Soc. 8 février 2012, n° 10-14.083
« Attendu qu'ayant relevé, d'une part, que la société ne prouvait pas qu'elle aurait pu remettre les véhicules des grévistes à d'autres personnes présentes dans l'entreprise et qu'ainsi aucun élément du dossier ne démontrait que les grévistes, dont le salarié, avaient porté atteinte à la liberté du travail des autres salariés de leur société et, d'autre part, qu'il n'est pas établi que le salarié avait agi avec intention de nuire, la cour d'appel a pu en déduire que la faute lourde n'était pas caractérisée ; »
Dans l'arrêt rapporté, la Chambre sociale de la Cour de cassation a eu à se prononcer sur le point de savoir si le refus d'un salarié gréviste de restituer à l'employeur le véhicule qui lui était affecté et la clé correspondante caractérisait une faute lourde. À la suite de la consécration constitutionnelle du droit de grève dans le préambule de la Constitution de 1946, les juges, puis le législateur, ont admis que l'exercice de ce droit entraîne une simple suspension du contrat de travail, seule une faute lourde imputable au salarié gréviste pouvant justifier la rupture du contrat. Habilitant en quelque sorte l'employeur à licencier un salarié gréviste, la faute lourde en matière de droit de grève a été façonnée par le juge, à l'image de nombre d'éléments relatifs à l'exercice de ce droit, mais reste empreinte d'imprécision. La décision commentée apporte un éclairage sur les modalités d'appréciation de la faute lourde en matière de droit de grève.
Dans le cas d'espèce, la chambre sociale de la Cour de cassation approuve la décision de la cour d'appel d'Aix-en-Provence ayant annulé le licenciement du salarié gréviste. Pour écarter la faute lourde, les juges du fond s'étaient fondés sur le double défaut de preuve, d'une part, de l'atteinte à la liberté du travail des autres salariés, faute pour l'employeur d'avoir pu démontrer que la société aurait pu remettre les véhicules des grévistes à des salariés non grévistes, d'autre part, de l'existence d'une intention de nuire.
Sur le premier plan, selon le pourvoi formé par l'employeur, le seul fait pour un salarié gréviste de refuser à plusieurs reprises et pendant plusieurs jours de restituer le véhicule de service mis à sa disposition, ainsi que les clés du véhicule et d'indiquer le lieu de stationnement, ce, en dépit des injonctions de l'employeur, mettait ce dernier dans l'impossibilité de poursuivre son activité de livraison pendant la période de grève et ainsi caractérisait la faute lourde.
La Cour de cassation rejette le pourvoi. Doit-on y voir la marque d'un revirement de jurisprudence ? Dans une décision ancienne, le refus d'un gréviste de restituer un véhicule appartenant à l'entreprise, garé à son domicile avait pu être qualifié de faute lourde, la Chambre sociale ayant considéré que la grève, qui autorise les salariés à « troubler la bonne marche de l'entreprise en cessant le travail », ne leur permettait pas pour autant de « refuser la restitution d'un véhicule qui était la propriété de l'entreprise ». Cela revenait à « borner » le trouble que la grève peut causer à l'entreprise, la faute lourde du gréviste pouvant être caractérisée dès lors que l'employeur a été empêché de poursuivre son activité en raison de cette rétention. Ultérieurement, la Cour s'était appuyée à la fois sur la non-restitution des clés d'un véhicule par un gréviste et sur l'atteinte à la liberté du travail pour caractériser la faute lourde, ce qui laissait déjà supposer que la simple rétention des clés ne suffisait pas, à elle seule, à caractériser la faute lourde.
Par la présente décision, la Cour laisse entendre que la non-restitution des véhicules appartenant à l'employeur ne peut être constitutive d'une faute lourde que si elle a empêché les salariés non grévistes de les utiliser pour travailler. Ce sont donc les conséquences de la non-restitution des véhicules pour les salariés non grévistes et non la rétention en elle-même qui importent pour caractériser la faute lourde.
Plutôt qu'un revirement, cette décision semble s'inscrire dans la tendance plus générale de la Cour à retenir la faute lourde uniquement en présence d'actes d'une particulière gravité telles que de la violence, une entrave à la liberté d'aller et venir ou bien à la liberté du travail.
Sur le second plan, le choix de la chambre sociale de la Cour de cassation de retenir le critère de l'intention de nuire pour caractériser la faute lourde en matière de droit de grève n'est pas non plus totalement nouveau. Il apparaît en creux dans un arrêt du 8 décembre 2009 refusant d'assimiler délit intentionnel commis en cours de grève et intention de nuire à l'employeur pour l'appréciation de la faute lourde invoquée à l'appui du licenciement d'un gréviste. L'arrêt commenté confirme explicitement l'introduction de l'intention de nuire dans l'appréciation de la faute lourde en matière de grève. Cette démarche unificatrice de la notion de faute lourde en droit du travail peut ne pas emporter la conviction, tant l'idée de nuisance à l'employeur apparaît consubstantielle au droit de grève.
L'arrêt commenté montre, il est vrai, qu'il n'en résulte pas nécessairement une moindre protection des grévistes, d'autant qu'il faut s'attacher au contexte dans lequel les évènements se sont déroulés. En l'espèce, l'employeur n'avait pas engagé de négociations à propos des revendications des salariés, ce qui laisse penser que la non-restitution des véhicules visait essentiellement à faire pression sur l'employeur pour qu'il ouvre des négociations et non pas à lui nuire à proprement parler. Mais cette frontière reste floue.
Viennent encore, toujours à la lecture de l'arrêt du 8 février 2012, d'autres interrogations.
Doit-on considérer que l'atteinte à la liberté du travail ne suffirait plus à caractériser la faute lourde et que l'intention de nuire devrait être systématiquement recherchée ? Inversement, la preuve de l'intention de nuire aurait-elle pu suffire à caractériser la faute lourde en l'absence d'atteinte à la liberté du travail des salariés non grévistes ?
Le recours à l'intention de nuire ouvre, on le voit, de nouveaux champs d'incertitudes.