer la prime d'ancienneté dans le salaire de base, mais surtout, qu'elles ont pu faire de leurs politiques salariales, un outil d'incitation. Et cela parce qu'elles ont mené une réflexion sur la contrepartie attendue de chacun des éléments de rémunération.
On notera tout d'abord que raisonner en termes de contreparties de l'apport du salarié à l'entreprise, implique de considérer les divers avantages salariaux comme un « dû » et non comme une « récompense » (expression encore utilisée par la Cour de Luxembourg, [CJCE, 3 oct. 2006, Cadman, aff. C-17/05, D. 2006. IR 2752 ; ibid. 2007. Pan. 465, obs. F. Meyer ; RDT 2006. 393, obs. T. Aubert-Monpeyssen], mais plus par la Chambre sociale de la Cour de cassation). Cela suppose notamment une clarification des méthodes. Ainsi l'évaluation des salariés comme celle des postes doit-elle résulter de méthodes fiables et reposer sur des critères pertinents, tout comme les règles de calcul des bonus et autres rémunérations variables. Une telle démarche constitue un premier pas pour écarter l'arbitraire dans la mise en oeuvre des politiques retenues.
Ensuite, la recherche de motivation des salariés inhérente à ces politiques, conduit à indiquer à ces derniers, la règle du jeu. Cela passe par une information sur les objectifs de l'entreprise et les moyens mis en oeuvre : information sur la politique de primes, sur les modalités d'évaluation et de rémunération de la compétence. Cela implique que soient connus les critères d'attribution des rémunérations variables mais sans doute aussi que les modalités de calcul de chacun des éléments de la rémunération entraînent une relative adhésion du salarié. Ce qui donne tout son sens à l'exigence de la Chambre sociale selon laquelle les justifications des différences ne doivent pas seulement être « objectives » mais également « pertinentes ».
De manière plus générale, une clarification des rémunérations respectant la règle d'égalité va dans le sens de l'intérêt bien compris des salariés mais également des employeurs. Car c'est l'inégalité qui est facteur de trouble, de crise et de désordre : le caractère opaque et discrétionnaire des rémunérations donne un sentiment d'injustice peu favorable à la coopération ; le paternalisme lié à une approche des primes en termes de récompenses peut engendrer l'infantilisme ou la révolte. Or, les entreprises modernes ont besoin de salariés responsables et motivés, qui adhèrent aux objectifs de l'entreprise comme à sa stratégie. Le meilleur moyen d'y parvenir est d'introduire cohérence, transparence et pertinence dans les politiques d'entreprise et notamment dans celles qui concernent les rémunérations, ce qui correspond aux exigences jurisprudentielles.
On ajoutera que l'employeur qui observe ces quelques préconisations ne devrait guère avoir de difficulté à justifier les différences de rémunération constatées entre deux salariés effectuant un « travail de valeur égale », et on peut même penser que le risque qu'il ait à se justifier devant un juge serait fortement réduit.
III. - Une règle peu contraignante
Correctement appliquée, la règle « à travail égal, salaire égal » est donc à la fois une règle de justice et une règle de bonne gestion, néanmoins, cette règle n'est guère contraignante pour les employeurs. Elle leur laisse la possibilité d'individualiser les rémunérations en fonction de multiples critères. Les justifications admises par les tribunaux sont aussi nombreuses que variées ; nous n'en citerons que quelques-unes qui peuvent donner une idée de l'éventail retenu : tâches ou responsabilités de niveau différent, ancienneté, expérience professionnelle particulièrement utile pour l'emploi, diplôme spécifique « attestant de connaissances particulières utiles à l'exercice de la fonction occupée », différence entre travailleur expatrié et travailleur sur site, sacrifices antérieurs, etc.
En revanche cette règle peut être difficilement contournée. Dès 2007, la Chambre sociale a soumis les négociateurs aux mêmes exigences que les employeurs pris individuellement. Elle leur interdit de s'affranchir de la règle d'égalité salariale pour l'élaboration des grilles de rémunérations. Cela dit, s'ils ne peuvent introduire ex nihilo une différence de traitement, ils peuvent prendre en compte un effort ou un sacrifice antérieur subi par le salarié pour établir une différence. Il leur est donc possible de prévoir un avantage au bénéfice de certaines catégories de salariés, sous réserve que cet avantage soit justifié.
L'une des jurisprudences les plus controversées de cette construction concerne les avantages catégoriels. La Chambre sociale affirmait en 2009 que la seule différence de catégorie professionnelle ne suffit pas à justifier une différence de traitement. Elle a précisé cet attendu en 2011 en indiquant que la pertinence d'un tel avantage sera établie « notamment dès lors qu'elle a pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation des salariés relevant d'une catégorie déterminée, tenant notamment aux conditions d'exercice des fonctions, à l'évolution de carrière ou aux modalités de rémunération ». Là encore, la jurisprudence appelle à une clarification des rôles et des rémunérations à travers une meilleure définition des catégories professionnelles.
Toutes ces raisons, permettent de penser que la règle d'égalité salariale va dans le sens de l'intérêt bien compris des entreprises. En exigeant qu'elles affinent leur politique de rémunération, elle leur permet d'en faire un véritable outil d'incitation. Le résultat immédiat, c'est qu'en donnant aux salariés le sentiment d'être justement traités, elle peut leur être fort utile pour obtenir l'adhésion de ces derniers à la politique d'entreprise. Cependant, la portée de cette règle est plus large. Sa correcte mise en oeuvre, qui ne peut qu'être couplée avec le respect d'autres règles du droit du travail, leur permet de s'inscrire dans une perspective éthique. Elle leur permet donc, non seulement d'éviter les contentieux, mais surtout d'éviter ce fléau qui frappe les entreprises modernes : le mal-être au travail.