CE 23 mars 2012, n° 331805
« Considérant que, lorsque, à l'occasion d'un litige relevant de la compétence de la juridiction administrative, une contestation sérieuse s'élève sur la validité d'un arrêté prononçant l'extension ou l'agrément d'une convention ou d'un accord collectif de travail, il appartient au juge saisi de ce litige de surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité judiciaire se soit prononcée sur la question préjudicielle que présente à juger cette contestation ; Considérant toutefois qu'eu égard à l'exigence de bonne administration de la justice et aux principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable, il en va autrement s'il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ; qu'en outre, s'agissant du cas particulier du droit de l'Union européenne, dont le respect constitue une obligation, tant en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne qu'en application de l'article 88-1 de la Constitution, il résulte du principe d'effectivité issu des dispositions de ces traités, telles qu'elles ont été interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, que le juge national chargé d'appliquer les dispositions du droit de l'Union a l'obligation d'en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire ; qu'à cet effet, le juge administratif doit pouvoir, en cas de difficulté d'interprétation de ces normes, en saisir lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel ou, lorsqu'il s'estime en état de le faire, appliquer le droit de l'Union européenne, sans être tenu de saisir au préalable l'autorité judiciaire d'une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause devant lui, à titre incident, la conformité d'une convention ou d'un accord collectif au droit de l'Union européenne ; Considérant, par ailleurs, que dans l'hypothèse où le législateur a prévu que les mesures prises pour l'application de la loi seront définies par un accord collectif conclu entre les partenaires sociaux, dont l'entrée en vigueur est subordonnée à l'intervention d'un arrêté ministériel d'extension ou d'agrément, il appartient au juge administratif, compétemment saisi d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre cet arrêté, de se prononcer lui-même, compte tenu de la nature particulière d'un tel accord, sur les moyens mettant en cause la légalité de ce dernier ; »
La solution est bien connue : « la légalité d'un arrêté ministériel prononçant l'extension d'une convention collective de travail est nécessairement subordonnée à la validité de la convention en cause », aussi « lorsqu'une contestation sérieuse s'élève sur ladite validité, la juridiction administrative, compétemment saisie d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre l'arrêté ministériel d'extension, est, eu égard au caractère de contrat de droit privé que présente la convention collective de travail, tenue de renvoyer à l'autorité judiciaire l'examen de cette question préjudicielle ». En cas de contestation sérieuse de la validité de l'accord, la juridiction administrative, saisie d'un recours contre l'arrêté d'extension ou l'agrément, doit surseoir à statuer et renvoyer l'examen de cette question à l'autorité judiciaire.
Mais cette solution n'était-elle nécessairement appelée à être nuancée à la suite de la l'évolution de la jurisprudence du Tribunal des conflits ? Il était acquis, depuis la décision rendue le 16 juin 1923 par cette juridiction que le juge judiciaire, statuant en matière civile, saisi d'une affaire dans laquelle est en jeu un règlement administratif, était compétent pour l'interpréter mais non pour en apprécier la légalité. Mais une importante décision du Tribunal des conflits rendue le 17 octobre 2011 a assoupli les conditions d'application de cette jurisprudence, assortie désormais de deux nouveaux tempéraments : d'abord en admettant que le juge judiciaire peut statuer sur la légalité d'un acte administratif « au vu d'une jurisprudence établie », ensuite, lorsque le droit de l'Union est en cause, en invoquant le principe d'effectivité de ce droit pour écarter, dans cette hypothèse, la jurisprudence Septfonds.
Fort importante quant au partage des compétences juridictionnelles, la décision du 17 octobre 2011 intéresse le mécanisme des questions préjudicielles et a donc vocation à régir également l'hypothèse où serait soulevée devant le juge administratif une contestation sérieuse relevant en principe de la compétence du juge judiciaire. Le Conseil d'État s'est rapidement prononcé, dans la décision commentée.
Les faits à l'origine de la saisine du Conseil d'État peuvent être rapidement résumés. En l'espèce, il était saisi d'une demande d'annulation d'un arrêté du 7 juillet 2009, agréant un accord du 20 mai 2009 de la branche sanitaire, sociale et médico-sociale à but non lucratif relatif à la mise à disposition de salariés auprès d'une organisation syndicale. On le sait, même agréé ou étendu, l'accord conserve sa nature contractuelle et le juge judiciaire est en principe seul compétent pour statuer sur la licéité d'une clause ou sur la régularité des conditions de conclusion. Or, la légalité de l'agrément est subordonnée à celle des stipulations de la convention. Le syndicat requérant, SUD, invoquait l'illégalité de l'accord de branche en raison d'abord de l'absence de représentativité des signataires et, ensuite et surtout, pour méconnaissance de la loi du 20 août 2008 en ce que l'accord agréé ne comporte pas de stipulations permettant de prendre en compte les conséquences de la mise en oeuvre des nouvelles règles de représentativité. Avant de se prononcer, il appartenait donc au juge administratif de déterminer s'il devait surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité judiciaire se soit prononcée : la question de la validité de l'accord soulevait-elle une difficulté sérieuse ?
La solution rendue combine la jurisprudence du Tribunal des conflits et celle, antérieure, du Conseil d'État en cette hypothèse. Le principe demeure inchangé : la haute assemblée rappelle que « lorsque, à l'occasion d'un litige relevant de la compétence de la juridiction administrative, une contestation sérieuse s'élève sur la validité d'un arrêté prononçant l'extension ou l'agrément d'une convention ou d'un accord collectif de travail, il appartient au juge saisi du litige de surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité judiciaire se soit prononcée sur la question préjudicielle ». Toutefois, au nom de la bonne administration de la justice, le juge ajoute qu' « il en va autrement s'il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ; qu'en outre, s'agissant du cas particulier du droit de l'Union européenne [...] il résulte du principe d'effectivité [...] que le juge national chargé d'appliquer les dispositions du droit de l'Union a l'obligation d'en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire ». Il rappelle enfin que lorsque la loi renvoie le soin de définir certaines de ses modalités d'application à un accord dont l'entrée en vigueur est subordonnée à l'intervention d'un arrêté d'extension ou d'agrément, le juge administratif est pleinement compétent pour apprécier la validité de cet accord.
Alors que le Conseil d'État subordonnait jusqu'alors le renvoi préjudiciel à l'existence d'une contestation sérieuse sur la validité de l'accord collectif - l'appréciation du caractère sérieux ou non de la contestation permettant déjà de s'éloigner d'une application stricte de la jurisprudence Septfonds, trois tempéraments sont désormais clairement distingués. Le juge administratif pourra se prononcer lui-même sur la validité de l'accord collectif en invoquant une « jurisprudence établie » de la Cour de cassation ; en cas de contrariété au droit de l'Union européenne - pour une application directe ou aux fins de saisir la CJUE d'une question préjudicielle ou parce qu'il s'agit d'un accord d'application de la loi subordonné à agrément ou extension. Ce faisant, le Conseil d'État définit la marche à suivre et la respecte dans le cas d'espèce en relevant qu'aucun de ces tempéraments ne pouvait être invoqué. Certes, l'entrée en vigueur des accords conclus dans le secteur considéré est subordonnée à un agrément, mais celui-ci ne permet pas de considérer que tout accord a nécessairement « pour objet de confier aux partenaires sociaux le soin de définir les mesures prises pour l'application d'une loi ». De surcroît, l'accord ici en question, relatif à la mise à disposition de salariés auprès d'organisations syndicales représentatives, ne répondait qu'à une faculté offerte par le législateur (C. trav., art. L. 2135-8) aux partenaires sociaux de l'entreprise ou de la branche. Aucune de ces dispositions ne permet donc de considérer que cet accord définit les modalités d'application de la loi. Enfin, ni le droit de l'Union européenne, ni la « jurisprudence établie » ne permettent de se prononcer sur la validité, au regard de la loi du 20 août 2008 ou du principe d'égalité, de l'accord conclu pour une durée indéterminée et qui ne prévoyait de révision que par la volonté des parties. Aussi le Conseil d'État revient-il au principe : apprécier la conformité de l'accord à la loi et au principe d'égalité soulève une difficulté sérieuse qui justifie de surseoir à statuer.
L'intérêt de l'arrêt réside dans la clarification des règles de compétences juridictionnelles : de l'impossibilité d'invoquer l'un des tempéraments doit être déduite l'existence d'une contestation sérieuse de la validité de l'accord agréé ou étendu. Car une telle solution ne surprend guère. Avant même l'évolution du Tribunal des conflits, le Conseil d'État (comme la Cour de cassation d'ailleurs) a privilégié l'unité du procès. Il avait déjà, comme rappelé précédemment, écarté l'obligation de surseoir à statuer pour les accords d'application de la loi soumis à extension. Mais, plus récemment, il s'était aussi reconnu plénitude de juridiction dans le cadre d'un recours en annulation contre un refus d'extension d'un avenant à une convention collective au motif que l'interprétation des clauses ne soulevait aucune difficulté sérieuse et qu'elles méconnaissaient clairement « les dispositions d'ordre public telles qu'interprétées par le juge judiciaire », formule qui rappelle celle de la « jurisprudence établie ». Quoique relatif à un arrêté d'agrément et non à un refus d'extension, le présent arrêt n'est-il pas dans le droit fil de cette décision ?
On ne peut qu'apprécier les équilibres qui s'instaurent. La jurisprudence administrative, comme la jurisprudence judiciaire, ont inspiré le Tribunal des conflits dont la décision est reprise et adaptée au contexte du contentieux des accords collectifs. Mais surtout, juge administratif et judiciaire sont appelés à dialoguer, chacun ayant désormais la charge de définir ce qu'il faut entendre par « jurisprudence établie » par l'autre ordre de juridiction.