CEDH 31 janvier 2012, Sindicatul Pastorul cel Bun c. Roumanie, req. n° 2330/09
« En conséquence, en l'absence de « besoin social impérieux » et à défaut de motifs suffisants, la Cour estime qu'une mesure aussi radicale que le rejet de la demande d'enregistrement du syndicat requérant est disproportionnée au but visé et, partant, non nécessaire dans une société démocratique.
[...] Il y a donc eu violation de l'article 11 de la Convention. »
Une affaire roumaine a été l'occasion pour la Cour européenne des droits de l'homme de se prononcer sur la liberté syndicale du personnel clérical et laïc travaillant dans les paroisses ou dans d'autres structures ecclésiastiques.
Trente et un prêtres et quatre employés « civils » de l'Église orthodoxe roumaine, dont la majorité relève de la métropole d'Olténie (région du sud-ouest de la Roumanie), ont décidé, le 4 avril 2008, de fonder le syndicat « Pastorul cel bun » (en français, Le Bon Pasteur).
Afin d'acquérir la personnalité morale et d'obtenir l'inscription sur le registre des syndicats, le président élu du syndicat a introduit une demande auprès du tribunal de première instance de Craiova, conformément aux réglementations nationales applicables. Le représentant de l'Archevêché s'y est opposé, en faisant valoir que le statut interne de l'Église orthodoxe roumaine, reconnu par un arrêté du gouvernement, requiert l'obtention préalable de l'accord de l'archevêque - condition essentielle qui n'était pas accomplie dans le cas d'espèce. Il a estimé qu'en l'absence de cet accord, la hiérarchie de l'Église serait confrontée avec un nouvel organisme étranger à la tradition et aux règles canoniques de prise des décisions.
Le tribunal a admis la demande par un jugement rendu le 22 mai 2008, fondé tant sur les réglementations internes (loi des syndicats, Code du travail, Constitution) que sur l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Malgré cette décision, par un arrêt définitif rendu le 11 juillet 2008, le tribunal départemental de Dolj a admis le pourvoi formé par l'Archevêché, a annulé le jugement de première instance et, sur le fond, a rejeté la demande du syndicat.
Les dirigeants du syndicat n'ont pas renoncé à leur idée et ont introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l'homme qui, par majorité des voix (cinq contre deux), a décidé qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention, a condamné l'État défendeur au versement d'une somme de 10 000 € au titre de la satisfaction équitable, et par conséquent a obligé la Roumanie de reconnaître le syndicat requérant.
Pour arriver à cette solution, la Cour a suivi son raisonnement classique. En premier lieu, elle a noté que les membres du clergé et, a fortiori, les employés laïcs de l'Église tombent dans le champ d'application de l'article 11. En deuxième lieu, l'ingérence existait, puisque les employés cléricaux et laïcs de l'Église ont été empêchés de jouir du droit à la liberté syndicale. Sur ce point, il est vrai que ces employés exerçaient leurs fonctions au sein de l'Église orthodoxe roumaine dans le cadre de contrats individuels de travail, qu'ils percevaient des rémunérations financées en majorité par le budget de l'État et qu'ils bénéficiaient du régime général des assurances sociales, mais « la relation fondée sur un contrat de travail ne saurait être "cléricalisée" au point d'échapper à toute règle de droit civil » (§ 65).
En troisième et dernier lieu, tout en rappelant que « les États ne disposent que d'une marge d'appréciation réduite, laquelle se double d'un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent » (§ 66), la Cour a procédé à l'examen de la « légitimité » de l'ingérence. L'ingérence était prévue par la loi, parce que le rejet de la demande d'enregistrement a été fondé sur les réglementations nationales relatives à la liberté syndicale et religieuse, interprétées par le tribunal départemental de Dolj à la lumière du Statut de l'Église orthodoxe. Il y avait un but légitime : la défense de l'ordre public, qui comprend aussi la liberté et l'autonomie des communautés religieuses.
Donc, le point central de l'arrêt consiste en l'analyse de « la nécessité dans une société démocratique » de l'ingérence. Suivant une logique binaire courante, la Cour a estimé d'abord qu'il n'y avait pas de « besoin social impérieux » auquel l'ingérence aurait pu répondre, étant donné que les revendications du syndicat se plaçaient exclusivement sur le terrain de la défense des droits et des intérêts économiques, sociaux et culturels des employés salariés de l'Église. C'est pour cette raison que la reconnaissance du syndicat ne portait atteinte « ni à la légitimité des croyances religieuses ni aux modalités d'expression de celles-ci » (§ 75).
Ensuite, la Cour a observé qu'il n'y avait pas non plus des motifs « pertinents et suffisants » pour justifier l'ingérence et que le refus d'enregistrement est disproportionné au but visé. En effet, à la différence du tribunal de première instance, les motifs invoqués par le tribunal départemental étaient exclusivement d'ordre religieux. Plus précisément, en analysant uniquement les dispositions du Statut de l'Église (entré en vigueur en 2008, après la prise de fonctions au sein de l'Église orthodoxe des différents employés membres du syndicat), le refus a été fondé, d'une part, sur le besoin de protéger la tradition chrétienne orthodoxe, ses dogmes fondateurs et le mode canonique de prise des décisions et, d'autre part, sur l'impossibilité légale pour les prêtres de se syndiquer étant donné qu'ils exerçaient des fonctions de direction dans leurs paroisses.
Or la Cour a montré qu'une série de critères qui n'ont pas été pris en compte étaient essentiels lors de la mise en balance des intérêts en jeu : « les répercussions du contrat de travail sur les relations entre l'employeur et l'employé, la distinction entre les membres du clergé et les employés laïcs de l'Église et la compatibilité entre les réglementations internes et internationales qui consacrent le droit des travailleurs de se syndiquer et les règles de nature ecclésiastique qui l'interdisent » (§ 78).
En dépit de cet arrêt, les effets pratiques pour le syndicat requérant ont été fort limités, puisque pendant la période de trois ans jusqu'au prononcé de l'arrêt de la Cour, la plupart des membres du syndicat ont renoncé à cette qualité en raison des pressions exercées par leurs supérieurs. Il paraît même que le syndicat en cause n'a plus de membres.
Quoi qu'il en soit, la portée de ce jugement ne s'arrête pas là. Il reste à voir si et comment d'autres membres du clergé, ressortissants de n'importe quel pays de l'Europe, auront l'initiative et le courage de se syndiquer malgré l'absence d'une « bénédiction » préalable de leurs supérieurs, en se prévalant de cet intéressant arrêt.