Le droit administratif est par essence inégalitaire, puisqu’il oppose un individu à l’Etat. Voilà le dogme. Voilà le dogme enseigné dans toutes les universités de droit de France et sans cesse rappelé par la doctrine. Pourtant, un examen rigoureux permet de réaliser que la réalité est sensiblement différente, notamment concernant le droit des marchés publics. Non, le droit public n’oppose pas systématiquement un individu désarmé face au « monstre froid » que serait l’Etat.
Seul, le requérant souhaitant engager la responsabilité de l’Etat ou contester une décision administrative qui lui fait grief est effectivement dans une situation de soumission. Ce phénomène est renforcé par l’inexistence de class actions en droit public français, qui empêche aux justiciables ayant les mêmes intérêts de se regrouper et pallier cette inégalité. De cette idée découlent l’évolution des garanties procédurales. Le débat sur le respect du procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits fondamentaux et des libertés fondamentales et sa transposition en droit interne, ainsi que l’affirmation croissante des droits de la défense en droit public (Conseil d’Etat, section, 5 mai 1944, Dame veuve Trompier-Gravier, rec. 133.) en sont les deux illustrations principales.
Le raisonnement est inductif en ce qu’il part d’un certain nombre d’exemples tirés de contentieux particulièrement inégalitaires, au premier rang desquels figure le droit des étrangers, et en déduit une règle générale : celle de l’inégalité fondamentale du droit administratif. Il commet par là même une erreur méthodologique cruciale : on ne démontre jamais par l’exemple. Malgré cela, des milliers d’étudiants entrent dans l’arène du débat démocratique avec à l’esprit l’idée d’un Etat Léviathan et, face à lui, leur impuissance. En toute logique, cette pensée conduit à reconnaître des droits plus importants aux requérants (ce qui par ailleurs est sans conteste une avancée) afin de rétablir par le droit cette inégalité de fait. A défaut d’être complet, ce raisonnement a le mérite de la cohérence...
Cette vision, ce mirage devrai-je écrire, est pourtant erronée en ce qu’elle ne considère que l’hypothèse des contentieux opposant l’individu face à l’Etat. Pourtant, le droit public est au moins autant celui des marchés publics, et c’est une logique complètement différente. Lorsqu’une entreprise telle que Bouygues ou Veolia arrive à la table des négociations, avec une armée de juristes surdiplômés et que la commune ne peut lui opposer qu’un administrateur, homme à tout faire dès qu’une question de droit se pose, l’inégalité, pour ne pas dire la peur, change de camp. Les contrats sont alors rédigés en faveur de l’entreprise et l’Etat, la collectivité, se voit simplement empêché dans son rôle de promoteur de l’intérêt général. L’argent public est gaspillé en contrats mal rédigés et en contentieux à n’en plus finir.
Alors finissons-en ! Levons-nous contre ce dogme et donnons, enfin, aux administrations de vrais moyens juridiques de rétablir une inégalité dont, cette fois, l’Etat pâtit. Parce que l’Etat, c’est la communauté, parce que les citoyens ont le droit d’attendre que leur argent soit efficacement utilisé, parce que c’est bien d’un enjeu démocratique dont il s’agit, le pouvoir politique doit retrouver sa place face à la sphère économique. Cela commence par une réforme du droit administratif et de la façon de le comprendre.